La Russie est, de loin, le plus grand pays du monde (17 millions de kilomètres carrés soit 25 fois la France). En ce sens et au vu de la difficile organisation territoriale à laquelle est soumise l’immensité russe, quelle est la stratégie adoptée par Moscou pour développer des régions aussi éloignées qu’enclavées, tel que l’espace sibérien ?
Le district fédéral d’Extrême-Orient représente 41% de la superficie de la Fédération russe, mais seulement 5,6 % de sa population. Cette région perd environ 17 000 habitants par an. En face 100 millions de Chinois se trouvent en Mandchourie, région 62 fois plus peuplée que l’Extrême-Orient russe. L’exode des Russes vers des cieux plus cléments est essentiellement dû au manque d’infrastructures, aux conditions de vie souvent très dures dans la région, aux faibles salaires, etc. . Le gouvernement russe s’efforce de stopper cet exode par différents moyens. L’importance de la région aux yeux du Kremlin a été mise en relief au moment du sommet de l’APEC à Vladivostok en 2012, qui avait pour but d’attirer les investisseurs asiatiques dans l’Extrême-Orient russe. En 2013, le président Poutine déclare que le développement de l’Extrême-Orient russe devient l’une des priorités de sa politique. Il s’agit de faire de la région un pont vers la Chine et les pays asiatiques, alors que Poutine se prépare à réaliser son pivot vers l’Asie. À partir de 2015 une généreuse politique d’investissements et de développement de la région, d’encouragement aux investissements étrangers, est pilotée de Moscou. Vladivostok reçoit le statut de port franc. Citons aussi le projet de distribuer gratuitement un hectare de terre à tout citoyen russe qui voudrait s’y installer et développer une activité économique (cette proposition reprenait un projet stolypinien qui permit à l’époque d’attirer en Extrême-Orient trois millions de paysans des provinces centrales de l’empire). De nos jours cette mesure n’a eu qu’un faible succès : les parcelles étaient trop petites, souvent inaccessibles faute de routes.
Entretien conduit par Étienne de Floirac
Dans quelle mesure « l’Extrême-Orient » russe peut-il échapper à Moscou tant la présence chinoise, notamment, s’y accentue ? Pourquoi cette région est-elle si stratégique pour le Kremlin ?
A Moscou, on craint une annexion rampante de l’Extrême Orient russe. On nourrit en particulier la crainte de voir les Chinois s’installer en masse en Extrême-Orient. Ces craintes sont peu fondées : la bureaucratie russe est un repoussoir d’une efficacité redoutable, le niveau de vie des Chinois est supérieur à celui des Russes, les infrastructures sont bien développées en Chine comme on sait. Bref, les facteurs mêmes qui mettent en fuite les Russes de la région rebutent encore plus les Chinois.
Ce que la Chine souhaite obtenir, c’est un accès direct aux ressources énergétiques russes, domaine où la Russie a longtemps été peu disposée à faire des concessions (70% des exportations russes en Chine sont des matières premières). Mais à partir de 2014, on assiste à un revirement du Kremlin dû aux difficultés économiques de la Russie entraînées par les sanctions occidentales : désormais les limites aux investissements chinois dans les projets « stratégiques » russes ont été abandonnées. La Chine contrôle la moitié de la société de production de GNL à Vladivostok. En avril 1016 la Russie accorde à la Chine le droit d’installer ses industries polluantes dans l’Extrême-Orient russe. Toutefois à Moscou on se rend compte que, contrairement aux attentes des dirigeants du Kremlin, les Chinois ne sont pas intéressés par la diversification de l’économie russe. Les Chinois ont créé en Russie un réseau bancaire totalement indépendant des banques russes et sur lequel l’État russe n’a aucun contrôle. L’essentiel des transactions entre l’Extrême-Orient russe et la Chine passe par ce réseau. La Russie essaie par conséquent d’attirer d’autres pays asiatiques dans la région, surtout ceux qui sont intéressés à contrer l’influence chinoise, le Japon, voire l’Inde, qui pourrait envoyer sa main-d’œuvre dans l’Extrême-Orient russe.
