<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Mille milliards de mille sabords !

9 septembre 2021

Temps de lecture : 10 minutes

Photo : L’exercice CLEOPATRA 2021 est un exercice de coopération entre la France et l’Égypte. Se déroulant au large et dans le port militaire d’Alexandrie du 22 au 25 mars 2021. Cet entraînement conduit pour sa partie française par le porte-hélicoptères amphibie MISTRAL fut composé d’une phase maritime généraliste et principalement d’une phase terrestre consistant à la mise en œuvre d’un dispositif d’évacuation de population. Crédits : Marine nationale

Abonnement Conflits

Mille milliards de mille sabords !

par

Le capitaine Haddock faisait certes partie de la marine marchande, mais son juron le plus célèbre avait une consonance toute militaire : « Mille milliards de mille sabords », ou encore plus simplement « mille sabords ». L’expression a traversé le temps, résonné dans la tête des enfants, mais prend aujourd’hui un sens des plus sérieux.

Il faut, pour le comprendre, remonter l’histoire navale. Les sabords, ce sont ces ouvertures percées sur les flancs des navires à voiles qui permettaient d’accueillir les pièces d’artillerie. Elles étaient fermées par des trappes qui se rabattaient, les mantelets. Apparus très probablement au XIVe siècle, les sabords ont défini la silhouette des bâtiments de guerre jusqu’au XIXe, faisant oublier dans l’imaginaire collectif la période précédente et relativement courte durant laquelle les canons se nichaient sur le château-avant – appelé aussi gaillard d’avant – des navires, c’est-à-dire sur la superstructure dépassant de la coque et se situant à la proue. Cette innovation permit d’augmenter le nombre d’armes, d’autant plus que, situées plus bas, elles faisaient s’abaisser le centre de gravité des navires, améliorant leur stabilité. Durant toute l’époque moderne, l’on pouvait ainsi classer les navires de guerre en fonction du nombre de leurs sabords. Les traditionnels vaisseaux à trois ponts pouvaient en compter de 80 à plus de 100. Au milieu du xviiie siècle, face à la Royal Navy, la France lança les « 74 » à deux ponts, plus maniables et rapides, mais les trois ponts prirent ensuite leur revanche avec la classe des « 118 ». Plus petites, les frégates à un pont comptaient 20, 30 ou 40 sabords. L’histoire est néanmoins cyclique. À la fin du XIXe siècle, avec l’abandon de la voile, remplacée par la vapeur, et l’apparition de coques en acier, les navires de guerre virent leurs pièces d’artillerie se déplacer derechef au-dessus de la coque, à l’avant et/ou à l’arrière du château devenu central. C’est l’image si répandue des destroyers, croiseurs et cuirassés de la Seconde Guerre mondiale. Cette évolution s’explique entre autres par le calibre des canons qui a connu une croissance presque ininterrompue, avec des pièces pouvant dépasser les 400 mm. Monumentales, elles étaient désormais orientables grâce à l’invention de la tourelle, mettant un terme à la figure traditionnelle de la ligne de bataille. L’apparition des missiles navals dès les années 1950 ne changea pas, au départ du moins, l’allure générale des bâtiments de guerre. Ces nouvelles armes étaient ensilotés dans des lanceurs inclinés, là encore installés sur les superstructures des navires.

Revanche des sabords

À partir des années 1980, les sabords ont néanmoins pris leur revanche. Les lanceurs inclinés ne permettant pas de maximiser le nombre de missiles, ils ont été remplacés par des vertical launching systems (systèmes de lancement vertical), plus couramment abrégés en VLS. Métaphoriquement, le principe est celui d’un casier à bouteilles intégré directement dans la coque des navires, les missiles étant dès lors installés verticalement dans un espace plus compact et moins exposé, donc moins vulnérable et plus discret. C’est aussi la raison pour laquelle les navires de guerre contemporains sont moins spectaculaires que ceux de la guerre froide, les armements – hors les canons – n’étant plus directement visibles. En observant les navires par-dessus – et non plus par côté comme à l’époque des vaisseaux à voiles –, l’on peut néanmoins compter le nombre de mantelets présents en quadrillage sur le pont et, selon leur nombre, pousser un juron « haddockien ».

