Juriste de formation, Franck Fabry s’est d’abord intéressé aux sources intellectuelles du bolchevisme avant de se passionner pour l’histoire de la Russie tsariste. Il livre ici une étude intéressante relative à la Russie ancienne (des origines à 1689), laquelle annonce deux autres volumes consacrés respectivement à l’apogée de la Russie tsariste (1689-1815) et à son déclin (1815-1917). À l’heure où l’on parle de plus en plus de régimes autoritaires, de « démocrature », du « tsar » Poutine, il est important d’avoir, s’agissant de la Russie une vision à long terme à Fernand Braudel.
L’isolement progressif de la Russie du reste de l’Europe
La question que tous les historiens russes se sont posées depuis Vassili Klyoutchevski est d’expliquer pourquoi la Russie qui est apparue au tournant de l’An Mil comme un peuple déjà solidement admis dans le concert des puissances européennes est devenue au cours de siècle comme le prototype du régime autoritaire. N’a-t-on pas appelé Nicolas Ier, la Trique et que n’a -t-on parlé de l’exil sibérien. Au départ de la période historique moderne de la Russie, aucun déterminisme lourd ne semblait peser sur ses épaules. Rallié par les Byzantins à la religion chrétienne orientale, en 988, le grand-prince de Kiev semblait devoir développer ses relations politiques et économiques tant avec Constantinople (la fameuse route de l’ambre) qu’avec l’Occident, ce qu’illustrèrent les nombreuses unions matrimoniales contractées avec l’ensemble des cours européennes, au point que l’on qualifia Vladimir le « grand père de l’Europe ».
Pourtant, au treizième siècle, deux éléments décisifs vont bouleverser la trajectoire historique de la Rus kiévienne. L’opposition entre la religion chrétienne romaine et la chrétienté orientale de Byzance s’était affirmée bien avant le schisme de 1054. Toutefois, elle se transforma en une irréconciliable hostilité par suite du sac de Constantinople (1204) lors de la funeste IVe croisade et de l’occupation du territoire byzantin par des chefs francs qui préfèrent se livrer au pillage plutôt que de chasser « l’infidèle » de la Terre sainte ! L’Europe fut alors séparée en deux camps irréconciliables ; trente-cinq ans plus tard, la Russie fut envahie par les armées du petit-fils de Gengis-Khan, Batu. Après une phase de conquête d’une exceptionnelle violence, (on se rappellera le superbe film Ivan Roublev de Tarkovski) les Russes durent supporter, plus de deux siècles durant, le joug intraitable de leurs maîtres turco-mongols, ce qui les coupa de la Renaissance, de l’art, de l’architecture, des techniques occidentales…. Ces deux données historiques fondamentales provoquèrent un isolement total de la Russie. L’histoire du pays en sera marquée de façon indélébile.
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Une Russie isolée du fait de sa géographie
Mais, chose curieuse, une fois débarrassée de la domination de la Horde d’Or vers le milieu du XVème siècle, la Russie ne parvint pas à rompre cet isolement. Il faut dire que les facteurs y concourant ne manquaient pas. L’absence de façade maritime rendait les échanges économiques avec l’Occident pour le moins difficiles. Jusqu’à l’édification de Saint -Pétersbourg, en 1703, le siège de la flotte russe était à Arkhangelsk, port bloqué par les glaces, une moitié de l’année ! Il fallut attendre le XVIIIème siècle pour que Pierre Ier et Catherine II parviennent à doter leur pays d’un débouché sur la mer Baltique (à l’issue de la guerre du Nord, 1701 – 1723) et sur la mer Noire, lorsque la Sémiramis du Nord s’empara de la Crimée en 1783. Les échanges avec l’Extrême-Orient étaient eux aussi alors impraticables, tant en raison du blocage constitué par l’existence des khanats tatars subsistants (Kazan, Astrakhan, Sibérie) qu’en raison des immensités inhospitalières qu’il fallait traverser. Ce n’est qu’au 17 è siècle que le cosaque Ermak se lança à la conquête de Sibérie.
