Les sociétés se sont organisées selon différentes formes politiques : tribus, cités, États-nations, empires… auxquelles il faut ajouter les régions qui aspirent à l’autonomie voire à l’indépendance qui en ferait des véritables nations. Chacune possède ses caractéristiques, ses mérites et ses faiblesses. Conflits vous offrira au cours des prochains numéros une présentation de ces institutions.
« Le titre de roi est usé. […] Celui que je porte est plus grand, il est encore un peu vague, il sert l’imagination » (Napoléon, cité par Madame de Rémusat, Mémoires, Paris, 1880, tome I, p. 391-392).
L’empire peut sembler une forme politique dépassée. Le xxe siècle a sonné son glas en même temps que les États-nations s’imposaient en trois étapes. La Première Guerre mondiale fit disparaître les empires austro-hongrois, ottoman et allemand (si on admet que ce dernier constituait bien un empire). La décolonisation entraîna la disparition des empires coloniaux. L’effondrement de l’URSS entraîne l’explosion de ce que l’on peut considérer comme un empire communiste.
Il n’y aurait donc plus d’empire. Les quelques pays qui s’en réclament comme le Japon sont en fait des États-nations. Pourtant, géographes et géopoliticiens distinguent ce qu’ils appellent les États-continents. Par leur taille, par la diversité de leurs populations, par le rêve dont ils sont porteurs, ils perpétuent la tradition des empires – les États-Unis au premier rang, mais aussi la Russie, l’Inde ou la Chine. Et peut-être l’Europe si elle réussit à être autre chose que l’Union européenne.
Un rêve de puissance
Un royaume peut être une partie d’un empire ; un empire n’a rien qui le surplombe ; il incarne la souveraineté absolue. Il est la Puissance à son sommet. Ce rêve est né en Orient : Alexandre était fasciné par l’Empire perse qu’il parvint à vaincre et dominer en quelques années. Le Moyen Âge reprit la prophétie de Daniel qui permettait d’établir une filiation entre Babylone, les Perses, Alexandre et Rome. L’histoire des empires repose sur une vision…
L’idée d’empire est souvent associée à celle d’autocratie. Pourtant, certains empires furent des Républiques (Athènes, Rome au début de son expansion, Venise) voire des démocraties (Royaume-Uni, IIIe République, États-Unis) : le polymorphisme politique est la marque des empires. La durée ne leur est pas constitutive : la longue vie de l’Égypte et de la Chine impériales frappe l’imagination, mais l’empire colonial français vécut à peine 150 ans. La brièveté ne constitue toutefois pas un obstacle au rêve : l’Empire carolingien ne dura que 88 ans mais la légende de Charlemagne fascina les consciences durant des siècles.
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L’immensité semble en revanche un critère partagé par la plupart des empires. L’Empire mongol fut le plus vaste des empires continentaux : il allait de la Chine à la mer Noire, englobant la Russie et menaçant l’Europe centrale ; ceux de Rome, de Charles Quint ou les empires coloniaux européens eurent d’imposantes dimensions. Il y eut pourtant des empires plus restreints : l’Empire athénien campé sur l’Attique, des îles et des enclaves ; ou encore les empires de comptoirs vénitiens ou génois. Celui des Aztèques fut moins vaste que le Mexique actuel. De même, aucune frontière claire ne sépare la surextension de l’extension : un empire à son apogée rêve souvent encore de s’étendre ; ses frontières sont susceptibles de dilatation, dans la limite du monde connu.
On doit encore distinguer superficie et dispersion : une influence importante se gagne aussi par une forte dissémination géographique. Venise jadis, les États-Unis de nos jours, illustrent cet avantage de l’ubiquité. Avec leurs 870 bases militaires dispersées dans le monde, les États-Unis ont forgé un « impérialisme d’enclaves » appuyé principalement sur des îles et sans se soucier de disposer de profonds hinterlands.