Aujourd’hui, ce seraient indubitablement les Européens, y compris les Français, qui pourraient s’écrier « mille milliards de mille sabords » tant le décentrement du monde vers l’Asie se révèle, ici comme en d’autres matières, particulièrement frappant. Alors que les marines asiatiques, poussées par l’expansion de l’armada chinoise, se dotent de puissants destroyers dont le nombre de VLS peut aller jusqu’à 128, celles de l’Europe se limitent à des navires de combat plus modestes n’excédant pas les 48 sabords. La chose peut certes paraître anecdotique, mais elle ne l’est pas si l’on songe que les expressions comme « combats de haute intensité » ou « guerre navale » font depuis quelques années florès dans les discours militaires et politiques officiels, après avoir pourtant disparu dès la chute de l’URSS en 1991. La principale raison en est l’émergence de la « rivalité systémique » avec la Chine qui, en matière navale, affiche l’ambition de disposer d’une « marine de classe mondiale », selon les mots de son dirigeant, Xi Jinping, qui indique par-là l’objectif d’égaler l’US Navy.

A lire également : La guerre sur mer : changement de décor à vue

Que l’on ne s’y méprenne pas : compter les sabords ne permet en rien de déterminer quelles flottes seraient les meilleures ou lesquelles gagneraient une guerre navale. Par essence, tout classement ne prenant en considération qu’une seule variable ne peut subsumer toute la richesse du réel. Et, en l’espèce, pour comparer sérieusement des marines entre elles, il faut tenir compte d’un nombre incalculable de facteurs de nature très diverse. Certains ont directement trait aux navires eux-mêmes. Au-delà du nombre de sabords, il y a les performances des systèmes d’armes, qui varient considérablement d’un modèle à l’autre et qui ne sont pas tous ensilotés dans des VLS (pensons aux torpilles, aux systèmes de défense aérienne rapprochée, aux leurres, aux systèmes de guerre électronique, etc.), mais aussi les caractéristiques des différents capteurs (radars, sonars) sans compter la qualité des systèmes de commande, de contrôle et d’information, véritables « cerveaux » des navires, dont le degré de complexité augmente de façon exponentielle grâce aux progrès de l’informatique et de l’intelligence artificielle. L’architecture des navires doit être prise en compte, notamment leur furtivité, tout autant que leur système de propulsion, avec des progrès considérables réalisés ces dernières années, l’électricité occupant aussi en matière navale une place croissante. Bref, la liste des critères est longue, et ce d’autant que les navires ne sont pas la mesure de toute chose. Il faut par ailleurs prendre en considération les ressources humaines, les moyens financiers, les cultures nationales, l’organisation et la structure des forces, les objectifs autant que les contraintes stratégiques. Ce que vaut réellement la marine chinoise en 2021 reste par exemple une énigme qu’aucun classement quantitatif ne peut résoudre à lui seul.

Le cas français

Mais, si l’on se garde de toute surinterprétation, étudier et compter les sabords n’est pas vain pour autant, que ce soit à l’échelle micro des navires eux-mêmes ou à l’échelle macro des flottes. Les ordres de grandeur qui se dégagent décrivent des dynamiques, révèlent des rapports de force, traduisent des stratégies et lèvent certains lièvres.

Le cas français est exemplaire. Avec l’US Navy, la marine nationale est encore à ce jour la seule flotte au monde réellement complète puisqu’elle dispose de tous les types de navires, du sous-marin à propulsion nucléaire jusqu’au porte-avions nucléaire à catapultes. En 2021, même la Chine, la Russie ou le Royaume-Uni ne peuvent en dire autant. Mais c’est une grande marine en miniature. La marine nationale compte 6 sous-marins nucléaires d’attaque quand le Japon aligne 22 sous-marins d’attaque, certes à propulsion conventionnelle. De même, le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale de 2013 a réduit de 18 à 15 le format de la flotte de frégates – la réalité est en réalité encore moins glorieuse – quand la Force maritime d’autodéfense japonaise dispose de 38 frégates et destroyers. De telles différences s’expliquent aisément, le Japon étant à quelques encablures seulement des côtes chinoises, auxquelles sont amarrés 38 destroyers et 44 frégates – rien qu’en 2021, la marine chinoise doit admettre au service actif 10 destroyers. Rien de tel à proximité de Toulon, de Brest ou de n’importe quel port européen, et ce, même si l’on veut continuer de considérer la Russie comme un adversaire éternel du Vieux Continent.

