Comme il est de tradition, la prise de fonction du général David Berger à la tête du Corps des Marines des États-Unis en juillet 2019 a été suivie par la publication d’un document précisant sa vision et les lignes directrices de son action. Ce texte-cadre commence avec une déclaration brutale : « Mon prédécesseur, le commandant [Robert] Neller, avait remarqué que le Corps des Marines n’est ni organisé, ni formé, ni équipé, ni positionné pour répondre aux exigences d’un environnement opérationnel futur. Je partage son diagnostic. » Tel constat n’annonce pas une réforme mais une révolution.
Article paru dans le numéro 49 de janvier 2024 – Israël. La guerre sans fin.
Et c’est exactement ce qui s’est passé : le Corps des Marines (180 000 hommes avec un budget dépassant les 30 milliards de dollars) s’est lancé dans un processus rapide et radical de transformation. L’objectif : transformer cette force adaptée au combat interarmes avec une spécificité maritime en une force taillée sur mesure pour répondre à la menace chinoise dans l’arène indopacifique. Autrement dit, faire d’un couteau suisse une clé adaptée à la serrure chinoise.
Répondre à la menace chinoise
On peut faire remonter cette nouvelle approche au début de la décennie précédente, quand les États-Unis, dirigés par Barak Obama, ont entamé leur retour vers le Pacifique. Comme l’analyse Justin Vaïsse (Barack Obama et sa politique étrangère, 2008-2012), le nouveau président arrivé au pouvoir en janvier 2009 considère que le fait majeur du moment est l’émergence de nouvelles puissances, en particulier la Chine. Il estime que les États-Unis sont largement passés à côté de ce fait parce qu’ils étaient absorbés par la guerre contre le terrorisme, l’Afghanistan et l’Irak. Pour Obama, il fallait repenser le rôle des États-Unis et surtout le rapprocher du nouveau centre de gravité du monde. Et le Corps des Marines (et la Navy en général) est à bien des égards l’instrument concret de cette stratégie.
Les Marines se sont redéployés dans la région Pacifique, ont renoué avec des alliés et se sont réappropriés des lieux (Okinawa, Goam) et des environnements délaissés (même si jamais abandonnés) pendant de nombreuses années. Ces retrouvailles ont amené au constat cité plus haut : les forces déployées en Irak, en Afghanistan ou en Somalie avec leur artillerie, leurs blindés et leur aviation ne sont adaptés ni à l’arène ni à la menace et donc à leur mission. Or, depuis 2009, cette menace n’a eu de cesse de croître. L’arrivée au pouvoir de Xi Jinping et plus tard son maintien en tant que de facto président à vie sont caractérisés par un raidissement de la Chine de plus en plus confiante et prête à défier les États-Unis. Quant à Taïwan, pomme de discorde principale, mais pas unique, la politique adoptée vis-à-vis de Hong Kong ne laisse guère de doute sur la vision de Xi. Si on ajoute le renforcement considérable de l’APL (Armée populaire chinoise) et surtout de sa marine, les États-Unis ont constaté qu’ils ne peuvent plus présumer d’un accès illimité aux océans du monde en temps de conflit.
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Une longue tradition américaine
La zone est pourtant familière. La Navy et les Marines ne sont pas des novices. De 1941 à 1974, de Pearl Harbor à l’évacuation de Saïgon, les forces maritimes des États-Unis se sont battues contre le Japon, la Corée, le Vietnam et la Chine. Elles s’y déployaient également face à l’URSS. On connaît la spécificité de cette zone géographique coupée de chaînes d’îles et d’îlots au large de la Chine, et notamment celles qui forment une presque continuité entre Taïwan et le Japon. Tenir ces porte-avions insubmersibles, c’est gêner la liberté de mouvement de l’adversaire et dans le meilleur des cas l’interdire. Peu à peu, au fil des exercices, du retour d’expérience et d’échanges avec les alliés, les Marines ont mûri leurs idées et, vers la fin des années 2010, une nouvelle vision s’est élaborée.
Elle fait partie de la nouvelle stratégie de dissuasion maritime publiée en 2020 par le Pentagone et intitulée Advantage at Sea, englobant les trois services maritimes américains : la marine (USN), les Marines (USMC) et les garde-côtes.
Les Marines doivent avoir pour mission la saisie et le maintien de ces îles pour contribuer de manière décisive à l’effort général des forces américaines d’interdire les forces chinoises dans la zone. Ils devraient devenir les yeux et les oreilles technologiques (interception électromagnétique, écoute, sonar passif), les moyens de feu à précision et le relais des communications, au cœur d’un réseau des moyens de renseignement, de contrôle et de commandement multi-armes et en alliance (Australie, Japon, Corée du Sud, Philippines).