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Quel est le bilan de tous ces efforts visant à faire de l’Extrême-Orient un pôle attractif ?
L’exode de la population se poursuit. Si l’on en croit Artem Loukine, un professeur de l’Université d’Extrême-Orient, les investisseurs étrangers “se tiennent à distance de l’Extrême-Orient russe”, y compris les Chinois. Ils estiment que les risques excèdent largement les profits escomptés. Seuls se développent les projets gaziers et pétroliers de Sakhaline, qui remontent aux années 1990[1]. Mais les raisons profondes de cet échec tiennent aux particularités du régime poutinien hypercentralisé, dans lequel le pouvoir central confisque aux régions 60% de leurs revenus pour les redistribuer à sa guise dans des projets dont bénéficient prioritairement les oligarques proches du pouvoir. Pour un responsable régional, il est plus rentable d’avoir ses entrées au Kremlin pour arracher des subventions que de favoriser la prospérité économique de ses administrés.
D’autre part, la Russie fait de son « étranger proche », ancien espace soviétique et aire traditionnelle d’influence russe, une priorité en matière de relations géopolitiques. Le Caucase en fait partie intégrante. Comment pourriez-vous qualifier les relations qu’entretient Moscou avec l’Arménie, pays traditionnellement proche de la Russie (militairement avec la base de Gumri, économiquement de par les approvisionnements énergétiques et religieusement avec le christianisme), mais qui entend également renforcer les liens qui les unissent à l’Union européenne (UE) ?
En effet les dirigeants russes ont toujours considéré que la dissolution de l’URSS était la première étape vers la reconstitution d’un nouvel ensemble fédéral où la Russie retrouverait sa position hégémonique, notamment grâce à son poids économique (c’était déjà l’idée de Boris Eltsine et de ses conseillers). Il faut rappeler que l’empire des tsars fut en expansion constante depuis le XVe siècle (jusqu’à sa chute, il augmente en moyenne chaque année d’une superficie équivalant à celle de la Hollande) et que le grand mérite de Staline, aux yeux de ses admirateurs russes d’aujourd’hui, est d’avoir continué cette dynamique, faisant passer la moitié de l’Europe sous la domination de Moscou. La Russie s’est toujours pensée en empire et non en nation. Il y a donc d’emblée un malentendu fondamental entre les nouveaux États indépendants et Moscou. Pour cette dernière, la CEI (la Communauté des États indépendants créée au moment de la dissolution de l’URSS) est le noyau qui va cristalliser le nouvel empire russe modernisé, tandis que pour les élites post-soviétiques des nouveaux États, il s’agit d’encadrer un divorce à l’amiable. Eltsine ayant échoué à réaliser la réintégration de l’espace ex-soviétique, Poutine va s’atteler à cette tâche avec plus de moyens, durant la décennie faste de ses premiers mandats. Il va être influencé à la fois par la tradition impériale russe, par les méthodes staliniennes de projection du pouvoir et par la structure clanique du pouvoir post-communiste. Pour lui, l’essentiel est le contrôle des élites dans les pays post-communistes, et surtout des responsables chargés des postes-clés : l’Intérieur, la Défense, les services spéciaux, les Affaires étrangères, l’information. Les tensions apparaissent entre Moscou et les nouveaux États lorsque ceux-ci refusent de nommer à ces postes des personnalités contrôlées par le Kremlin. Ce fut l’une des causes du conflit entre la Géorgie et Moscou après la révolution des Roses. Le président Saakachvili refusa de laisser à la tête de la Sécurité d’État géorgienne un homme orienté vers la Russie.
Quelle est la position de Moscou dans le conflit opposant l’Arménie à l’Azerbaïdjan pour le contrôle du Haut-Karabakh ? Dans quelle mesure cette opposition déstabilise-t-elle la région est cristallise-t-elle les guerres d’influences qui ont court dans cet espace ?
