Le réchauffement observé dans les régions arctiques a permis l’éclosion, chez un certain nombre de prospectivistes économiques et géopolitiques, d’une perspective qui pourrait bien se révéler un serpent de mer : le développement d’une route du Grand Nord, ou route maritime arctique, qui deviendrait un axe majeur de l’économie mondiale.
La fonte de la banquise arctique est un fait, et rien ne permet de penser que le phénomène va s’arrêter prochainement ni que la calotte glaciaire se reconstituera pour revenir chaque automne bloquer les côtes septentrionales des terres émergées. Dès lors réapparaît une vieille idée caressée par les marins et aventuriers depuis des siècles, la possibilité de naviguer sans obstacle au plus près du pôle, épargnant ainsi des milliers de kilomètres aux navires reliant les régions industrialisées de l’Atlantique à celles, en plein développement, de l’Asie.
Une route plus courte et plus sûre
Si le réchauffement climatique se confirme, le principal avantage sera le gain en temps et en carburant pour les liaisons entre l’Asie et l’Europe, mais il en est bien d’autres. Les navires ne seront plus soumis aux taxes et aux contraintes de gabarit des canaux de Suez et de Panama. Ils contourneront les zones de piraterie de la mer Rouge et des détroits indonésiens. Ils éviteront la saison des cyclones. Ils s’éloigneront des zones politiquement à risques du Sud. Il est facile d’imaginer dès lors des navires géants (ce qui au passage implique que ces bateaux ne pourront accoster que dans certains ports adaptés à leur taille) partant d’Anvers ou Rotterdam pour arriver à Yokohama avec un gain de quelque 8 000 kilomètres [simple_tooltip content=’Les estimations varient entre 5 000 et 8 000 selon la route exacte et les ports pris en compte dans le calcul.’](1)[/simple_tooltip]. Déjà Total et Novatek prévoient la construction de méthaniers brise-glace pour parcourir cette voie et Mitsui a commandé trois de ces navires aux chantiers navals coréens. Notons au passage que cela ne concerne que les ports situés au nord du tropique du Cancer, la route traditionnelle restant plus courte pour aller, par exemple, d’Europe en Inde ou à Singapour.
On comprend l’enjeu pour les puissances nordiques : elles pourront capter les taxes des détroits et canaux à leur profit, développer des régions arctiques devenues vivables. On voit aussi tous les problèmes qui s’annoncent : conflits à propos de la souveraineté sur des mers jusque-là secondaires, risque de pollution, financement de l’aménagement des littoraux…
Pourtant cette vision positive souffre d’une certaine incohérence : elle insiste sur les aspects positifs du réchauffement de l’Arctique, mais met entre parenthèses ses aspects négatifs.
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Quel horizon ?
L’ouverture définitive de la route arctique n’est pas pour tout de suite. La tendance à la fonte n’est pas linéaire et certains hivers restent plus froids que d’autres ; pour le moment aucune garantie n’existe que la route sera navigable tous les ans de septembre à mai, du moins à court terme. Le compactage des glaces flottantes, qui bloque parfois même les brise-glace russes, est encore assez courant et erratique ; il nuit à la sécurité de la navigation dans ces zones et aux prévisions en termes de temps de transport. Il faudra sans doute encore quelques dizaines d’années avant que de ce point de vue la route arctique soit sûre, si le réchauffement se confirme. D’ailleurs, selon Bénédicte Martin, seuls 71 navires ont emprunté cette route en 2012 et 2013, principalement russes. Notons d’ailleurs que les taxes et coûts de pilotage sont pour l’heure particulièrement élevés dans les eaux russes.
La question se pose donc à l’horizon d’une quarantaine d’années. Mais quel sera l’état du monde alors ? Qu’en sera-t-il de la piraterie, des risques politiques, de l’ouverture de la Chine, du dynamisme de l’Asie orientale sans parler du Japon qui aura vu sa population reculer considérablement ? Rien ne dit que, dans quarante ans, la route du Nord présentera le même intérêt.
