25 ans après le génocide au Rwanda, on en sait davantage sur les responsables de l’attentat et le déclenchement des massacres. Après avoir fouillé de nombreuses archives et mené une enquête rigoureuse, Charles Onana dévoile les dessous de cette affaire qui continue d’ébranler la zone des Grands lacs.
En 1990, le président François Mitterrand fait le choix de crédibiliser la garantie de stabilité française en soutenant le régime du président Habyarimana contre les forces du FPR (Front patriotique rwandais). Celles-ci, soutenues par une puissance étrangère et largement composées par une minorité ethnique du pays, les Tutsis, paraissent être une menace tangible. En 1991-1992, un second volet s’ouvre, celui des négociations pacifiques entre les deux partis, largement motivées et accompagnées par l’effort français. Cette action permet, le 4 août 1993, les accords d’Arusha, dont diverses clauses sont très en faveur de la minorité Tutsi (40% de l’armée devait être Tutsi, la moitié des ministres, etc.). Ces accords sont réduits à néant par l’attentat du 6 avril 1994, où le Falcon 50 dans lequel étaient les présidents du Rwanda et du Burundi, respectivement Juvénal Habyarimana et Cyprien Ntanyamira, ainsi que, notamment, les trois Français composant l’équipage. C’est véritablement cet évènement qui rend caducs les accords d’Arusha et déclenche l’escalade qui mena au génocide.
Si le rapport Duclert ne statue pas sur une participation de la France au génocide, elle lui reconnait « un ensemble de responsabilités lourdes et accablantes »[1] témoignant selon le rapport d’une « défaite de la pensée », d’une « lecture ethniciste » aboutissant sur un « ensemble de responsabilités, éthique, cognitive et morale ».
Après de nombreuses années d’enquête, Charles Onana est en mesure de dévoiler le déroulement de ce processus. Entretien réalisé par Rémi de Francqueville.
Charles Onana est l’auteur de Rwanda. Enquêtes sur un attentat, 6 avril 1994 (L’Artilleur, 2021).
Dans votre livre vous vous préoccupez de l’événement déclencheur des événements de l’année 1994, l’attentat du 6 avril 1994. Vous vous attachez à reprendre une à une les différentes enquêtes qui ont conduit systématiquement à un non-lieu. Le rapport Duclert lui-même affirme que « Les archives françaises ne permettent pas d’identifier avec certitude les auteurs de l’attentat. [2]». Vous avez rappelé lors de plusieurs entretiens que vous ne croyiez pas qu’il soit impossible de définir les auteurs de l’attentat, mais que la volonté politique manquerait pour cela. Pourriez-vous revenir sur cette idée et nous éclairer quant aux implications de celle-ci ?
Tout d’abord les différentes enquêtes sur lesquelles j’ai travaillées, en particulier les l’enquête de l’auditorat militaire belge, les deux enquêtes du Tribunal Pénal international pour le Rwanda (TPIR), l’enquête de la justice espagnole et les deux orientations de l’enquête française ne conduisent pas à un non-lieu. C’est uniquement l’enquête menée par les juges Trévidic, Poux et Herbaut qui a abouti à un non-lieu. Toutes les autres enquêtes ont permis une identification claire des suspects de cet attentat.
Ensuite, toutes les enquêtes judiciaires, sans exception, attestent que le Falcon 50 dans lequel se trouvaient les présidents du Rwanda et du Burundi ainsi que leurs collaborateurs et les trois membres français de l’équipage a été abattu par un missile SA-16 à l’aéroport de Kigali. Dès lors, il restait à trouver qui souhaitait abattre et qui aurait été en situation d’abattre l’aéronef présidentiel le 6 avril 1994 au Rwanda. Objectivement, les recherches ont été portées sur les deux belligérants, c’est-à-dire les forces armées gouvernementales rwandaises (FAR) et les rebelles du Front Patriotique Rwandais (FPR) dont la branche militaire était dirigée par l’actuel président Paul Kagame. Ce sont eux et les Casques bleus de la MINUAR (Mission des Nations Unies pour l’Assistance au Rwanda) qui étaient présents à Kigali ce jour-là. Lorsque l’on écarte la piste des Casques bleus de l’ONU qui se trouvaient à Kigali pour la mission de paix et qui n’étaient pas en possession de missiles SA-16, il reste la piste des soldats de l’armée gouvernementale et celle des rebelles du Front Patriotique Rwandais. Toutes les enquêtes, à l’exception des enquêtes françaises menées par Trévidic, Poux et Herbaut, soutiennent que seuls les rebelles du FPR étaient en capacité militaire et technique d’abattre le Falcon 50. Il est donc très surprenant de conclure à un non-lieu comme l’ont fait ces deux derniers magistrats. D’autre part, au regard des éléments figurant dans le dossier d’instruction et du travail accompli par leur prédécesseur Jean-Louis Bruguière, il est incontestable que les magistrats Trévidic, Poux et Herbaut n’ont pas mené des investigations approfondies pour parvenir à un non-lieu. Autre surprise de ce dossier, le TPIR qui avait pour mandat de poursuivre les auteurs de tous les crimes commis entre le 1er janvier et le 31 décembre 1994 a d’office écarté l’attentat des procès et des débats en prétextant une absence de compétence totalement injustifiée.
