<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Russie : un État mafieux ? Mythes et réalités

14 février 2020

Temps de lecture : 5 minutes

Photo : Vladimir Poutine et "l'oligarque" Oleg Deripaska lors du dialogue du Conseil consultatif des entreprises de l'APEC à Danang, au Vietnam le 10 novembre 2017, Auteurs : Mikhail Klimentyev/AP/SIPA, Numéro de reportage : AP22225644_000003.

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Russie : un État mafieux ? Mythes et réalités

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Gangsters et mafias ont prospéré sur l’ancien modèle soviétique et l’effondrement des années 1990. Dès son arrivée au pouvoir, Vladimir Poutine a mis en place une forte répression à l’égard des corrompus et des oligarques, parvenant à assainir en partie la gangrène mafieuse de la Russie. 

La perception générale de la Russie est celle d’un État scélérat, gangréné par la mafia et le capitalisme de connivence, et qui serait totalement corrompu. Il suffit de se référer à l’indice de perception de la corruption (CPI) de l’ONG Transparency International pour réaliser qu’elle y figure en bien mauvaise place, loin derrière son voisin ukrainien. Il y a malgré tout lieu de relativiser ce classement, puisque le CPI est un indicateur subjectif et éminemment politique. Même si elle partait de bien plus loin que beaucoup de nations développées, la Russie semble en réalité, à de nombreux égards, nettement en avance sur nombre d’entre elles dans la lutte contre la corruption et la criminalité – ce qui ne manquera pas de surprendre le lecteur.

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La mainmise des milliardaires

La lente agonie du régime soviétique, suivie d’une marche en avant forcée vers le capitalisme dans les années 1990, a entraîné l’émergence des fameux « oligarques russes » et de groupes criminels qui profitèrent de cette période trouble pour mettre sous leur coupe des pans entiers de l’activité économique du pays. Sous le gouvernement de Boris Eltsine, les milliardaires étaient littéralement nommés par le pouvoir en place, avant de peser à leur tour sur la vie politique avec leurs milliards, au grand dam d’une population révoltée par leur comportement. Les requins de la finance abusaient de la naïveté de petits épargnants peu au fait des services bancaires, et leur confisquaient leurs économies au moyen de faillites frauduleuses ou de placements financiers des plus douteux. La police, soudoyée par les caïds de rue, laissait proliférer contrebandes et rackets de tous types, pendant que la sécurité physique dans les grandes villes se détériorait rapidement. Pour couronner le tout, la première guerre de Tchétchénie et les attentats imputables aux groupes armés islamistes du Caucase achevaient de traumatiser une population fragilisée par un contexte économique et géostratégique très défavorable. Vladimir Poutine, soutenu par plusieurs grandes fortunes, dont Boris Berezovsky, hérite du pouvoir en 1999. La vieille classe dirigeante et les oligarques en seront pour leurs frais, tant celui qui était pressenti pour être le continuateur de la politique d’Eltsine s’engagea bien au contraire dans une moralisation et un renouveau de l’autorité de l’État russe.

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La dictature de la loi

La première étape dans la stratégie sécuritaire du jeune président débute dans la foulée de la victoire de Moscou lors de la seconde guerre de Tchétchénie (1999-2000), qui lui procure toute légitimité pour entamer un ambitieux programme qu’il qualifie de « dictature de la loi ». Le but de ce programme est tout autant de lutter contre les mafias paraétatiques apparues sous l’ère soviétique que de limiter les retentissantes fraudes et évasions fiscales des oligarques – sans parler de leur influence très intéressée sur le pouvoir politique. S’appuyant sur un réseau de renseignement de premier plan, celui du FSB, Poutine réussit alors un triple tour de force. Les oligarques les plus indociles sont mis hors d’état de nuire, et leurs actifs souvent récupérés au profit d’intérêts directement liés à la sphère étatique. D’autres, malgré des conditions d’enrichissement tout aussi discutables, ainsi que nombre de gangsters notables, sont discrètement amenés par le FSB à rentrer dans le rang et à devenir des « businessmen » respectables. D’importantes réformes de modernisation et de simplification fiscale, administrative et économique, transforment parallèlement la Russie et permettent de limiter la fraude et la corruption.

Arrestation de trafiquants de drogue à Moscou. La main visible de la police.