Le conflit du Haut-Karabakh a connu deux phases chaudes, de 1988 à 1994, et en 2016. La politique russe a été à la fois de contenir et d’exploiter le conflit pour préserver son influence sur les deux parties. Moscou n’a pas intérêt à un embrasement de la région. En revanche le conflit gelé lui fournit un levier à la fois sur Erevan et sur Bakou. Il empêche la coopération régionale souhaitée par les Occidentaux et fait obstacle au rapprochement des deux États avec l’Union européenne, ce qui est bénéfique à Moscou.
La Russie a signé un traité d’amitié avec l’Arménie dès le 29 août 1997. Ce traité prévoit la mise en place d’une alliance militaire. La base militaire russe de Gumri est financée par l’Arménie qui y voit une garantie contre la Turquie. Ce qui n’empêche pas un fort courant antirusse au sein de la population arménienne, y compris autour de cette présence militaire russe, sans parler de l’adhésion à l’Union eurasienne de Poutine en 2013, mal vue par beaucoup d’Arméniens qui auraient préféré une coopération plus étroite avec l’UE. Les Arméniens se souviennent qu’ils ont été utilisés par les Russes puis lâchés par eux au moment de la Première Guerre mondiale. Ils n’ont qu’une confiance mitigée dans le soutien russe, surtout depuis le rapprochement russo-turc à partir de l’été 2016.
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L’arrivée de Nikol Pachinian en 2018 a-t-elle fait évoluer la situation de l’Arménie dans ses relations avec Moscou ?
L’élection en mai 2018 de Nikol Pachinian au poste de Premier ministre a suscité une grande méfiance à Moscou, car celui-ci avait mené la lutte contre le clan pro-russe au pouvoir et s’était prononcé contre l’adhésion de l’Arménie à l’Union eurasienne. Les Arméniens supportent mal de voir que les Russes les considèrent comme “acquis” de toute manière. Ils sont ulcérés de voir la Russie livrer des armes à l’Azerbaïdjan, alors que l’Arménie est membre de l’ODKB (organisation de sécurité collective patronnée par Moscou) tandis que l’Azerbaïdjan n’en fait pas partie. Le 21 avril dernier, Sergueï Lavrov a fait une déclaration qui a mis le comble à l’indignation à Erevan. Non content de ne pas soutenir la demande arménienne d’inclure les autorités du Haut-Karabakh dans les négociations, Lavrov s’est référé aux résolutions du Conseil de Sécurité des Nations Unies exigeant le retrait arménien des districts azerbaïdjanais occupés, préconisant un règlement “par étapes” du conflit.
D’autre part, il est souvent évoqué l’axe Moscou-Erevan-Téhéran faisant face à celui formé par Ankara, Tbilissi et Bakou. Sur quelles réalités politiques, religieuses et économiques se basent-ils ?
En géopolitique on adore parler d’”axes”. Un historien sera toujours beaucoup plus prudent. Chacun de ces pays joue son jeu propre et croit poursuivre ses intérêts. Les solidarités et les coopérations peuvent être éphémères autant qu’opportunistes. Bien sûr, l’Iran se méfie de l’Azerbaïdjan, car il craint la déstabilisation de l’Azerbaïdjan iranien. L’Azerbaïdjan considère la Turquie, ethniquement proche, comme un élément de dissuasion contre la Russie, même s’il se souvient lui aussi qu’il a été lâché par ses alliés turcs au moment de la conquête bolchevique. Tout comme l’Arménie, il voit d’un mauvais œil le flirt Erdogan-Poutine. Les bonnes relations entre la Géorgie et l’Azerbaïdjan remontent à la période de la première indépendance (1918-20). Quant au facteur religieux, il ne pèse guère face aux enjeux économiques, et sert essentiellement d’argument de propagande.
Qu’en est-il des relations qu’entretient la Russie avec l’Azerbaïdjan, pays majoritairement musulman et proche de la Turquie ? Dans quelle mesure Moscou se sert-elle de cet État pour se rapprocher d’Ankara et du monde musulman en règle générale ?
