Romenomics 1 : Commerce dans la Rome antique, mondialisation aujourd’hui

28 avril 2021

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Photo : Romenomics : Commerce dans la Rome antique, mondialisation aujourd'hui. Crédit photo : Pixabay

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Romenomics 1 : Commerce dans la Rome antique, mondialisation aujourd’hui

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Cette série « Romenomics » vise à étudier le commerce dans la Rome antique, y compris quelques détails uniques, humoristiques et éclairants, afin de mieux apprécier le présent économique.

Un article de Michael Severance pour Acton Institute.

Traduction Alban Wilfert pour Conflits

La Caput Mundi n’a pas toujours été au sommet de l’économie. Les 11 siècles d’existence de la Rome antique ont été ceux d’un parcours long et ardu. À sa fondation en 753 avant J-C, elle a d’abord fait de tout petits pas en tant qu’ambitieux réseau de villages. Par la suite, elle a démontré sa puissance politique au cours d’une imparable expansion républicaine dans le bassin méditerranéen pendant un demi-millénaire. Enfin, cinq siècles durant, elle a été cet Empire omniprésent et tout-puissant, bien que souvent dysfonctionnel, qui a occupé 25 % du monde connu. Elle est finalement tombée sous le poids de sa propre décadence morale, politique et économique après la déposition en 476 du dernier empereur occidental, Romulus Augustule, par des envahisseurs barbares.

De même que nous étudions toujours le latin pour mieux comprendre notre propre langue moderne, réfléchir à l’économie antique est utile à l’appréhension de certaines lois économiques fondamentales des marchés et des systèmes culturels connexes, qui ont perduré aussi longtemps que la Ville Éternelle elle-même.

Caveat emptor : bien des gens croient naïvement à la gloire de la Rome antique. La voyant à travers un prisme d’arcs de triomphe, de palais de marbre, de vastes fora[1] et d’emblématiques bustes d’hommes qui apportèrent l’ordre, la paix et la prospérité à une ère primitive de l’histoire humaine, ils sont éblouis. Nous le pensons également, tout en sachant que la Rome païenne n’était globalement pas meilleure, du moins sur les plans moral et spirituel, que les prétendus barbariqu’elle avait conquis.

Souvent, l’économie romaine antique est elle-même observée à travers ces lunettes idéalistes. Il ne fait aucun doute qu’elle a créé le premier commonwealth transcontinental opérationnel et qu’elle a représenté la première véritable tentative de mondialisation, mais on ne saurait affirmer que sa vie commerciale ait échappé à toutes les crises ou qu’elle ait été dirigée d’une main divine par des gourous des affaires.

Il n’en reste pas moins fascinant de constater le fonctionnement et, a fortiori, l’efficacité de l’économie romaine sur un temps si long, avec un flux constant d’inventions, de connexions et de création de richesses sur trois continents. Cette série « Romenomics » sera l’occasion de regards sur plusieurs facteurs majeurs de l’économie antique, à savoir :

  • Le travail et les salaires ;
  • Les centres de commerce ;
  • Les secteurs du marché ;
  • L’offre, la demande, la distribution ;
  • Les prix, les contrôles, l’inflation ;
  • La monnaie et la politique monétaire ;
  • Fiscalité et subventions ;
  • Droit commercial ;
  • La foi, le risque et les « dieux » du commerce ;
  • Les miracles et désastres économiques

À lire aussi : La Chute de Rome. Fin d’une civilisation, de Bryan Ward-Perkins

Romenomics 1 : Travail et salaires

Le cœur de tout marché fonctionnel – ancien ou moderne – étant le talent humain et la production en échange d’une rémunération, il convient de commencer par un aperçu des métiers, professions, industries et services quotidiens qui existaient dans la Rome antique, y compris le travail non rémunéré ou forcé (servitutem). À moins de n’avoir jamais ouvert un livre d’histoire ancienne ou regardé un péplum comme Spartacus, vous n’êtes pas sans savoir que l’esclavage représentait d’immenses proportions de la production économique romaine, pour les travaux privés comme publics. On estime que, à son apogée, l’Empire romain avait un PIB équivalent à 32 milliards de dollars actuels. Pendant la période la plus intense de constructions financées par l’État (routes, stades, théâtres, temples, génie civil), le travail des esclaves représentait environ 20 à 30% de l’activité économique. Ce fut particulièrement le cas pendant les règnes de Trajan et d’Hadrien, qui ont construit certains des monuments les plus anciens de Rome.