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Enfin, l’enquête du juge Bruguière ayant pour sa part conclu à la responsabilité des rebelles du FPR dans l’attentat, il est surprenant que ses collègues Poux et Herbaut soient parvenus à établir un non-lieu dans le même dossier. Le moins qu’on puisse dire est qu’avoir deux décisions contradictoires d’une même juridiction sur les mêmes faits criminels pose question. Les implications de cette situation sont très précises : l’absence de justice pour les parties civiles et l’impression que l’on ne veut pas désigner les auteurs de l’attentat pour mieux dissimuler la vérité sur l’événement déclencheur de la tragédie rwandaise. Cette volonté de dissimulation est d’ailleurs clairement affichée dans ce fameux rapport Duclert, qui ignore tous les faits rapportés dans de nombreux rapports d’archives du ministère français de la Défense obtenus par le juge Bruguière, sur les capacités techniques permettant au FPR d’abattre l’avion. De même, il ignore tous les travaux pertinents du TPIR et des forces aériennes belges sur le sujet. Politiquement orienté, ce rapport est loin de faire autorité sur l’affaire de l’attentat et même sur l’ensemble de la tragédie rwandaise.
Plus dans l’actualité sur le fond de votre ouvrage, sur lequel nous reviendrons, que pensez-vous du discours d’Emmanuel Macron au mémorial de Gisozi où il déclare venir « reconnaître l’ampleur (des) responsabilités (françaises) »[3]? Dans ce contexte que pensez de la position de l’ancien ministre des Affaires étrangères Hubert Védrine qui nie toute responsabilité négative, non seulement dans le génocide bien entendu, mais plus largement dans l’ensemble des événements de 1990 à 1994 ?
Le président Macron est dans une posture politique, laquelle est très différente de celle d’un chercheur ou d’un historien. Il peut donc dire tout ce qui lui permet de se rapprocher du régime actuel du Rwanda dès lors que cela participe de cet objectif.
Le seul problème est qu’en ignorant la responsabilité rwandaise dans l’assassinant de six Français en 1994, notamment ceux de l’attentat, certains pourraient penser que le chef de l’État français contribue d’une certaine façon à dissoudre ou à dissimuler la vérité.
Sur le plan scientifique, ce qu’il appelle les « responsabilités françaises » n’est nullement démontré ni par les archives françaises ni par celles des Nations Unies et encore moins par celles du TPIR. Il faut d’ailleurs constater que sur ce point précis l’ancien Premier ministre Édouard Balladur n’est pas sur la même ligne que lui ni même les anciens ministres François Bayrou et Paul Quilès. Ils soutiennent tous que la France n’a pas grand-chose à se reprocher dans cette tragédie. En cela, la position d’Hubert Védrine n’est ni incongrue ni isolée. Sur le fond, il faut souligner que cette position est défendue par des personnes qui ne partagent ni les mêmes opinions politiques ni forcément les mêmes intérêts dans cette affaire. Elle repose essentiellement sur la réalité politique et géopolitique de l’époque et sur les faits. Par conséquent, la position de monsieur Védrine est conforme à la réalité des faits historiques, n’en déplaise à ses détracteurs.
Un certain nombre de protagonistes ont avancé et avancent que le Front Patriotique Rwandais, FRP, et son bras armé l’Armée Patriotique Rwandaise sont à l’origine du tir sur le Falcon 50. Quelles seraient les conséquences si le mouvement dont est issu l’actuel président Paul Kagame était effectivement à l’origine de ce crime ?
Ce serait d’une gravité extrême, car la version officielle de la tragédie serait mensongère. Le procureur du TPIR, Carla del Ponte, avait soutenu publiquement que si c’est le FPR qui a abattu l’avion le 6 avril 1994, il faudrait réécrire toute l’histoire de la tragédie rwandaise. Ceci signifie en termes clairs que l’histoire de ces événements dans sa version officielle et médiatique actuelle serait entachée de contre-vérités et devrait totalement être révisée. C’est donc cette réécriture et cette révision de l’histoire, vue sous un angle nouveau, qui inquiètent sérieusement les partisans du statu quo judiciaire sur les auteurs de l’attentat. Le régime actuel du Rwanda n’a aucun intérêt à accepter un examen approfondi des faits concernant l’attentat, car il risque de s’exposer à l’analyse de ses propres responsabilités dans cette tragédie et cela risque de lui faire perdre son statut de « héros » artificiellement construit depuis vingt-sept ans.
