Acculée par le Parlement, torpillée par la justice, la star excentrique de la politique britannique compte sur l’opinion publique pour rebondir. Décrit comme démagogue et ambitieux, Boris Johnson est aussi un pragmatique et un patriote. À l’image de son héros, Winston Churchill.
« Sans Boris, nous n’aurions pas gagné », assure Matthieu Elliott, l’homme qui a dirigé le mouvement Vote Leave et remporté (à 51,89 %) le référendum du 23 juin 2016. Trois ans plus tard, la question se pose de savoir si les eurosceptiques, majoritaires à droite, et les remainers de plus en plus nombreux à vouloir en finir avec Bruxelles, dégoûtés par les manœuvres dilatoires pour faire échouer le Brexit, auront gain de cause avec ou sans « BoJo ». Décrit par ses adversaires et les journalistes comme un politicien s’aimant d’abord lui-même, mû par l’opportunisme et la soif du pouvoir, le jeune Premier ministre se révèle, au contraire, prêt au baroud d’honneur pour ne pas trahir sa promesse de campagne. « Quoi qu’il arrive », le Royaume-Uni quittera l’Union européenne le 31 octobre prochain, avait-il martelé en juillet auprès des militants tories (le Parti conservateur) qui l’ont plébiscité pour succéder à Theresa May. Dès la mi-septembre, sa position intransigeante lui vaut d’être acculé par le Parlement. Ses opposants ont voté la loi « no deal » qui interdit toute sortie sans accord. Il a perdu sa fragile majorité d’une voix d’avance, forcé d’exclure les 21 conservateurs ayant trempé dans le complot. Sa motion en faveur d’élections législatives anticipées est rejetée. La Cour suprême lui assène le coup le plus sévère en déclarant « illégale, nulle et sans effet » la suspension du Parlement jusqu’au 14 octobre ; il avait fait entériner cette décision par la reine pour museler ses pairs le temps de monter sa contre-offensive. Ses fidèles crient « au coup d’État constitutionnel », répètent que le Brexit aura bien lieu le 31 octobre. Pas question, assurent-ils, de changer de stratégie : le gouvernement jouera jusqu’au bout le peuple contre le Parlement.
Un citoyen d’Europe
De son vrai nom Alexander Boris de Pfeffel Johnson, baptisé BoJo par la rue, ses proches l’appellent Al. L’excentrique rejeton d’une famille de la petite gentry, 55 ans, a beau être le seul politicien britannique mondialement connu, affirme-t-on outre-Manche, il n’en demeure pas moins une énigme pour tous ceux qui ont cherché à le percer. Le « Trump anglais » avait tout pour être un fervent supporter de l’attachement du Royaume-Uni à l’Union européenne. Dans ses veines, coule le sang de toute l’Europe par son père. Son arrière-grand-père était un ministre ottoman ; sa grand-mère, française avec des ascendances allemandes et princières. S’ajoutent des origines suisses. À sa mère, il doit du sang juif et américain. Cerise sur le gâteau, il a hérité d’un fort atavisme bruxellois. Son grand-père maternel, l’avocat James Facett, a été député européen, puis haut fonctionnaire à la Commission. Une carrière imitée ensuite par son propre père. Ce qui explique pourquoi, après sa naissance et ses jeunes années à New York, Boris passe une partie de son adolescence à Bruxelles, où il apprend la langue de Molière.
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À son retour en Grande-Bretagne, son parcours est celui de la jeunesse dorée de l’ouest de Londres. Direction le collège ultra chic d’Eton. Ensuite, l’université d’Oxford pour étudier les humanités, dont le latin et le grec. La famille réside du côté de Henley, dans le comté du Berkshire. La circonscription lui offre en 2001 son premier mandat de député. On est sans doute rassuré par le pedigree de ce jeune loup à la crinière blonde ébouriffée qui, dans les meetings, teste les premières formules chocs qui forgeront son style décapant. L’un de ses slogans favoris est : « Je veux le beurre et l’argent du beurre. » L’apprenti candidat crève les estrades par son charisme et ses bons mots. Il s’est fait un nom dans le journalisme. Grâce à un piston, il a décroché son premier job au Times. Viré au bout d’un an pour bidonnage, il est repêché par The Daily Telegraph, qui l’envoie comme correspondant à Bruxelles. En choisissant de raconter comment les fonctionnaires européens s’échinent sur les courbures des bananes ou la taille maximale des préservatifs et ourdissent des complots contre les chips à la crevette dont raffolent ses compatriotes, il ravit Margaret Thatcher, fâche John Major et fait décoller sa cote de popularité. Retour à Londres comme rédacteur en chef du Spectator, autre temple des conservateurs. Qu’il n’hésite pas à secouer. En publiant une interview de Jean-Marie Le Pen entre les deux tours de la présidentielle française de 2002, il allume le feu dans les clubs huppés de la capitale, raconte son correspondant à Paris de l’époque, l’intellectuel John Laughland.
