Au pouvoir depuis 2000, Vladimir Poutine a réussi à sauver son pays de l’effondrement postsoviétique. Son chantier de restauration façonne la Russie moderne. Son peuple s’identifie à son parcours et partage depuis vingt ans sa vision réformatrice.
Arrivé au pouvoir en décembre 1999, élu et réélu président de la Fédération de Russie à quatre reprises (2000, 2004, 2012, 2018), deux fois Premier ministre (d’août 1999 à mai 2000, puis de mai 2008 à mai 2012), Vladimir Poutine devrait rester au pouvoir jusqu’en mai 2024. Au terme de son second mandat présidentiel consécutif, il ne pourra pas se représenter. Âgé de 72 ans, que fera-t-il ? Il ne le sait sans doute pas encore. Le mystère continue aussi de planer sur son successeur. Une chose est sûre : dirigeant pragmatique et exigeant, Vladimir Poutine prépare minutieusement cette échéance. Les Russes attendent cette transition autant qu’ils la redoutent, tant l’empreinte de ce président autoritaire et réformateur est forte, après vingt années qui viennent de transformer la Russie. Qu’ils l’aiment ou pas, qu’ils votent ou pas pour lui, les Russes reconnaissent les progrès accomplis. Les plus âgés se souviennent de l’état pitoyable de leur pays en 2000, dix ans après l’effondrement de l’Union soviétique (1991). Démoralisée par la perte de leurs repères, par l’anarchie administrative et le pillage du pays, humiliée sous le regard de l’étranger, la société russe attendait un sauveur. Ce fut Vladimir Poutine.
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1. Un effort prolongé et difficile
Depuis, elle ne lui a pas ménagé son soutien électoral. Cette confiance a été renouvelée une nouvelle fois en mars 2018 (76,6 % de suffrages au premier tour), même si la perception a changé dans les nouvelles générations, plus contestataires, placée sous le miroir déformant des médias occidentaux. Pour beaucoup d’entre eux, la stabilité et l’amélioration du niveau de vie sont des acquis naturels qui mettent en lumière d’autres problèmes : la brutalité d’un régime qui prive le pays des standards de liberté politique et de consommation hédoniste en vigueur en Occident. Les aînés calment encore les plus jeunes en les renvoyant à l’histoire récente : « On a connu bien pire ! » Vladimir Poutine a su incarner les espoirs, mais aussi les contradictions de son peuple. L’espoir principal tenait dans sa promesse d’enrayer le cycle mortifère qui conduisait à l’effacement de la nation russe. Poutine promit de rétablir l’ordre, la puissance et la fierté russes. Un texte majeur publié le 31 décembre 1999, La Russie au tournant du millénaire, annonçait cet ambitieux programme : « Tout dépend de nous et de nous seuls… pour un effort prolongé et difficile. »
Ses promesses ont été tenues. Formé à l’exercice de l’autorité, sans états d’âme, Poutine a restauré la puissance de l’État. Le pays a été redressé, d’une main de fer. Les opposants ont été ralliés, embastillés ou exilés, voire exécutés. Habitués aux pouvoirs forts, les Russes ont accepté peu ou prou ces méthodes : la survie du pays l’exigeait. Soutenue par la manne pétrolière et gazière et « bénie » par l’Église orthodoxe, en phase totale avec le Kremlin, cette restauration a bénéficié à l’ensemble du pays. L’arrivée à la tête de l’Église du patriarche Cyril, intronisé le 1er février 2009, a remis en place cette dyarchie politico-religieuse qui fit la force de la Russie impériale. Poutine et Cyril ont la même ambition : rebâtir la « Russie éternelle », défendre les racines chrétiennes du pays, sauver le « monde russe ». La reprise de la natalité, après une décennie catastrophique, prouve le retour de la confiance. Le taux de fécondité avait chuté à 1,17 enfant par femme. Il s’est rétabli à 1,78 enfant. Tout reste fragile, mais la démographie russe est repartie à la hausse depuis 2009.
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La force de Vladimir Poutine est aussi d’avoir su cristalliser les espoirs et les contradictions des Russes. Ils avaient souffert du communisme, mais ils gardaient une certaine nostalgie de cette époque, d’où ce constat nuancé du président russe : « Celui qui ne regrette pas l’Union soviétique n’a pas de cœur, celui qui souhaite son retour n’a pas de tête. » Par son parcours de citoyen soviétique exemplaire, aujourd’hui par sa fibre nationaliste et sa foi orthodoxe de plus en plus affirmée, l’ancien officier du KGB est bien à l’image de millions de Russes. Son histoire et ses choix leur ressemblent. Ils se reconnaissent en lui. C’est un élément majeur de sa popularité.