Par ailleurs, la fonte des glaces ne concerne pas que la banquise. Les inlandsis [simple_tooltip content=’Calotte de glace, parfois épaisse de plusieurs kilomètres. Littéralement « glace à l’intérieur des terres », par opposition à la banquise, qui est flottante.’](2)[/simple_tooltip] de la zone arctique (sur les archipels du nord Canada, des Svalbard, du Groenland ou de la Nouvelle-Zemble, parmi d’autres) glissent vers l’Océan et constituent des icebergs dérivant dans la zone et menaçant la sécurité des communications maritimes ; le phénomène risque de s’intensifier dans les années à venir.
Enfin le permafrost [simple_tooltip content=’Terres continuellement gelées en profondeur, la glace en assurant la solidité et la cohésion.’](3)[/simple_tooltip] fond lui-aussi. L’ensemble de la zone arctique est concernée. Les terres sédimentaires gelées qui constituent l’essentiel de la toundra deviendront alors un immense marécage et les zones les moins élevées seront envahies par l’Océan. Cela rendra impossible le maintien des infrastructures littorales et du réseau de transports terrestres dans la zone. Sans parler de ce qui risque d’arriver aux installations nucléaires, ici ou là, dans un Arctique russe déjà localement largement pollué par les radiations.
Les littoraux tels que nous les connaissons sont en train de changer, et avec eux les infrastructures portuaires. Le risque existe, sans être avéré avec certitude, que dans un temps plus ou moins long le plus gros des infrastructures portuaires de la région et les littoraux eux-mêmes ne soient tout simplement plus utilisables, pour cause de montée des eaux et d’érosion accélérée. Comment une route pourrait-elle dès lors exister, si elle ne relie plus rien ?
Concluons : à l’horizon de trente ou quarante ans, la route de l’Arctique sera probablement exploitable. Elle permettra de gagner quelques dizaines de milliers d’euros à chaque voyage. Mais pour qu’elle fonctionne il faudra investir des centaines de milliards d’euros, sans être assuré que la situation économique soit la même qu’aujourd’hui, ni que l’environnement géographique ne se soit rapidement et irrémédiablement dégradé.
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L’engouement, pourquoi ?
Alors pourquoi toute cette agitation sur la route du Nord et cette prospective utopique ?
D’abord bien sûr parce que la question de cette opportunité méritait d’être posée.
Ensuite parce qu’il faut bien que les experts aient de temps en temps quelque chose à dire (et à publier) d’original en géopolitique, surtout quand les perspectives évoquées font rêver.
Sans doute aussi parce que ceux qui se penchent sur les questions maritimes en géopolitique sont souvent des marins, ou s’appuient sur des écrits de marins, au risque de négliger tout ce qui se passe sur le littoral.
Enfin parce que dans tout exercice de prospective, on oublie trop souvent que les différents éléments étudiés sont en interaction permanente. Ici, les tenants du discours optimiste sur la question se sont focalisés sur la viabilité de la nouvelle route, sans tenir compte de la situation économique dans les pays de départ et d’arrivée ou des investissements nécessaires pour entretenir les infrastructures portuaires, ni de l’évolution globale qui est à l’origine même de cette opportunité.
Il y a deux branches à l’alternative : soit le changement climatique se confirme, il favorisera la route du Nord mais rendra son exploitation extrêmement coûteuse, voire non viable sur le moyen ou le long terme. Soit le phénomène de réchauffement sera passager, et la route du Nord n’existera pas.
Le discours de la route du Nord semble appartenir à la tendance, flagrante quant aux questions environnementales et climatiques, à la sous-estimation de leurs impacts sur les sociétés humaines et sur le monde tel que nous le connaissons [simple_tooltip content=’L’autre tendance, hyper-catastrophiste, est tout aussi critiquable…’](4)[/simple_tooltip].