Si cette réalité est donc géographiquement éloignée de nos côtes, elle n’en demeure pas moins là : la grande flotte en miniature qu’est la marine nationale peut certes se projeter partout dans le monde par temps de paix, mais n’est aucunement dimensionnée, pas moins qu’aucune autre marine européenne d’ailleurs, pour affronter un environnement stratégique qui se densifie, notamment en Asie. À cet égard, rien ne le montre mieux que le décrochage des flottes européennes de navires de combat de surface. Sur les 15 frégates françaises, les 5 frégates légères furtives (FLF) de classe La Fayette, qui ne disposent d’aucun VLS, ne possèdent en réalité quasiment aucune des caractéristiques d’un bâtiment de premier rang, même après la légère modernisation que trois d’entre elles subissent. Leur prise en compte assez récente dans le format de 15 frégates n’avait pour but que de respecter assez artificiellement cette cible, et de sauver les apparences. Au nombre de 10, les bâtiments de premier rang français se limitent aux 2 frégates de défense aérienne (FDA) de classe Horizon, qui disposent de 48 sabords, et aux 8 frégates européennes multimissions (FREMM) de classe Aquitaine (l’une est encore en construction), qui disposent de 32 sabords. Par ailleurs, 5 frégates de défense et d’intervention (FDI) de classe Amiral Ronarc’h rejoindront la marine nationale d’ici 2030 en remplacement des 5 La Fayette. Mais ces nouveaux navires, certes ultramodernes, n’auront que 16 sabords – peut-être 32 pour les deux dernières unités si le souhait de l’état-major est exaucé. À ce jour, les 15 frégates françaises totalisent donc 320 sabords. À la fin de la décennie, ce chiffre sera au mieux porté à 464. En Europe, la France n’a pourtant pas à rougir : le Royaume-Uni dispose de 13 frégates et de 6 destroyers totalisant ensemble 302 sabords ; l’Italie de 16 frégates en totalisant 224 ; l’Espagne de 11 frégates en totalisant 240 ; l’Allemagne de 10 frégates en totalisant 164[1].

A lire également : Le terrorisme maritime : menace ou fantasme ?

Sabords d’Asie

Ces ordres de grandeur – de 10 à 20 navires pour 150 à 300 sabords par grand pays européen – doivent être mis en perspective avec ceux en vigueur dans la vaste région de l’Indo-Pacifique. D’après nos calculs, la Chine aligne à ce jour 82 frégates et destroyers pour un total de plus de 3 000 sabords, soit près de trois fois le nombre cumulé de ceux des pays européens cités. En 2020, le Japon disposait de 37 frégates et destroyers pour un total de 1 376 sabords, la Corée du Sud de 18 frégates et destroyers pour un total de 832 sabords, l’Inde de 23 frégates et destroyers pour un total de 488 sabords. Quant aux deux géants de la guerre froide, les États-Unis alignent 91 destroyers et croiseurs pour un total d’un peu plus de 9 000 sabords, la Russie comptant 24 frégates, destroyers et croiseurs (pour la plupart anciens) totalisant quelques 800 sabords.

La différence en nombre de sabords entre les pays européens et asiatiques n’est pas seulement due au nombre de navires alignés. En conservant à l’esprit que les trois principales classes de frégates françaises en service ou en construction disposent de respectivement 16, 32 et 48 sabords, quelques exemples l’illustrent. Les destroyers chinois de type 052D et de type 055 comptent chacun respectivement 64 et 112 sabords ; les destroyers japonais de classes Kongo, Atago et Maya entre 90 et 96 ; les destroyers sud-coréens de classes Chungmugong et Sejong the Great respectivement 64 et 128. Les Indiens, pour leur part, ne font pas mieux que les Européens, leurs destroyers de classe Kolkota disposant de 48 VLS. Quant aux États-Unis, leurs destroyers Arleigh Burke en alignent 90 ou 96 selon les versions, contre 110 pour les croiseurs Ticonderoga (et 80 pour les inclassables et futuristes destroyers Zumwalt). Du côté russe, si l’on se limite aux seuls navires récents, leurs frégates Gorchkov en comptent 48 (56 pour les plus récentes en construction). À titre plus anecdotique, une fois sorti de modernisation en 2023, le croiseur atomique Amiral Nakhimov de classe Kirov disposera de quelque 240 VLS, un record.