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C’est bien sur ce mythe que repose naturellement toute sa légitimité politique et l’enjeu pour lui est grand. Autrement dit, la poursuite des enquêtes judiciaires et des recherches scientifiques indépendantes et bien documentées constituent aujourd’hui un réel danger pour Paul Kagame. C’est pour cela que des campagnes de dénigrement sont systématiques contre tous les chercheurs et tous les journalistes (Européens, Américains, Canadiens ou Africains) qui s’attaquent à la version officielle de la tragédie rwandaise ou qui questionnent l’identité des auteurs de l’attentat.
Au fur et à mesure de votre enquête, on a l’impression que l’identité des auteurs des attentats est en réalité un secret de polichinelle dans les milieux décisionnels. La part très trouble jouée par les États-Unis interroge aussi grandement ; Adolfo Pérez Esquivel, qui a préfacé l’ouvrage, attire volontiers l’attention sur la longue histoire d’actions subversives des États-Unis à l’étranger. Comment conclurez-vous quant au rôle joué par ceux-ci ?
Le rôle des États-Unis a été et reste crucial dans les tenants et les aboutissants de cette tragédie comme le souligne le prix Nobel de la paix Adolfo Pérez Esquivel. Il suffit de regarder les archives déclassifiées par le gouvernement américain lui-même pour s’en convaincre. Paul Kagame et certains membres de son mouvement ont été formés aux États-Unis avec le soutien du Pentagone avant l’offensive militaire du FPR contre le pouvoir en place au Rwanda en 1990.
Ils ont bénéficié des conseils de certains officiers américains pendant les négociations de paix jusqu’à la prise de pouvoir du FPR en juillet 1994. Il n’est donc pas surprenant que les États-Unis soient très présents dans ce dossier même si leur rôle a été très largement occulté.
C’est d’ailleurs une chercheuse américaine Helen Epstein qui, la première, révélera le rôle secret des États-Unis en 2017, soit seize ans après la déclassification des premières archives du Département d’État américain en 2001. En Europe, les chercheurs n’ont pratiquement pas produit de travaux sur cet aspect resté presque tabou. C’est en menant mes propres recherches sur la procédure judiciaire espagnole que j’ai découvert les câbles diplomatiques montrant les multiples interférences des diplomates américains dans ce dossier, ces derniers n’hésitant pas à demander au ministre espagnol de la Justice d’intervenir auprès du juge enquêtant sur les auteurs de l’attentat pour faire annuler les mandats d’arrêt lancés contre les proches de Paul Kagame. Les autorités américaines sont également intervenues auprès des diplomates allemands et britanniques à Madrid pour qu’ils exercent des pressions sur les dirigeants espagnols en vue d’obtenir l’annulation des mêmes mandats d’arrêt. Paul Kagame lui-même est allé jusqu’à solliciter George W. Bush sur ce dossier. Toutes ces initiatives sont apparues suspectes dans une affaire qui, semble-t-il, ne concernerait pas les États-Unis ni des ressortissants américains. Comment peut-on agir ainsi si Paul Kagame et ses hommes n’ont, eux aussi, absolument rien à se reprocher dans le dossier de l’attentat ? Il est donc clair à travers ces multiples pressions que les États-Unis travaillent au moins contre la vérité et la justice dans ce dossier et probablement à la protection du régime de Kigali.
Vous consacrez le dernier mot de votre livre aux familles des victimes qui attendent que justice soit faite, notamment en France, en dépit que le non-lieu ait été requis en 2018. Ne pensez-vous pas en réalité que le sujet soit clos ?
Non, le sujet n’est pas clos puisque les parties civiles se sont pourvues en cassation ! D’autre part, qui a intérêt à ce que le sujet soit clos ? Ce ne sont naturellement pas les victimes françaises ni rwandaises ni même burundaises. Ce sont bien les personnes qui veulent dissimuler la vérité, mais qui, en même temps, ne seraient apparemment pas les auteurs de l’attentat. Il ne s’agit donc pas de clore le dossier, mais de le clarifier en permettant que les auteurs de l’acte qui a déclenché l’horreur au Rwanda soient formellement identifiés et jugés comme l’ont été les auteurs du génocide.
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[1] Duclert, Vincent, Rapport de la Commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsis (1990-1994). Ed. Armand Colin, 2021, p. 972
[3] https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2021/05/27/discours-du-president-emmanuel-macron-depuis-le-memorial-du-genocide-perpetre-contre-les-tutsis-en-1994