En 2004, le journaliste-député voit son ascension au sein du Parti conservateur brisé net par une histoire de liaison extraconjugale. Boris aime les jolies femmes, et elles le lui rendent bien… Deux fois divorcé, père de quatre enfants légitimes, et d’au moins deux autres, croient savoir les tabloïds, il vit aujourd’hui avec l’ex-directrice de la communication du parti, de vingt-quatre ans ans sa cadette. Quatre ans plus tard, une nouvelle chance s’offre à lui. Il accepte de relever le défi jugé ingagnable par son camp : conquérir la mairie de Londres au nez et à la barbe du sortant, Ken Livingstone, le populaire « Ken le Rouge ». En séduisant à la fois les classes moyennes des banlieues nord et sud, les laissés-pour-compte et les bobos de gauche du centre, Johnson réussit l’impensable. Commence alors sa véritable ascension. Fidèle à sa réputation, il casse les codes, et ça marche. Il remise sa Rolls-Royce de fonction pour sillonner la capitale à vélo. Il ouvre des pistes cyclables, redonne ses lettres de noblesse aux bus à impériale, crée un péage urbain, attire les start-up et les diplômés du monde entier. L’organisation des JO de 2012 lui confère son bâton de maréchal. Réputé gros travailleur, Johnson impulse les projets, puis délègue leur gestion. Il préfère multiplier les contacts avec ses administrés. Sa popularité finit par déborder largement au-delà des cercles des conservateurs.
De la mairie de Londres au rejet de Bruxelles
Est-ce à cette époque que BoJo commence à se forger sa conviction sur l’importance du rejet de l’Union européenne chez les Britanniques ? En 2016, il démissionne et franchit le Rubicon en rejoignant le camp du Leave. D’un coup de dés, il hypothèque tout son capital. Son idole en politique est Winston Churchill, dont il publie la biographie en 2014. Clairement libéral sur le plan économique et sociétal, la nouvelle égérie du Leave est un pragmatique assumé, qui passe aussi pour un vrai patriote. Nouveau pari gagnant. Mais il lui faut patienter encore trois années avant de toucher le jackpot. Donné favori pour la présidence du Parti conservateur, l’antichambre du 10, Downing Street, sa candidature est torpillée par l’un de ses proches, Michael Gove. Un outsider emporte la mise : Theresa May. Elle intègre la star Boris au gouvernement tout en prenant soin de lui lier les mains. Il obtient le prestigieux Foreigh Office auquel on retire le dossier du Brexit, la tutelle du MI6 et la lutte antiterroriste… Au bout de deux ans, il démissionne et retourne au Daily Telegraph, d’où il pilonne l’équipe May qui tergiverse pour mettre en œuvre le Brexit.
Aujourd’hui, le sniper BoJo est la cible à abattre. Début octobre, les médias se faisaient l’écho d’un possible conflit d’intérêts touchant une ancienne conquête féminine lorsqu’il était maire de Londres. Même sa famille l’abandonne. Son frère, Jo, ministre de son gouvernement, a démissionné. Sa sœur, Rachel, éditorialiste réputée, ne retient plus ses coups. Il sent le soufre. Mais il s’accroche à sa popularité. Contrairement à toutes les prédictions, l’activité économique n’a jamais vraiment reculé depuis 2016. La livre s’est dépréciée, mais la consommation intérieure tient bon et le chômage ne remonte pas. À Washington, Donald Trump se tient prêt à signer un accord commercial bilatéral avec Londres dès que la sortie de l’Union européenne sera réglée. Et la City envoie déjà ses émissaires sur les cinq continents. Débarrassée de l’Europe, elle pourrait devenir la plus grande place financière offshore du monde. En 2016, quelques-uns de ses membres ont apporté un discret, mais sérieux coup de main financier au camp du Leave. Par pragmatisme et patriotisme, comme BoJo.