Mais le nombre de sabords n’est pas la seule donnée à prendre en compte. L’un des principaux avantages des VLS est qu’ils peuvent permettre de déployer plusieurs types de missiles et, par un tel panachage, d’augmenter la modularité des navires, les rendant polyvalents et non plus spécialisés. Le VLS russe UKSK qui équipe les frégates Gorchkov accueille au choix des missiles antinavires subsoniques, supersoniques ou bientôt hypersoniques, des missiles de frappe contre la terre ou des missiles anti-sous-marins. Quant à son système anti-aérien Redut, il peut déployer des missiles de différente portée (de 15 à 150 km), ceux à courte portée pouvant être installés par « pack » de quatre dans un même sabord. Une telle modularité peut éventuellement compenser un faible nombre de sabords en offrant la possibilité d’adapter l’armement d’un navire à la mission qui lui est assignée. Elle augmente aussi le « brouillard de la guerre » puisque l’ennemi ne sait pas précisément quelles armes le navire déploie. Cette capacité de panachage existe dans des proportions variables au sein des marines américaine (ou disposant d’équipements américains), chinoise et russe. Or, c’est là que le bât blesse : à ce jour, les VLS français ne sont pas modulaires, malgré le qualificatif de multi-missions attribué aux FREMM. Le lanceur Sylver A-70 n’emporte pour l’instant que le missile de croisière naval (MdCn) dédié aux frappes au sol. Quant au Sylver A-50, il permet certes de déployer des missiles anti-aériens Aster-15 (30 km de portée) ou Aster-30 (120 km), mais il n’existe pas encore de système de quad-pack pour installer dans un même sabord 4 missiles Crotale NG de courte portée (système qui existe aux États-Unis avec le Sea Ceptor). Disposant de seulement 16 missiles Aster, une FREMM aurait donc bien du mal à résister à une attaque par saturation. Certes, 2 des 8 frégates, dites FREMM DA, en emportent 32, mais elles perdent par la même occasion leur 16 MdCn, et donc leur capacité de frappe au sol. Quant à la lutte antinavire, les Exocet sont toujours installés dans des lanceurs inclinés spécifiques et le « futur missile antinavire » (FMAN) devrait conserver cette configuration. Envisagée selon certaines sources, la création d’un lanceur quasi universel à partir du Sylver A-70 (l’intégration des moyens de lutte antinavire est en revanche exclue) constituerait pour la marine nationale un progrès important, envisageable lors de la refonte à mi-vie des FDA et des FREMM, ou d’une partie d’entre elles, ce qui permettrait de pallier en partie le faible nombre de sabords de la flotte.

Construire en Europe des destroyers lourds armés de 64 sabords ou plus n’est certes pas impossible (les Italiens ont dévoilé un tel projet et les FDA peuvent accueillir en théorie 16 VLS en plus des 48 déjà installés), mais cela représenterait un coût extrêmement élevé, une FREMM de 6 000 tonnes et de 32 sabords coûtant déjà environ 700 millions d’euros. Un destroyer de 10 000 tonnes avoisinerait voire dépasserait le milliard. À cet égard, les autorités militaires françaises mettent assez peu l’accent sur la question des sabords – à l’exception de la demande récente d’augmenter le nombre de VLS des prochaines FDI de 16 à 32 en intégrant des MdCn – mais privilégient publiquement l’augmentation du nombre de frégates à 18, ce qui apparaît beaucoup plus urgent, la flotte actuelle étant déjà en surtension pour mener des missions d’intensité relativement faible. « Le format qui a été prévu en 2012 était de 15 frégates, pour intervenir sur trois théâtres – nous sommes présents sur quatre ou cinq théâtres depuis plusieurs années », a récemment expliqué au Monde l’amiral Pierre Vandier, chef d’état-major de la marine. À ce stade, poser la question de la haute intensité n’est donc pas la première priorité des marins.

Demeure néanmoins cette réalité qu’en matière de frégates et de destroyers, l’écart se creuse entre les marines asiatiques et les marins européennes, ce qu’illustre le décalage en nombre de sabords, que ce soit par flotte ou par navire. Dans ce contexte, un actif aussi stratégique que le porte-avions Charles-de-Gaulle, ou son successeur, ne disposerait pas d’une escorte suffisamment puissante pour être engagé en profondeur dans un environnement militairement dense voire saturé, à moins bien sûr de considérer que les vrais navires de premier rang européens sont les destroyers… américains. Soit, pourquoi pas ! Mais l’on ne peut alors sérieusement parler d’autonomie stratégique française ou européenne.

A lire également : Stratégies maritimes au XXIe siècle. L’apport de l’amiral Castex

[1] Certains navires, par exemple les frégates britanniques de type 23, disposent de missiles antiaériens de courte portée particulièrement peu volumineux disposés dans des « quad packs » : on ne comptera donc pas 32 sabords, mais 8.

À propos de l’auteur
Alexis Feertchak

Alexis Feertchak

Journaliste, diplômé de Sciences Po Paris, Alexis Feertchak est chef de service au Figaro et créateur du journal iPhilo.ff

Voir aussi