Enfin la domination spatiale change de nature avec le « soft power ». Le contrôle des esprits complète voire dépasse celui des territoires : ces derniers sont désormais concurrencés par les réseaux. Les frontières mentales sont aussi bien violées que les frontières géographiques et tout autant malaisées à défendre…
Un empire impuissant est un empire moribond. Les empires ne survivent pas à leur affaiblissement, ni à la médiocrité, ce que peuvent faire parfois républiques, royaumes ou cités. La puissance, définie comme « la capacité de pouvoir ce que l’on veut » (P. Gauchon) est un potentiel qu’il faut être en mesure d’actualiser. Des phalanges d’Alexandre à la superpuissance américaine en passant par les « cavaliers d’Allah » ou les conquistadores de Cortès, il n’est guère d’empire qui ne soit né de la conquête armée ou, au moins, de fortes pressions à l’instar d’Athènes à la tête de la Ligue de Délos. Seul ou presque, l’Empire allemand du Moyen Âge échappe en partie à la règle et il n’est pas interdit de voir en lui un empire inachevé faute de suffisamment d’or et de troupes.
À la force s’ajoute en effet la richesse, levier de la puissance armée et conséquence des conquêtes. Les empires survivent par la redistribution avisée des fruits de la guerre et de la domination des hommes. Certains furent à la tête d’« économies-mondes » (Rome, la Chine des Qin et des Ming, les États-Unis), dimension que ne purent atteindre les Carolingiens ou les Khmers. Enfin, la force des empires se mesure à leur attractivité et leur capacité à peser sur l’organisation du monde. Rome gouverna d’une main de fer les peuples conquis et les séduisit par son adoption de la culture grecque. Et que dire de nos jours des États-Unis faisant miroiter le rêve du libéralisme ?
Le rêve de la diversité
Nos sociétés occidentales se veulent multiculturelles et vantent l’idée de diversité. Mais à l’inverse des empires, elles peinent à la gérer. Les empires, parce que nés de la conquête, ont souvent été multinationaux et leur survie tenait à leur capacité à faire coexister des peuples différents. La diversité n’était pas un rêve de société idéale mais une donnée inévitable qu’un pouvoir autoritaire devait contrôler. En cela les religions monothéistes furent souvent d’un secours efficace par leur orientation vers l’unité.
Le projet impérial est donc antinomique de celui des États-nations. Il n’y a pas de « nation impériale », même s’il peut y avoir une « citoyenneté » impériale comme à Rome après l’édit de Caracalla en 212. La plupart des empires surent mener une « politique de la distinction » (Burbank et Cooper), gouvernant différemment des populations diverses. Ils ne tendaient pas à l’homogénéité mais à la loyauté.
La fidélité des sujets fut le ciment des empires : on prêtait serment à l’empereur à Rome ; Charlemagne exigea un serment de fidélité de tous les hommes libres ; les sultans ottomans firent reposer leur pouvoir sur une classe de serviteurs-esclaves et sur des gouverneurs de province qu’ils s’attachaient par leur munificence. Plus récemment, l’obéissance absolue au parti fut la colonne vertébrale de l’URSS de même que le serment prêté envers la Constitution garantit a priori la fidélité des citoyens nord-américains. Ce « patriotisme constitutionnel » est censé remplacer, pour certains, l’attachement sentimental à la Nation.
La fidélité n’implique pas l’homogénéité. La Grande Catherine, qui régnait sur une Russie mêlant entre 60 et 80 peuples et près d’une dizaine de religions, inscrivit le pluralisme religieux dans le droit et la politique de russification ne fut pas menée au point de faire disparaître les autres langues. Cela n’empêche pas les empires de diffuser voire d’imposer une langue dominante : si l’anglais, l’arabe et l’espagnol sont si répandus de nos jours, ils le doivent aux empires bâtis par leurs locuteurs.
Cette politique de la différence n’exclut pas une hiérarchie : tous les peuples ne sont pas égaux, loin de là. Le monde abbasside imposa le statut protecteur et discriminatoire de dhimmi aux chrétiens et aux juifs ; les Nord-Américains firent des Amérindiens une « nation étrangère résidente » avant de les parquer dans des réserves ; les Mandchous dominant l’Empire Qing de 1642 à 1912 vivaient à l’écart des Han. Poussée à l’extrême comme dans le IIIe Reich nazi ou le Japon de Showa, la politique visait à l’hégémonie d’une race et à l’esclavage ou l’élimination des autres. Le rêve n’est pas pour tous ; certains se finissent en cauchemar.