Poutine et une majorité de ses compatriotes se savent les héritiers du pire et du meilleur de leur histoire : le chaos sanglant qui suivit la fin des tsars, la terreur stalinienne, mais aussi l’épopée nationaliste de la « Grande Guerre patriotique » et la conquête spatiale. Un consensus tacite a conduit le pays à refuser le procès des périodes les plus sombres. Il fallait éviter une guerre des mémoires, de nouvelles déchirures nationales. Plus consensuel que ne le laisserait supposer son tempérament autoritaire, il cherche à rassembler cette histoire tragique dans une mémoire commune, douloureuse, mais apaisée. Ce souci du compromis est un trait mal connu de son caractère. Des familiers du Kremlin l’affirment : le président russe est le plus souvent à la recherche du point d’équilibre. En politique, il arbitre entre les modérés, favorables à un assouplissement avec l’Occident, et les partisans d’une posture de force ; en économie, il tempère les débats entre les étatistes et les libéraux.
2. L’homme de Saint-Pétersbourg
La clé essentielle de sa vision politique se trouve à Saint-Pétersbourg. Bâtie par Pierre le Grand, le tsar qu’il admire le plus, merveille d’art et d’urbanisme admirée par l’Occident, sa ville natale (le 7 octobre 1952) fut longtemps pour lui un livre d’histoire et de sciences politiques à ciel ouvert. Vitrine de la grandeur impériale autant que de l’épopée bolchevique, Leningrad a nourri sa fierté patriotique et orienté son destin politique. Il y passe son enfance et sa jeunesse, commence sa vie professionnelle (en 1976, au KGB) et sa carrière politique (en 1990, à la mairie). Il s’y marie en 1983 avec Lioudmila Chkrebneva, une hôtesse de l’air de l’Aeroflot (dont il divorce en 2013). Il y achète son premier appartement et sa première datcha. Il y est toujours revenu. Il aime cette ville plus que toute autre.
Poutine s’est formé à Saint-Pétersbourg, par les études, le sport – il fut champion de judo en 1976 –, et la politique. C’est là qu’il rassemble son premier cercle d’amis, le noyau de son réseau politique et policier. Aujourd’hui encore, il gouverne avec un cercle restreint de « Pétersbourgeois », des politiques et des administrateurs côtoyés sur les bords de la Neva, d’anciens du KGB. Certaines personnalités ont été écartées, mais des fidèles sont encore aux commandes, disséminés dans la « verticale du pouvoir » russe (Kremlin, administration, armée, services). Parmi eux, Dmitri Medvedev, éternel premier ministre, Igor Setchine, patron du géant pétrolier Rosneft, Alexandre Bortnikov, directeur du FSB, Anton Vaino, chef de cabinet, Iouri Kovaltchouk, président de la banque Rossia, Evgueni Prigojine, puissant et discret oligarque.
À Leningrad, de l’appartement collectif de la rue Baskov à la faculté de droit, de ses bureaux du KGB à l’Institut Smolny (la mairie), Poutine put observer les marques de la grandeur et de la décrépitude de sa ville, reflet exact de la situation de la Russie. Un passé glorieux, un présent misérable. Il en souffrit et s’interrogea. Si la Russie avait été grande et respectée, pourquoi ne le serait-elle pas de nouveau ? Par sa famille, il s’appropria aussi l’épopée du siège héroïque et sanglant qui décima la ville, de septembre 1941 à janvier 1944. Un carnage (1,8 million de victimes), mais aussi une immense fierté russe. Son père, soldat du NKVD (ancêtre du KGB), y fut grièvement blessé. Sa mère fut laissée pour morte sur un tas de cadavres avant d’être sauvée, in extremis. Viktor et Oleg, ses deux frères aînés, décédèrent en bas âge à cause de la guerre.
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Poutine a retenu une leçon majeure de cette formidable résilience russe des années 1940 : son peuple, uni et patient, sut encaisser tous les coups, résister et se faire respecter. Dès l’application des sanctions occidentales, Poutine encourageait ses compatriotes à la résistance, à l’effort collectif, au souvenir du siège de Leningrad. Il leur rappelait cette loi historique, devenue le marqueur de son réalisme absolu dans l’action politique : « La Russie n’a pas d’amis, elle n’a que des intérêts. »