Les esclaves, servi en latin, fournissaient également un certain nombre de services dont personne aujourd’hui ne se plaindrait outre mesure, d’autant plus qu’ils sont désormais bien rémunérés : cuisine, coiffure, massothérapie, et même assistance technique à des professions telles que les avocats, les cartographes, les ingénieurs, et même ceux qui aidaient à la nomenclaturae pour tenir à jour d’immenses listes de noms et d’associations en réseau pour les politiciens et l’élite économique (un peu comme un Rolodex antique ou les profils des réseaux sociaux d’aujourd’hui).

Il va sans dire que les servi étaient amenés à défier la mort à l’occasion de divertissements, les combats de gladiateurs et les courses de char, et de tâches de sécurité alimentaire, autrement dit d’assurance qualité, lorsqu’ils goûtaient aliments et boissons pour s’assurer qu’ils n’étaient pas empoisonnés. Les femmes esclaves étaient parfois contraintes à la prostitution ou à sa forme domestique un peu moins rude, le contubernium, une relation dans laquelle un maître vivait ouvertement avec son esclave.

Que faisaient donc les cives, les citoyens libres, de leur vie ? Tout d’abord, nombre d’entre eux, en particulier les plebeii de rang inférieur, vivaient dans des conditions encore pires que les servi appartenant aux nobles patricii ou donnés par eux, à savoir dans les taudis des insulae. Ils devaient travailler dur pour parvenir un niveau de vie très modeste. Les emplois de la plèbe n’étaient pas très différents de ceux des cols bleus d’aujourd’hui ou des petites entreprises familiales[2]. Ils tenaient de petites boutiques, des kiosques de marché et des tavernes, ils louaient des mules, cultivaient de petites parcelles, ils servaient comme « mécaniciens » des chars, entretenaient les écuries et effectuaient des tâches de secrétariat et de logistique. Certains étaient des guides peu rémunérés, mais dont la tâche dans les pays étrangers nouvellement conquis était importante. Pour la plupart, les plébéiens étaient réparateurs, fournisseurs et prestataires de services de base du quotidien.

Le revenu per capita dans les provinces romaines. (Crédit photo : Brilliant Maps)

Mais de quel ordre étaient donc les salaires des plébéiens ? Les économistes antiquisants ont tenté d’estimer le revenu par habitant pendant l’âge d’or de l’Empire. Certains estiment le revenu annuel de la Rome du début du Ier siècle à 570 dollars d’aujourd’hui. Cela ne fait pas beaucoup, même si le pain et de nombreux autres produits de base fortement subventionnés étaient moins chers, souvent gratuits. La quasi-totalité de l’empire vivait bien en dessous du seuil de pauvreté. Comme aujourd’hui, de nombreux revenus étaient gagnés « au noir » et n’étaient pas déclarés officiellement pour éviter le tribut (l’impôt sur le revenu). Les registres publics des revenus étaient sans doute inexacts.

Au premier siècle, les soldats romains pouvaient soit gagner un salaire dérisoire, soit faire partie des salariés les plus riches. Les empereurs enrôlaient des dizaines de milliers de soldats, de commandants et de techniciens chaque année, tandis que Rome s’étendait dans un irrépressible élan. À coup sûr, les salaires des militaires représentaient une lourde charge pour le trésor public. Un legionarius, un fantassin, gagnait un misérable sesterce par mois.  Mais à combien s’élevait ce maigre salaire ? Essayer de convertir un sesterce en parité de pouvoir d’achat (PPA) d’aujourd’hui n’est pas une mince affaire. Heureusement, les Romains avaient une sorte d’étalon-or, puisque nous sommes en mesure de calculer combien de sesterces valait une pièce d’or (aureus). Si l’or est évalué à une moyenne, mettons, de 1 200 dollars l’once troy[3] (ce qui vaut en fait 1 700 dollars aujourd’hui, à la suite de la forte augmentation due à la crise liée au Covid-19), alors une seule pièce de sesterces valait 3,25 dollars à la conversion d’aujourd’hui. Citation de GlobalSecurity.org :