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Messianisme : le meilleur des mondes
Les empires n’imaginent pas disparaître, voire ambitionnent de mettre un terme à l’histoire : Rome se pensait éternelle, Hitler rêvait d’un Reich de mille ans. Les empires chrétiens et musulmans se sentaient appelés à jouer un rôle de premier plan dans l’histoire du Salut. Cette dimension eschatologique, présente à Bagdad, Aix-la-Chapelle ou Constantinople, confère aux empires une part d’utopie. Les États-Unis mettent en avant leur « destinée manifeste » qui s’incarne dans un « impérialisme de la liberté » censé mener l’humanité à un avenir chatoyant où triomphera l’« American Way of Life ». Naguère, l’URSS promettait le paradis sans classes et internationaliste, dont la mise en place des démocraties populaires, véritables « États-répliques » (Tony Judt) du grand frère soviétique, était la première étape. Mais cette foi millénariste implique l’élimination violente de ceux qui lui font obstacle : les monothéismes chassent leurs hérétiques ; le paradis soviétique incluait l’archipel du Goulag.
Ce messianisme est aussi individuel : l’empire c’est l’aventure et la possibilité de connaître un destin historique à l’image des Gengiskhanides ou des maréchaux napoléoniens. La gloire s’attache aux personnes des empereurs ; elle rejaillit sur leurs familiers, voire leurs serviteurs.
La nostalgie d’un âge d’or est inscrite dans les millénarismes. Lorsqu’ils le peuvent, les empires se donnent des modèles passés qui justifient leurs entreprises. Charlemagne en 800 comme Otton le Grand en 962 affirmaient non pas créer un nouvel empire mais « restaurer » celui de Rome : la continuité garantissait le bénéfice de la gloire. Frédéric II Staufen voulut recréer l’empire d’Auguste : il frappa une monnaie d’or qu’il baptisa « augustales » et donna au code juridique de son royaume de Sicile le titre de Liber augustalis.
La grandeur de Rome a fasciné bien au-delà du Moyen Âge, voire de l’Europe. La République romaine inspira les révolutionnaires de 1789-1793. L’histoire du continent européen peut se lire en partie comme une longue lutte entre les fragments issus de l’Empire romain aspirant à dominer les autres ou se refusant à l’être. De même dans la Chine de Mao puis de ses successeurs, le parti communiste reconstitue l’ancienne aristocratie de fonctionnaires. La politique actuelle d’homogénéité ethnique au bénéfice des Han comme le souci de maintenir le caractère compact du territoire renouent avec les pratiques des Yuan et des Qin célébrés comme unificateurs de la Chine.
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« L’empire, c’est la paix » ?
Napoléon III affirmait dans son discours de Bordeaux le 9 octobre 1852 : « L’Empire, c’est la paix. C’est la paix, car la France le désire, et lorsque la France est satisfaite, le monde est tranquille. » Pourtant son empire gagna une guerre au bénéfice d’autrui à Magenta, s’engagea pour rien en Crimée, échoua au Mexique et mourut à Sedan… Les empires proclament souvent la paix, leur paix. De la pax romana à la paix mongole et aux guerres menées par les États-Unis, tous se rejoignent dans cet idéal affiché, rarement respecté. Car les empires suscitent les rivalités, les craintes, les envies à la mesure de leurs ambitions universelles. À commencer par l’opposition d’autres empires, qui détruisent les rêves de paix : la Turquie et la Russie des tsars s’affrontèrent lors de la guerre de Crimée (1853-1855), les Turcs étant alors soutenus par les puissances occidentales. Puis vinrent les deux guerres mondiales qui furent largement des affrontements impériaux (empires centraux contre empires coloniaux français et anglais ; IIIe Reich et Empire japonais contre ces mêmes empires coloniaux…).
Aussi les empires rêvent-ils d’être à l’abri derrière des frontières fortifiées. Rome érigea un limes – moins continu et linéaire qu’on ne l’a longtemps cru –, les Qin bâtirent la Grande Muraille et le rideau de fer devait séparer le monde communiste du monde capitaliste. Mais aucune de ces barrières ne fut hermétique ni infranchissable.