Les défis sont importants. Il faut tout d’abord – et contrairement aux guerres en Irak ou en Afghanistan – opérer dans un théâtre où l’adversaire chinois a la maîtrise de la mer et du ciel. Cela exige une capacité, sous menace de feu, y compris de précision et de guerre électronique, de débarquer, de ravitailler, d’embarquer des troupes. Cela exige ensuite une capacité de se maintenir sur place et de se défendre contre le feu ennemi et bien sûr contre un débarquement ennemi. Enfin, cela nécessite des moyens à la fois sophistiqués et robustes (ce qui ne va pas toujours ensemble), pas trop chers, et capables de se mettre en réseau avec les autres éléments et forces de la coalition afin de repérer et d’identifier l’ennemi (produire des cibles priorisées) ainsi que de les détruire et de vérifier leur destruction.
Ce qu’il faut désormais, ce sont des unités et des moyens à basse signature (difficile à détecter), résilients (attaques ennemies, lignes de communication longues et menacées) et productifs du point de vue opérationnel. Pour l’efficacité de ces forces qui devraient assurer une persistance dans un environnement opérationnel caractérisé par une boucle opérationnelle rapide, il est essentiel d’établir et de maintenir un contact avec l’adversaire. Celui qui « voit » en premier peut attaquer efficacement en premier.
La mission assignée au général Berger était donc de le faire. De construire un Corps de Marines dont le commandant pourrait déclarer : « M. le Président, nous sommes prêts ! » Pour y arriver, il a présenté en 2020 Force Design 2030, fixant les objectifs et les délais de ce vaste projet.
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Réorganisation totale
Les Marines se sont donc débarrassés de leurs chars et d’une grande partie de leur artillerie, moyens désormais inadaptés à la mission. Le nouveau Corps des Marines a entamé sa réorganisation en MLR, Marine Littoral Regiment, nouvelles formations plus petites et souples. Avec 1 800/2 000 hommes, le MLR est conçu comme une force mobile, persistant au contact et relativement facile à entretenir et à soutenir dans la durée dans le cadre d’une force expéditionnaire navale. Son moyen de transport de référence sera le Light Amphibious Warship (LAW) dont chaque MLR sera équipé de neuf exemplaires. Spécialement développé pour naviguer facilement entre les nombreux archipels de la région, le LAW pourra accueillir à son bord plus de 75 soldats avec leurs équipements, les faire débarquer sur les îles concernées et ensuite les ravitailler. Selon les premières estimations du congrès, chaque LAW coûtera près de 84 millions d’euros à l’US Navy, qui prévoit pour l’instant d’en acquérir une trentaine. Le LAW sera lui-même équipé d’armes de précision et, avec les données nécessaires, pourrait servir de plateforme de tir manœuvrant.
Ces nouvelles unités et plateformes feront appel à des systèmes aériens et maritimes (surface et sous-marines) sans pilote. Ces plateformes auront pour mission la reconnaissance/surveillance, la logistique (avec des « drones de livraison »), un système logistique visant à automatiser le ravitaillement et la détection sonar notamment par des bouées sonar passifs.
Fin 2023, le Corps des Marines dispose d’un MLR dont la mission principale est de tester les concepts et d’élaborer protocole et doctrine. Cependant, de nombreuses « briques » manquent toujours, notamment les systèmes d’armements ainsi que des capteurs. Pour remédier à cette situation, le service utilise – une exception qui mérite d’être soulignée – des capteurs maritimes commerciaux (COTS, Commercial off the Shelf Technology), une pratique rappelant l’introduction des drones dans les armées ukrainienne et russe pendant la guerre qui les oppose depuis février 2022.
Il est difficile d’imaginer qu’un tel changement puisse se faire sans opposition. Effectivement, l’annonce en 2020 de la réorganisation Force Design 2030 a engendré de nombreuses critiques adressées à ce programme. Certains officiers supérieurs du Corps des Marines à la retraite, ainsi que d’anciens responsables du pouvoir exécutif affirment que d’un côté les Marines perdraient sûrement en efficacité en tant que force capable de se battre dans un combat interarmes tandis que les nouveaux concepts de combat de Force Design 2030 n’ont pas fait leurs preuves et sont difficilement soutenables d’un point de vue logistique. Les forces armées des États-Unis vont sans doute perdre des capacités dont elles disposent pour s’engager dans une aventure risquée. Le Congrès américain, après avoir écouté les pour et les contre, a voté son feu vert, acceptant la logique profonde : la prise de risque pour répondre à une menace de premier ordre.
Sans entrer dans le débat de fond, la métamorphose du Corps des Marines démontre tout d’abord le sérieux avec lequel les États-Unis prennent la menace militaire chinoise. Mais au-delà du contexte géopolitique, il s’agit d’un exemple rare de la capacité des institutions lourdes, comme les armées américaines et le Pentagone, à prendre des décisions radicales et rapides en assumant des risques non négligeables.
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