Nord Stream 2 : l’Allemagne et la Russie ne sont pas l’Iran

28 avril 2021

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Photo : Nord Stream 2 : l’Allemagne et la Russie ne sont pas l’Iran Samuel Furfari. Crédit photo : Unsplash

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Nord Stream 2 : l’Allemagne et la Russie ne sont pas l’Iran

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Gaz ukrainien, pétrole de Russie, routes des hydrocarbures, le grand jeu énergétique bat son plein en Europe centrale, avec l’Allemagne comme acteur principal. Mais la Russie et l’Allemagne n’étant pas l’Iran, Washington risque d’être dérouté par le déroulement des rivalités. 

 

Amos Holstein est de retour. L’envoyé spécial du président Barack Obama pour les questions de géopolitique de l’énergie vient d’être appelé par celui qui était vice-président de Obama pour gérer la question du gazoduc Nord Stream 2. Holstein a dirigé le « Bureau of Energy Ressources », une agence créée du temps d’Obama au sein du Département d’État pour unir toutes les activités diplomatiques de Washington dans le domaine de la géopolitique de l’énergie. Durant l’Administration Trump, Holstein a été membre du conseil de surveillance de la société énergétique ukrainienne Naftogaz. Biden a bien choisi, car ce diplomate maitrise la géopolitique de l’énergie et la situation ukrainienne, deux éléments essentiels pour sortir de l’imbroglio du projet Nord Stream 2.

 

L’Allemagne est alimentée depuis septembre 2011 directement en gaz russe par le gazoduc Nord Stream 1 qui passe directement de la Russie en l’Allemagne sous Baltique et qui peut transporter 55 milliards de m³ (Gm3). Le gazoduc fut inauguré par Angela Merkel et le président russe de l’époque, Dimitri Medvedev, en présence des Premiers ministres français et néerlandais, car des entreprises allemandes néerlandaises et françaises avaient investi dans ce projet. La valence de ce gazoduc est évidente : l’Allemagne a besoin de gaz et l’URSS et la Russie ont toujours fourni loyalement cette énergie. En 2011, l’Allemagne importait 83 Gm3 de gaz ; malgré sa politique de transition énergétique, elle importait toujours 83 Gm3 l’année avant la crise de la Covid. La Russie exporte 188 Gm3 vers l’UE soit  les ¾ de ses exportations ou 27 % de sa production. Comme les autres États membres, l’Allemagne ne peut pas se passer de cette énergie abondante et bon marché.

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La question du gaz ukrainien

Afin de ne plus dépendre du transit du gaz russe par l’Ukraine, les mêmes entreprises décidèrent la construction d’un nouveau gazoduc sous la Baltique, le Nord Stream 2. Le Parlement européen et un vice-président de la Commission Junker — le Slovaque Maroš Šefčovič — s’y sont rapidement opposés, avançant la trop forte dépendance russe et qu’il fallait maintenir le transit par l’Ukraine… et la Slovaquie. Puisqu’on ne comprend pas pourquoi une Allemagne alimentée directement serait plus vulnérable que si elle l’était par le gazoduc passant par l’Ukraine, on se demande si cette opposition n’est pas une question de politique internationale liée aux relations Ukraine — Russie. Observons que le transit du gaz russe permet à l’Ukraine d’encaisser quelque 3 milliards $ par an.

Cela nous ramène à Washington. Le républicain Adam Kinzinger a déposé en 2019 un projet de loi intitulé « Sécurité énergétique européenne et diversification », qui devait donner ordre au Département d’État d’aider au développement des infrastructures énergétiques en Europe, et notamment un soutien politique, technique et diplomatique aux infrastructures de gaz naturel. Bien que cette proposition n’ait finalement pas été adoptée, on se demande de quel droit les États-Unis auraient pu se mêler de manière aussi intrusive dans la politique énergétique de l’UE.

L’Administration Trump, poussée par un surprenant accord bipartisan au Congrès, a décrété des sanctions à l’encontre des entreprises qui construisent cette nouvelle liaison. L’expérience des sanctions américaine contre l’Iran montre qu’elles sont très dissuasives. L’UE a bien tenté de s’y opposer avec la création d’INSTEX, un véhicule spécial permettant les échanges économiques avec l’Iran, mais ce fut un fiasco diplomatique bien caché. Joe Biden ne pouvant pas faire moins que Donald Trump, son Secrétaire d’État Antony Blinken a « réitéré son avertissement selon lequel toute entité impliquée dans le gazoduc Nord Stream 2 risque des sanctions américaines et devrait immédiatement abandonner les travaux sur le gazoduc ». Le projet Nord Stream 2 reste bloqué à seulement 150 km des côtes allemandes.

