En Occident, l’image de la Russie poutinienne reste négative. En dépit de leviers de communication et d’un soutien à son étranger proche, Vladimir Poutine n’a pas réussi à éliminer les aspects négatifs qui lui sont associés. Ces limites du soft power russe n’empêchent pas quelques succès auprès des sphères russophones.
Les Russes utilisent pour traduire ce terme celui de « force douce », « miagkaia sila ». Vladimir Poutine déclarait en 2012 : « Le soft power est un ensemble d’outils et de méthodes destinés à accomplir les objectifs de la politique étrangère sans faire usage de la force, à travers l’information et les autres moyens d’influence. » Rien de très original, donc, sur le principe. En effet, la Russie a mis en place, depuis le début des années 2000, un ensemble de réseaux qui sont destinés à donner une image positive d’elle-même, de sa culture, de ses valeurs, entendues comme s’opposant à celles de l’Occident : ancrage civilisationnel, critique du libéralisme, autorité. On peut citer l’agence de presse multimédia Sputnik lancée en 2014, ou RT France, branche française créée en 2017, du média international Russia Today né en 2005. Ces médias relayent la défense des identités civilisationnelles, la promotion d’un pouvoir fort et incarné, l’intervention en Syrie aux côtés du pouvoir légal pour défendre un régime garantissant aux minorités chrétiennes une meilleure protection. L’attractivité du modèle russe de « démocratie illibérale » a été réelle sur une partie des droites nationales européennes. Par ailleurs, le rôle de Vladimir Poutine dans l’affirmation du soft power russe est paradoxal et déterminant. Sa politique d’affirmation de la puissance russe dans son étranger proche est passée par des épisodes d’emploi de la force : en Ossétie, directement, en Ukraine, indirectement. La mise en scène de la personne du président dans un contexte fortement militarisé a conduit les supports du soft power à diffuser essentiellement l’image d’un président jouant la carte du hard power.
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Vers un « soft power négatif » (Joseph Nye) ?
Depuis le milieu des années 2010, le soft power russe semble avoir connu un infléchissement, que Joseph Nye analyse, en 2017, dans la revue The Strategist en employant le terme de « soft power négatif ». L’influence russe a souffert de l’image donnée pendant la crise ukrainienne en 2014. La capacité d’attractivité de la Russie était confrontée au problème de tous les irrédentismes au xxe siècle : s’appuyer sur des minorités hors frontières rend difficile la diffusion d’une image universaliste. L’image de la Russie semble alors avoir souffert, comme le montrent les sondages effectués dans les opinions publiques occidentales. Ne disposant pas de potentiel d’attraction dans la culture mainstream, ou de produits de consommation courante largement diffusée, le soft power russe tend, à partir de 2015, à s’orienter essentiellement vers une politique d’influence par un processus que Joseph Nye analyse de la manière suivante : « En attaquant les valeurs des autres, on peut réduire leur attractivité, et donc leur propre soft power. » La Russie apparaît donc, et les médias occidentaux ne se privent pas d’appuyer cette image, comme un exemple de soft power liée à l’idée de nuisance. Les médias russes se sont en effet engagés dans une confrontation directe avec les thèses diffusées par les médias occidentaux. Vladimir Poutine a lui-même, semble-t-il, donné l’impulsion à cette orientation, peu avant la crise ukrainienne. Lors de sa visite aux locaux de RT News en 2013, Poutine invite la rédaction à « briser le monopole des médias anglo-saxons dans le flux mondial de l’information ». Cette réorientation accompagne les soupçons, dénoncés en Occident, de cyberattaques russes et des tentatives d’intervention dans les élections présidentielles aux États-Unis en 2016 et en France en 2017, ou encore les accusations de financement de la Ligue en Italie. La Russie réplique en montrant implicitement qu’elle protège la liberté d’expression face à un Occident pratiquant lui-même un contrôle de l’information en accueillant sur son sol Edward Snowden recherché par la justice américaine. Toutefois, il faut remarquer que Snowden a dû, pour obtenir ce droit d’asile, renoncer officiellement à toute activité de divulgation de documents pouvant nuire au « partenaire américain ».