En conséquence, la Russie ne profita à aucun moment de son histoire des mouvements économiques qui marquèrent l’Europe entre le XIIIème et le XVIème siècle. Le renouveau économique et technique consécutif aux Croisades ne la toucha nullement. Le formidable essor économique résultant de la découverte du Nouveau Monde ignora totalement la Russie. De tous les pays européens, la Russie est le seul à n’avoir pas connu de siècle d’or. Son voisin le plus proche, la Turquie, avait eu son heure de gloire au XVème siècle et au siècle suivant, jusqu’au règne de Soliman le Magnifique. L’autre voisin immédiat, la Pologne, connut une époque de croissance économique remarquable, au XVIème siècle, lorsqu’une très forte demande de blé se manifesta en Occident à la suite des grandes découvertes.
L’isolationnisme au service d’une autocratie
Pour Franck Fabry cet isolationnisme n’existerait que dans son articulation nécessaire avec la notion fondamentale d’autocratie, laquelle dominera toute l’histoire de la Russie. Ce mouvement de repli sur soi concernera au premier chef la religion orthodoxe, laquelle rompra définitivement ses attaches byzantines lorsque le sultan ottoman se rendra maître de Byzance et nommera le patriarche de Constantinople. Tout étranger étant désormais par définition hérétique, les relations avec les autres pays se réduisirent à peu de choses. La faible densité de peuplement du pays, qui s’accroissait encore par suite des conquêtes territoriales, aggravait la situation. Isolés des pays étrangers avec lesquels ils étaient le plus souvent en guerre, les souverains russes imposeront à leur population un régime politique despotique. La terreur se conjuguera avec l’arbitraire, de telle sorte qu’aucune couche sociale, ni même aucun individu, ne pouvait s’estimer être hors d’atteinte d’une violence de l’État pouvant frapper à tout moment. Ce sera l’opritchina, la cruelle police personnelle d’Ivan le Terrible qui avait pouvoir de vie et mort sur chaque habitant. Les sujets du souverain, originairement des hommes libres, devinrent au fil des siècles ses esclaves.
Un pouvoir de type absolu
Le tsar, revêtu des attributs de chef suprême de la religion orthodoxe, disposa donc d’un pouvoir sans limite. Cette Russie moscovite, née dans l’isolement, repoussera les limites pour continuer à vivre seule, isolée, pour se protéger toujours davantage de ses ennemis, qui il ne faut pas l’oublier l’attaquèrent (chevaliers teutoniques, Suédois, Polonais…). Les conquêtes, conçues comme protectrices, faisant suite aux annexions, le pays finit par se trouver confronté à des pays de plus en plus puissants, ce qui accroissait encore le caractère militarisé à l’extrême du pouvoir et de la société. Force est de constater que la musique instrumentale et la sculpture n’existaient pas, étant expressément prohibées par la religion orthodoxe. La peinture fut limitée aux seules icônes, ce qui ne saurait enlever à celles-ci leur ineffable splendeur. Ivan III, tsar de la fin du XVème et du début XVIème siècle, devra faire appel à des architectes et des ingénieurs italiens pour construire les murs du Kremlin, les connaissances nécessaires en la matière ayant été pour l’essentiel oubliées par les artisans russes durant la période mongole.
Pourtant, la Russie connaîtra durant la deuxième moitié du XVIIème siècle une embellie : On parla de liberté de culte, et l’idée d’une abolition du servage fut même évoquée. L’ouvrage se termine par l’avènement de Pierre le Grand, cet énorme souverain qui s’efforça d’arracher la Russie à ses ancestrales traditions pour la projeter dans la modernité. Une révolution par le haut, comme la Russie en a connu tant… La création en 1703 de Saint Pétersbourg ne fut pas sans relation avec ce rejet de Moscou par le souverain. Cette vaste rétrospective historique qui ne manque pas de souffle, décrit bien le cheminement historique de la Sainte Russie, la Troisième Rome. Un facteur explicatif de l’autocratie aurait de l’être mieux explicite, c’est celui du climat, dont Montesquieu avait déjà analysé l’influence sur les régimes politiques. Un pays, dont 30% du terroir de situe au-dessus du Cercle polaire, connaissant de longs hivers d’octobre à mai, ne se gouverne pas comme la Toscane.