Moscou entretient désormais d’excellentes relations avec l’ensemble des États de la région. La Russie est devenue en moins de dix ans l’interlocuteur privilégié de tous les acteurs de cet espace pour le moins compliqué, après en avoir été chassé à la fin des années 1980. Explications sur un retour en force et sur une méthode qui fait ses preuves.
L’histoire de la relation russe avec le monde arabe commence véritablement au lendemain de la crise de Suez en 1956. Malgré la reconnaissance par l’URSS de l’État d’Israël dès 1948, les dirigeants syriens et égyptiens se tournent vers l’URSS. Dans un contexte de décolonisation où toute alliance avec l’Occident viendrait contredire le discours indépendantiste, le maître mot est « nous voulons vos armes, mais nous laissons vos idées ». Mais la défection de l’Égypte, qui signe la paix avec Israël en 1978, pousse Hafez el Assad dans les bras des Soviétiques, contraints de remplacer le maillon égyptien par la Syrie. Après une visite officielle du président syrien en 1979 à Moscou, il faut attendre le traité d’amitié de 1980 pour que soit consacrée une coopération intense entre les deux pays. La guerre du Golfe voit pourtant le dernier allié des Russes dans la région se joindre à la coalition internationale menée par les Américains contre l’Irak en 1990. En 2011, au début des « printemps arabes », la Russie ne peut compter que sur d’anciens accords de coopération militaire avec la Syrie, qui pèse un poids mineur dans une région dominée (à l’exception de l’Iran) par les Occidentaux. Le retour en force n’en est que plus spectaculaire.
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Des mots, mais aussi des actes
La méthode russe peut se décliner autour de plusieurs grands axes. Mais elle est surtout remarquable par son pragmatisme et sa constance : qualités qui séduisent et vont à rebours des politiques occidentales dans la région.
Pour ce qui est du soft power, la dimension religieuse joue un grand rôle dans les représentations des dirigeants comme de l’opinion publique russe. L’orthodoxie russe reste très attachée à une forme d’universalisme du patriarcat de Moscou qui ferait de la Russie la protectrice traditionnelle des minorités chrétiennes dans le monde arabe. Mais la présence de 23 millions de musulmans au sein de la Fédération de Russie donne à Poutine un levier dans ses rapports avec les États musulmans de la région : la séquence des guerres de Tchétchénie continue d’être lue en Russie comme un conflit importé de l’extérieur par l’envoi de combattants djihadistes, à quoi Moscou a opposé la force, mais aussi un règlement politique, en prenant appui sur les confréries soufies domestiques [simple_tooltip content=’Voir sur le sujet des infiltrations djihadistes en Tchétchénie et la pratique des attentats-suicides l’article de Pénélope Larzillière, « Tchétchénie : le jihad reterritorialisé », Critique internationale, 2003/3 n° 20, p. 151-163.’](1)[/simple_tooltip]. La Tchétchénie constitue d’ailleurs une des grilles d’analyse de Moscou sur le conflit syrien. L’envoi de « volontaires » tchétchènes comme police militaire en Syrie, les visites de Kadyrov dans les États du Golfe participent de cette capacité à mobiliser l’islam au service des intérêts du Kremlin et de n’apparaître pas totalement comme une force orthodoxe.
L’obsession de la parité, ressort fondamental de la politique du Kremlin : il s’agit de se positionner au cœur d’une région et d’en évincer les Occidentaux. Les années 1990 ont été vécues par la diplomatie russe comme une « décennie noire », correspondant à un incontestable déclassement des positions du pays face à une Amérique « hyperpuissante ». L’intervention de l’OTAN en 1999 en Serbie et l’imposition d’un Kosovo souverain et indépendant ont été perçues comme une humiliation sans précédent. L’enjeu actuel dépasse largement la Syrie : les États-Unis étaient solidement ancrés dans la région depuis le pacte du Quincy en 1945. Leur présence dans le Golfe fut un des piliers de leur puissance mondiale. C’est désormais du passé. Ils ne sont pas partis, mais connaissent une hésitation majeure depuis l’élection de Barack Obama en 2008.