Depuis 1991, l’Azerbaïdjan s’est montré soucieux de préserver son indépendance. Le président Aliev mène une prudente politique d’équilibre en prenant soin de faire participer la Russie aux projets pétroliers de la région. Cela ne suffit pas à Moscou qui souhaiterait reprendre pied militairement dans une région vitale pour le désenclavement des ressources pétrolières et gazières de la Caspienne, afin de restaurer son contrôle sur les approvisionnements énergétiques de l’UE. D’où les propositions du Kremlin de déployer des forces de “maintien de la paix” dans la zone du conflit, rejetées par Bakou. D’où les livraisons d’armes à l’Azerbaïdjan, le rapprochement entre Bakou et Moscou à partir de l’été 2018, quand Moscou veut faire sentir son mécontentement à Pachinian pour les poursuites intentées aux personnalités arméniennes favorites du Kremlin, les invitations de plus en plus pressantes à Bakou d’adhérer à l’ODKB et de consentir à l’installation de bases russes sur le territoire azerbaïdjanais. Cependant et malgré ce réchauffement des relations avec la Russie, il est peu probable que l’Azerbaïdjan accepte de revenir dans l’orbite russe, alors que son statut de “non-aligné” est infiniment plus avantageux. Quant aux relations russo-turques, elles se concentrent autour d’autres enjeux que l’Azerbaïdjan. En premier lieu il s’agit de la question syrienne, où les positions des deux parties sont loin de coïncider.
Comment analysez-vous, enfin, les relations russo-géorgiennes et ce, depuis la crise de 2008 et la reconnaissance de l’indépendance des provinces d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud par Moscou ? Quelle est la position des États-Unis, alliés traditionnels de Tbilissi, au sein de l’opposition latente entre la Géorgie et la Russie ?
De 2008 à 2012, les relations russo-géorgiennes étaient au plus bas. Après l’arrivée au pouvoir du parti du « Rêve géorgien » en 2012, dirigé par l’oligarque Bidzina Ivanichvili qui a fait fortune en Russie, Tbilissi s’est efforcé de les rétablir, au moins à un niveau modeste. L’accent est mis sur la restauration des liens économiques et le développement du tourisme russe en Géorgie, si bien que la politique antigéorgienne phobique de Poutine devint impopulaire en Russie même. Mais malgré des avancées dans ce domaine, les relations diplomatiques entre les deux pays sont restées au point mort, car les Russes persistent à reconnaître “l’indépendance” des deux provinces géorgiennes occupées par les forces russes, qui représentent maintenant des bases militaires dirigées contre l’indépendance des États Sud-Caucasiens. La Russie continue à grignoter le territoire géorgien près de la ligne de démarcation, soufflant le chaud et le froid selon le comportement du gouvernement géorgien. Malgré ces pressions, Tbilissi continue à déclarer sa vocation européenne et son orientation pro-occidentale, avec l’approbation de la majorité de la population géorgienne.
La Géorgie souhaite se rapprocher des Occidentaux, mais parviendra-t-elle à devenir membre de l’UE et de l’OTAN ? Est-ce par nécessité, pour pouvoir renforcer l’opposition à la Russie, ou par volonté et pragmatisme géopolitique, qu’elle entend intégrer ces organisations internationales ?
Après avoir été amputé par la Russie de deux provinces, il n’y a rien d’étonnant à ce que la Géorgie cherche à joindre les structures euro-atlantiques. Il ne s’agit pas seulement de se garantir des velléités impériales de la Russie, nullement imaginaires comme nous l’avons vu. Il s’agit aussi de s’arracher à l’héritage du soviétisme, la corruption, le népotisme, l’obscurantisme. C’est ce que l’on ne perçoit pas toujours en France : accepter de passer dans l’orbite russe pour un Etat post-soviétique revient à subir un pouvoir prédateur et parasitaire, un clone du régime de Poutine, et faire une croix sur le développement ultérieur du pays.
[1] https://zen.yandex.ru/media/mining_portal/chto-delaet-indiia-na-rossiiskom-dalnem-vostoke-5daeb19ac7e50c00b1296c4c