Néanmoins, ces premières mesures ne suffisent pas à éradiquer la corruption rampante dans l’appareil d’État ni certaines formes de criminalité de bas étage, en particulier mais pas uniquement, dans les régions les plus reculées. À la fin des années 2000, les interventions fédérales directes deviennent par conséquent de plus en plus fréquentes et pressantes, entraînant de vastes coups de ménage dans les gouvernements locaux, les services pénitentiaires et policiers, et même dans l’administration fiscale. Le maire de Moscou, Iouri Loujkov, est ainsi brutalement remercié en 2010, s’exilant avec sa richissime épouse promoteur immobilier, tandis que les raiderstvo (raids criminels sur des actifs légaux avec la complicité d’agents de l’État corrompus) deviennent de plus en plus rares. La révolution technologique russe des années 2010, tout spécialement dans les grandes villes, finit de pacifier l’espace public (utilisation massive de la vidéo), de mieux contrôler les flux de population et de richesses, et d’automatiser procédures administratives ou appels d’offres publics. La gentrification des métropoles, fruit d’une élévation progressive du niveau de vie, provoque de nombreux réaménagements urbains, et partant l’éradication de fait d’une bonne partie de l’économie « grise » des rues, contrôlée par les petites mafias. La refonte totale des services de migration et de lutte contre les trafics de drogue, puis la création d’une garde nationale placée directement sous contrôle présidentiel en 2016 consolident enfin la mainmise de l’exécutif sur les organes de sécurité dans toutes les régions du pays.

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Lutte contre l’argent sale et la fraude

Mais c’est surtout à partir de 2013 que le dispositif institutionnel de lutte contre l’argent sale prend une dimension inattendue et remarquable. Il est du reste infiniment plus sophistiqué que dans la plupart des pays occidentaux, et l’intensité de sa mise en application sans commune mesure avec ce que l’on peut, par exemple, observer en France. Le nombre d’affaires transmises par les services d’instruction à la justice pénale s’élève à près de 14 000 dès 2015, et ces affaires surprennent autant par leur nombre que par le niveau de responsabilité des inculpés et condamnés. Gros industriels, artistes, anciens gouverneurs, ministres ou sénateurs en exercice, maire de villes moyennes ou grandes, policiers ou membres du FSB n’échappent pas à la sévérité de la justice, et les peines prononcées, parfois en camp de travail, surprennent par leur dureté. Plus récemment, un décret présidentiel s’attache à simplifier la mise hors circuit des quelques « voleurs dans la loi » encore en activité dans le pays. Officieusement, ce décret viserait toutefois à rapidement neutraliser les derniers oligarques encore liés au gangstérisme, et parachèverait l’œuvre sécuritaire d’un Poutine que beaucoup prétendent profondément allergique aux hors-la-loi d’aujourd’hui comme d’hier.

Les « affaires » récentes sont relayées avec force détails par les grands médias nationaux. Cela ne manque pas d’offrir l’opportunité aux opposants déclarés du régime d’affirmer qu’elles ne sont qu’un écran de fumée destiné à éloigner l’intérêt public du sommet du pouvoir, dont la corruption serait d’une tout autre ampleur. Le défunt Boris Nemsov ou Alexeï Navalny ne sont cependant jamais parvenus à fournir des preuves irréfutables ou réellement exploitables de cette prétendue corruption. Leurs propres agendas politiques et conflits d’intérêts n’ajoutent d’ailleurs guère à leur crédibilité. La presse russe s’inscrit certes, pour l’essentiel, dans la ligne du discours officiel – ou tout au moins dans celle d’une relative neutralité, mais le développement d’influents médias alternatifs en ligne et la large diffusion de journaux réformateurs (Kommersant, RBK, etc.) remettent quelque peu en perspective l’idée reçue selon laquelle cette presse serait totalement aux ordres.

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Il est fatalement complexe de pencher en faveur de l’une ou l’autre des théories, celle de la réussite des politiques de sécurité, ou celle de l’enfumage. Le climat des affaires dans les grandes villes russes a, en tous les cas, bien changé. Les entrepreneurs craignent dorénavant beaucoup plus la visite de leur inspecteur des impôts que celle d’un quelconque criminel qui viendrait les racketter ou tenter de s’emparer de leurs entreprises. Les rues sont devenues sûres, et la peur du lendemain est beaucoup moins présente qu’il y a encore une dizaine d’années. De nombreux Russes demeurent pourtant hantés par une certaine appréhension de l’arbitraire administratif ou judiciaire, dont ils pensent avec fatalisme qu’il pourrait, à tout instant, s’abattre sur eux. Afin de les rassurer durablement, le temps de la remise en ordre doit peut-être s’achever afin de céder la place à celui d’une plus grande transparence et d’une participation plus directe à la gestion de leur quotidien.

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À propos de l’auteur
Nicolas Dolo

Nicolas Dolo

Entrepreneur, spécialiste du Brésil et de la Russie. Il est l’auteur, avec Bruno Racouchot, d’un ouvrage sur le Brésil publié aux éditions ESKA en juin 2019 : « Brésil : Corruption - Trafic - Violence – Criminalité ».

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