L’argument officiel des États-Unis est que l’UE court le danger d’une trop grande dépendance de la Russie. Cela ne tient pas. Le marché mondial du gaz est devenu fluide et dynamique. De nouveaux arrivants comme l’Australie, Papouasie–Nouvelle-Guinée, Mozambique et même Israël, mettent sous pression les grands exportateurs traditionnels qu’étaient le Qatar, la Norvège, l’Algérie… et la Russie. Pour l’instant, l’Iran qui possède presque autant de gaz que la Russie ne compte pas dans ce marché, mais si l’accord de coopération Iran-Chine en préparation se concrétise, le monde pourrait bien être inondé de gaz. Bien qu’elle possède les plus grandes réserves de gaz, la Russie ne peut pas jouer la carte géopolitique du gaz, car dans ce marché, comme dans un concours de tango, on gagne ou on perd à deux. Rompre un approvisionnement gazier — sans même parler des contrats take-or-pay qui lient légalement l’exportateur à l’importateur — détruit à tout jamais la confiance et la Russie ne vendrait plus un m³ de gaz à qui que ce soit.

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Alors pourquoi Washington traite-t-elle l’Allemagne, un allié clé, comme l’Iran ?

  1. L’enthousiasme du sénateur Texan Ted Cruz — possible candidat républicain à la présidence — pour ces sanctions révèle une des raisons : grâce aux gisements de gaz de schiste du Texas, les États-Unis sont devenus exportateurs. Le potentiel d’exportation pousse le lobby gazier américain à vouloir vendre plus de gaz à l’UE. Pour calmer Washington, Berlin a même proposé de construire un terminal d’importation de gaz à Hanovre.
  2. l existe au Sénat une attitude antirusse qui remonte au temps de la Guerre froide. On l’a observée lors du forcing d’Obama pour entrainer l’UE dans les sanctions contre la Russie lors de la crise du Donbass, alors que l’UE a un intérêt commercial et stratégique avec Moscou que Washington n’a pas. Si les néoconservateurs sont issus des deux camps, ils sont majoritairement républicains. I
  3. Cette attitude antirusse se décline en un soutien à l’Ukraine. Joe Biden vient d’assurer le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, de son soutien « indéfectible ». Qu’Amos Holstein ait travaillé pour l’entreprise gazière de l’Ukraine vient boucler la démonstration.

Cependant, Moscou et Berlin ne sont pas Téhéran. Ils trouveront le moyen de terminer la connexion, car on n’abandonne pas un investissement de 11 milliards de dollars presque terminé. Mme Merkel ne cesse de répéter qu’il s’agit d’un projet commercial auquel la politique ne peut s’opposer. Si elle veut qu’il soit terminé, elle a intérêt à résoudre la question avant les élections législatives de septembre, car si les Verts entrent au gouvernement, leur opposition farouche aux énergies fossiles aura plus d’impact que n’en a même Washington, dont ils sont paradoxalement devenus les défenseurs de ses intérêts géostratégiques.

 

Biden qui a intérêt à reconstruire des ponts avec l’UE a besoin d’une sortie de crise. Quelles sont les solutions pour en sortir  ? C’est ce que Biden a demandé à Holstein. Vu son parcours, elles vont probablement s’articuler autour du processus de paix en Ukraine. Peut-être que la situation d’Alexeï Navalny fera partie de l’accord. Mais il ne faudrait pas s’imaginer que la restitution de la Crimée à l’Ukraine peut être un élément de la négociation. Ce serait comme demander à la France de restituer l’Alsace-Lorraine à l’Allemagne. Peut-être y aurait-il un engagement de l’UE d’acheter plus de gaz américain, quitte à déguiser ces importations sous le couvert de son utilisation pour la production d’hydrogène dont l’Allemagne est l’ incitatrice.

La Russie, qui a d’autres cartes géopolitiques dans son jeu, ne permettra pas cette humiliation. Mme Merkel et son parti ne peuvent pas apparaitre comme un faible vassal de Washington, ni auprès de sa population, ni auprès des autres États membres de l’UE.

Washington s’est trompé en pensant traiter l’Allemagne comme l’Iran. Il lui appartient de trouver la solution.

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À propos de l’auteur
Samuele Furfari

Samuele Furfari

Samuel Furfari est professeur en politique et géopolitique de l’énergie à l’école Supérieure de Commerce de Paris (campus de Londres), il a enseigné cette matière à l’Université Libre de Bruxelles (ULB) durant 18 années. Ingénieur et docteur en Sciences appliquées (ULB), il a été haut fonctionnaire à la Direction générale énergie de la Commission européenne durant 36 années.

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