Si l’on considère la valeur moderne de l’or à environ 1000 dollars l’once, un aureus vaudrait environ 300 dollars, le denier d’argent [25 pour faire un aureus] environ 12 dollars et un sesterce [4 pour un denier] environ 3 dollars. À la mi-2010, le prix de l’or dépassait 1200 dollars l’once, ce qui plaçait un aureus à environ 325 dollars, le denier d’argent à environ 13 dollars et un sesterce [4 deniers] à 3,25 dollars.

En aucun cas les soldats romains ne pouvaient vivre avec 3,25 dollars par mois. Ils étaient donc massivement encouragés à gagner des batailles et à conquérir de nouveaux territoires. D’excellentes performances sur le champ de bataille leur valaient de généreuses sommes supplémentaires, les « commissions », par le biais des distributions de butins et de guerre. En outre, les légionnaires recevaient à leur retraite des concessions foncières exemptes d’impôts dans certaines des régions les plus fertiles de l’empire, ainsi que de la nourriture, des boissons, un logement et des vêtements pendant toute la durée de leur service actif. Le « paiement en nature » représentait une autre part de leur salaire. En effet, le mot salaire vient du mot sal qui signifie sel. Pourquoi donc ? Les officiers de rang inférieur bénéficiaient davantage particuliers, comme le fait de recevoir de petits sacs de sel, qui valaient approximativement le salaire d’une journée, en échange de la protection des routes menant aux mines de sel romaines ou de l’accompagnement des caravanes de sel dans des provinces rudes comme la Germanie. Les officiers les plus talentueux et les plus anciens, comme les centurions qui géraient des troupes d’une centaine de soldats, n’avaient quant à eux pas de bas salaires, ne travaillaient pas à côté et ne bénéficiaient pas de mesures incitatives. Ils étaient simplement très bien payés, jusqu’à 300 sesterces par mois (10 000 dollars).

L’équivalent du salaire d’un ouvrier d’aujourd’hui était d’environ 120 sesterces (390 dollars) par mois, au mieux. Ce ne faisait pas encore beaucoup, aussi les personnes qui gagnaient ce salaire faisaient-elles des petits boulots à côté, comme beaucoup sont obligés, aujourd’hui, de le faire la nuit et le week-end. Les ouvriers agricoles gagnaient jusqu’à 150 sesterces (environ 500 dollars) par mois, plus une partie de la récolte et souvent un logement sur place.

Des salaires patriciens mensuels bien plus élevés étaient accordés à l’élite éduquée et politique et, par là même, à ceux qui suivaient des parcours professionnels qui se raréfiaient, comme des professeurs spécialisés, des tuteurs ou des « coachs » de la famille impériale (8 000 sesterces), de médecins (30 000 sesterces) et de gouverneurs provinciaux et coloniaux proconsuls, qui avaient des revenus très élevés (82 000 sesterces par mois).

Quant aux artisans et à leurs PME, ils ont souvent beaucoup gagné, en particulier dans les villes. Bien entendu, il s’agissait de bénéfices fluctuants et non de salaires fixes comme ceux des employés d’aujourd’hui. Les propriétaires de petites entreprises pouvaient donc avoir des revenus nets très intéressants, comme ceux des proconsuls et des médecins, surtout si leurs compétences techniques étaient très demandées (comme les potiers, les bijoutiers, les métallurgistes, les meuniers et les maroquiniers) ou si l’administration impériale les engageait. Étant donné que presque tous les registres commerciaux (conservés sur des rouleaux de papyrus et des tablettes de bois) sont perdus, il n’est possible d’estimer qu’une somme ronde de 1 000 sesterces (environ 3 300 dollars) de bénéfices par mois dans les grandes villes comme Rome, Londinium et Néapolis[4].