Moscou se veut le champion du respect de la souveraineté des États. Les ingérences extérieures et la menace djihadiste que Moscou a déjà subie aussi bien à l’extérieur de ses frontières (l’Afghanistan dans les années 1980) qu’à l’intérieur (la Tchétchénie dans les années 1990) sont encore dans toutes les mémoires des diplomates. On ne redira jamais combien cette position constante fut l’élément déclencheur de son implication au Moyen-Orient à la suite du précédent libyen et de l’interprétation « créative » de la résolution 1973 par les Occidentaux. Moscou a beau jeu d’apparaître facteur de stabilité, face à des stratégies occidentales changeantes et incohérentes qui ajoutent encore au caractère illisible de la situation. Plus généralement, la Russie a émergé comme une sorte de garant de la logique territoriale face aux logiques réticulaires [simple_tooltip content=’Adlene Mohammedi, « Moscou, garant de la logique territoriale face aux réseaux au Moyen-Orient ? », Études internationales, vol. XLVII, n° 2-3, juin 2016-septembre 2016.’](2)[/simple_tooltip].
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Une remarquable économie de moyens
Du point de vue de la méthode, Moscou procède avec une remarquable économie de moyens. En Syrie, le 30 septembre 2015, la Russie engageait de 4 à 5 000 hommes et 50 à 70 aéronefs comme force principale. Leur coût d’emploi (environ 3 millions d’euros par jour) fut d’environ le quart ou le cinquième de l’effort américain dans la région. Une « productivité » opérationnelle très supérieure à celle des Américains ou des Français [simple_tooltip content=’Michel Goya, « Tempête rouge- Enseignements opérationnels de deux ans d’engagement russe en Syrie » septembre 2017 [https://lavoiedelepee.blogspot.com/2017/09/tempete-rouge-enseignements.html]’](3)[/simple_tooltip]. Le résultat stratégique est immense. L’accord russo-syrien prévoit l’accueil de l’aviation russe dans la base aérienne de Hmeimim et l’utilisation par l’armée russe de l’infrastructure syrienne et du territoire « pour une durée indéterminée ». La base navale de Tartous – dont l’extension est prévue – assure à la Russie une présence en Méditerranée et au Proche-Orient à long terme, tandis que la base de Hmeimim et son système de défense antiaérienne lui permettent de dominer les airs, notamment au nord-ouest de la Syrie. La Russie est donc au cœur de la région pour des décennies. La « mise sous cloche » du territoire syrien oblige ainsi tout acteur à se concerter avec Moscou.
À partir de là, c’est le pragmatisme qui prévaut. L’idée et la pratique se rejoignent, alternant pressions et négociations, mêlant démonstrations de force et avantages pratiques.
L’exemple le plus spectaculaire en est la relation russo-turque. Malgré l’incident du 24 novembre 2015 (un SU-24 russe abattu par la chasse turque), la Russie a bâti un partenariat gagnant-gagnant avec Erdogan lui permettant de lever le siège d’Alep notamment en décembre 2016 et plus récemment de détacher les forces kurdes de l’alliance occidentale. Le tout consolidé par le projet de gazoduc Turkish Stream et l’achat par Ankara du système de défense antiaérienne et antimissile S-400.
Avec Israël également les relations sont excellentes. Depuis août 2015, Netanyahu s’est rendu à Moscou près d’une demi-douzaine de fois pour rencontrer Poutine, ce qui dépasse le nombre de visites qu’il a rendues à tout autre leader mondial. Le 9 mai 2018, il assistait au défilé de la victoire à Moscou, avant de déclencher le lendemain une série de frappes ciblées en Syrie contre les intérêts iraniens. Il est évident que la coordination avec Moscou fut entière. Poutine inaugure ainsi une politique d’équidistance partagée entre son allié israélien et ses autres alliés de la région. En s’investissant dans l’effort de paix au Moyen-Orient, la Russie compte aussi rivaliser avec la puissance américaine.
De même avec l’Arabie saoudite, pourtant très engagée contre Bachar el Assad jusqu’à la chute de la Ghouta de Damas en mars 2018. En juillet 2019, Vladimir Poutine s’est entendu avec Riad en vue de reconduire un accord avec l’OPEP visant à soutenir les prix (autour de 65 $ le baril), consacrant de facto l’influence accrue de la Russie, deuxième producteur mondial, au côté de l’Arabie saoudite, chef de file du cartel. Mais pour le Kremlin, ce n’est peut-être pas l’essentiel. La participation à ce pacte revêt un aspect diplomatique crucial, lui permettant de renforcer son influence au Moyen-Orient : trois mois plus tard, en octobre 2019, était signé l’accord préliminaire ouvrant la voie à l’achat de systèmes russes de défense antiaérienne S-400 ainsi qu’à leur production au royaume saoudien, allié traditionnel des États-Unis.