Ainsi, la Russie, même si elle a mis en place les outils d’un soft power, ne les a pas utilisés seulement pour promouvoir son modèle, mais aussi pour influencer de manière régulière ou irrégulière les puissances concurrentielles. Une pratique qui renvoie aux traditions de la guerre froide, mais sans les puissants relais que fournissaient les partis communistes et leur capacité, dans chaque pays, à exercer un réel pouvoir d’attractivité. Le soft power russe actuel ressemble ainsi davantage à un outil de dissuasion qu’à un outil de persuasion. Il montre la puissance de la Russie et s’adresse à un public composite, allant des conservateurs aux complotistes largement déjà acquis aux idées qu’il professe, suivant la logique de bulle qui prévaut dans l’information sur internet. La réputation d’« usine à trolls » qui colle à la Russie, disposant d’équipes capables de lancer des opérations de déstabilisation au sein des États rivaux, nuit également à l’image du pays.
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Quel bilan ? Quelles perspectives ?
En somme, le soft power russe tente de s’adapter à un contexte où l’effet d’image semble compromis, même dans le domaine du sport. L’organisation des Jeux olympiques d’hiver à Sotchi en 2014, puis de la coupe du monde de football en 2018 n’a pas empêché la menace, à la suite des soupçons de dopages, d’une suspension de la Russie lors de prochains Jeux olympiques. L’image de puissance renvoyée par Poutine compromet la possibilité de la mise en place d’une stratégie victimaire. Comme pour les États-Unis, le hard power constitue un handicap en termes d’image. Par ailleurs, la Russie ne dispose par des moyens économiques suffisants pour agir discrètement et transformer l’image du pays en l’accompagnant de gestes économiques propres à se créer des réseaux. En ce sens, elle se différencie de la Chine, qui propose désormais, en Afrique, mais aussi en Europe, un partage de la prospérité qui suscite des craintes, mais s’expose moins, car la Chine n’a pas de positionnement médiatique et politique direct. Le soft power russe se différencie également de celui des pétromonarchies, car il ne dispose pas de la même puissance d’investissement et ne peut profiter du vecteur de mouvements comparables à l’islam politique.
Où fonctionne ce soft power russe ? Sans doute en priorité au sein des minorités russophones de l’« étranger proche », où cette attractivité est réelle et où le soft power recrée ainsi un continuum, extraterritorial. Dans le monde orthodoxe, il existe désormais une fracture plus importante entre le patriarcat de Moscou, dont la juridiction revendiquée recoupe presque exactement la notion d’« étranger proche » et le patriarcat œcuménique de Constantinople. Ce dernier a en effet reconnu, le 5 janvier 2019, l’autocéphalie de l’Église ukrainienne et continue à avoir dans sa juridiction les Églises russes hors frontières constituées en 1917 pour échapper à l’autorité d’une Église contrôlée par Moscou.
Par ailleurs, le soft power russe ne dépend pas seulement de Vladimir Poutine et ne concerne pas seulement la nébuleuse « illibérale ». Par effet retour, la couverture médiatique importante qui est accordée en Occident aux opposants au président russe donne aux « démocrates » du pays une couverture médiatique importante. Les Pussy Riots ont ainsi rayonné en Occident bien au-delà de leur talent musical, en se posant en victimes du système après avoir profané la cathédrale orthodoxe du Christ-Sauveur à Moscou en 2016. Devant ce risque de contre-feu, et si le meilleur atout du soft power russe restait la culture russe ? Non seulement la haute culture, de Tolstoï à Tchaïkovski, mais aussi la créativité du cinéma russe, dans la lignée du grand art soviétique. Le président russe a peut-être ici une nouvelle carte à jouer. Ailleurs qu’en Russie, le soft power russe dépendra aussi de la capacité de Poutine à perpétuer sa propre image qui, à elle seule, représente une part importante du rayonnement de la Russie dans le monde.