Selon un historien de l’Antiquité, d’autres professionnels étaient bien rémunérés, notamment dans le domaine des arts du spectacle, même si ce n’était pas du même acabit que les « salaires hollywoodiens » d’aujourd’hui :

« Il s’agissait d’artistes, de comédiens, de danseurs et d’acteurs, qui pouvaient gagner entre 80 et 150 sesterces par jour [8000 à 14 500 dollars par mois] sans compter les frais de nourriture et de déplacement, et qui avaient également la caution d’un certain nombre de représentations annuelles. Bien entendu, les artistes les plus réputés pouvaient obtenir bien plus. »

En somme, il était possible de gagner très confortablement sa vie dans la Rome antique, même si la grande majorité du populus romanus était extrêmement pauvre.

Compte tenu de ce que nous avons observé, quelques lois économiques méritent d’être prises en considération.

Premièrement, plus vous êtes qualifié dans votre talent individuel et plus votre métier est rare, plus vous avez de chances d’être généreusement rémunéré par le marché, et ce sur de longues périodes. Dans la Rome antique, un éducateur d’élite, un rhetor comme le docteur d’aujourd’hui, était bien mieux payé qu’on professeur moderne. Non pas qu’il était plus compétent dans le domaine universitaire, mais il y avait nettement moins d’intellectuels professionnels il y a 2 000 ans que de nos jours. Aujourd’hui, les doctorats se comptent sur les doigts d’une main. En revanche, on pourrait dire que les rhetores valaient « dix mille » la douzaine !

Une autre loi indépassable du marché est la tendance à l’augmentation de la rémunération en fonction du coût de la vie ajusté dans les milieux urbains et suburbains. Le coût de la vie ajusté d’un cordonnier actif pouvait être de 100 sesterces par jour à Pompéi, mais atteindre 200 sesterces à Rome, et être bien moindre dans la Sicile agraire ou dans les provinces périphériques comme la Dacie (Roumanie), atteignant 20 sesterces par jour. En particulier, les cordonniers étaient plus demandés là où l’on marchait beaucoup chaque jour, surtout s’ils servaient les fantassins près des castra militaires et les citadins. Par conséquent, la loi n’est pas nécessairement celle de l’offre, mais celle de la demande. C’est ce qui, en fin de compte, rend les revenus des cordonniers romains respectivement beaucoup plus élevés ou plus bas.

En conclusion, l’écart salarial dans la Rome antique était énorme. Il ressemblait davantage à celui des marchés riches et pauvres modernes comme le Brésil et l’Argentine, où les quartiers financiers à gratte-ciel côtoient de quelques rues les bidonvilles de Rio de Janeiro et de Buenos Aires. Les écarts de salaires et les niveaux de vie étaient extrêmes, principalement parce que (comme dans les pays dits du Sud aujourd’hui) les possibilités d’avancement étaient moins nombreuses et plus précaires. Il y avait des taxes étouffantes, une corruption galopante, du crime organisé, une éducation médiocre, des marchés noirs déconnectés et des niveaux plus élevés de maladie, de malchance et des contraintes extrêmes liées à la géographie. Les montagnes, les marécages, les régions volcaniques et sismiques pouvaient anéantir des économies entières en une seule journée. Vous souvenez-vous de ce qui s’est passé à Pompéi ? Cette ville antique sera l’un des protagonistes de notre prochain blog : Les centres de commerce de la Rome antique.

[1] Pluriel latin de forum (NDT).

[2] « mom-and-pop » (NDT).

[3] Unité de mesure des minerais (NDT).

[4] Actuelle Naples (NDT).

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À propos de l’auteur
Michael Severance

Michael Severance

Michael Severance est directeur de l'Institut Acton à Rome.

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