Un pouvoir universel
Selon un conseiller des Qin, leur dynastie devait « vaincre divers États, terminer l’Empire et unifier le monde ». Le rêve impérial aspire au pouvoir universel. C’est vrai de « l’empire de liberté » de Thomas Jefferson, comme du califat islamique de Bagdad. Le monothéisme le favorise en le justifiant par l’obligation missionnaire et prosélyte : le glaive est au service de l’expansion de la foi.
Dans les faits, l’universalisme ne fut donc parfois qu’une chimère ; jamais les empereurs allemands ne songèrent à imposer leur loi aux souverains européens. Le contraste entre les prétentions et la réalité fut total sous Louis de Bavière : en proclamant l’empire au Capitole le 17 janvier 1328, il déclara : « Dans cette ville, par la faveur de la Providence, nous avons reçu le diadème impérial et le sceptre de notre peuple romain et grâce à la puissance invincible de Dieu et à la nôtre, nous dirigeons la ville et le monde. » Mais il dut quitter Rome très vite et son règne se déroula en Allemagne, bien loin de ses rêves de domination. Même les ambitions de Charles Quint et de ses successeurs furent démenties par l’impossibilité de s’affirmer en Europe. La puissance soviétique comme les espoirs islamiques portés par les Abbassides ou les Ottomans se heurtèrent à ceux refusant leur hégémonie.
La fin du rêve
Les empires meurent. Toutes les résurrections médiévales ont échoué à reproduire le modèle romain. Il n’en restait que le souvenir et le mythe, perpétués à travers les siècles, dans une partie de l’Europe du moins. Les Mongols non plus n’ont pas eu de successeur et on n’imagine guère le retour des empires coloniaux européens.
De quoi meurent donc ces empires si puissants ? D’indigestion et de l’adversité qu’ils provoquent. Les Grecs anciens auraient parlé d’« ubris ». Victimes de leur taille, ils éclatent sous l’effet de forces centrifuges et d’aspirations autonomistes souvent mues par un autre rêve : celui de l’État-nation. Et quand un empire se lézarde il attire les prédateurs. Leur taille augmente le nombre de leurs voisins, attise les risques ; Périclès l’avait compris : Athènes était obligée de faire la guerre car elle avait humilié trop de cités… À l’impossible contrôle d’un espace trop étendu on ne trouve d’autre solution qu’une division des pouvoirs qui finit par entraîner la fragmentation : c’est ce qui arriva aux Carolingiens et aux Mongols. Dans le cas des empires coloniaux, l’éloignement obligea à installer des relais qui profitèrent de la distance pour sortir de l’orbite impériale et se constituer en nouveaux centres, tel le Brésil vis-à-vis du Portugal. L’empire sécrète ses propres agents de dissolution. Les empires meurent aussi de guerres perdues comme l’Empire ottoman au xixe siècle ou comme l’URSS minée par ses déséquilibres internes et une compétition ingagnable contre les États-Unis.
Mais des rémanences se produisent, qui vont au-delà du souvenir. De nombreux États contemporains reprennent à leur compte, de manière plus ou moins explicite, le rêve impérial : la Turquie d’Erdogan, la Russie de Poutine, la Chine de Xi Jinping voire l’Iran qui n’a pas oublié son glorieux passé perse. Nés en Orient le rêve et le modèle impérial semblent de nos jours y trouver une nouvelle vie. Des géopoliticiens ont forgé le concept d’État-continent qui paraît adapté aux États-Unis, à la Chine voire à la Russie et pourquoi pas à l’Inde. L’avenir dira s’il faut y voir la forme nouvelle prise par cette si ancienne structure que sont les empires.
L’empire est bien un rêve, le rêve de la volonté de puissance illimitée. Il fonctionne tant que sa frontière se déplace, tant que son territoire s’étend vers l’horizon, tant que cette expansion coïncide avec le désir d’aventure de ses membres. Il constitue un des moteurs de l’histoire et a forgé les constructions politiques les plus durables de l’humanité. Qu’il se brise ne l’empêche pas de renaître plus tard et ailleurs, comme si l’aspiration à une domination souveraine et universelle était inscrite dans la nature humaine.
Bibliographie :
Jane Burbank et Frederick Cooper, Empires. De la Chine ancienne à nos jours, Payot, 2011.
Robert Folz, L’Idée d’empire en Occident du ve au xive siècle, Aubier, 1953.