La Banque centrale européenne (BCE) a mis en œuvre une politique de création monétaire importante. Il avait déjà été décidé en novembre dernier (lors de la prise de fonction de sa présidente, Christine Lagarde) de recommencer ce qu’on appelle une politique de quantitative easing, c’est-à-dire l’achat d’actifs financiers par la BCE en contrepartie de la création de nouvelles unités monétaires. L’objectif était alors de créer 20 milliards d’euros par mois, soit 240 milliards en 2020. Mais la crise économique suscitée par la pandémie a incité la BCE à augmenter considérablement cette politique de création monétaire. Il est prévu que la BCE achète pour 750 milliards d’actifs financiers (bons du Trésor et obligations d’entreprises) du mois de mai à la fin de l’année 2020. Au total, pour l’année 2020, c’est un montant de création monétaire supérieur à 1 000 milliards d’euros qui devrait exister.
La justification officielle de cette politique monétaire consiste évidemment à affirmer qu’elle aidera à relancer l’économie européenne. De manière similaire, la Réserve fédérale américaine a décidé de relancer la politique de quantitative easing et elle a réduit pour cela d’environ 1 % ses taux directeurs qui sont maintenant égaux à 0 % ou proches de 0 %. Des décisions similaires ont été prises dans de nombreuses banques centrales à travers le monde.
Pour évaluer ces politiques monétaires et les conséquences qu’elles peuvent avoir, il est essentiel de se référer à l’analyse du rôle de la monnaie et de la politique monétaire en général, avant d’évaluer le rôle que cette politique peut jouer dans la crise économique actuelle.
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Le rôle de la monnaie
La monnaie est un pouvoir d’achat généralisé, c’est-à-dire que le détenteur d’une encaisse monétaire peut l’échanger à tout moment, contre n’importe quoi et auprès de n’importe qui. La loi de l’offre et de la demande – loi fondamentale de toute analyse économique – s’applique évidemment à la monnaie. Si, par exemple, la croissance de la quantité de monnaie dans un pays (l’offre de monnaie) est plus importante que la croissance de la production de biens et services, le prix des biens par rapport à la monnaie augmente, c’est ce qu’on appelle de l’inflation. Cela correspond symétriquement à une baisse du prix de la monnaie en termes de biens, c’est-à-dire que le pouvoir d’achat de chaque unité monétaire diminue.
Or, étant donné que la monnaie rend service en tant que pouvoir d’achat généralisé, on doit admettre que l’inflation n’est absolument pas désirable puisqu’elle détériore la qualité d’un bien essentiel, la monnaie. Si la croissance de la masse monétaire et celle de la production de biens et services est la même, il y a stabilité des prix monétaires. Et par ailleurs, dans le cas où la croissance de la masse monétaire est plus faible que celle des biens, il y a ce qu’on appelle de la déflation. Or celle-ci est généralement considérée comme non désirable et on assimile souvent déflation et dépression économique, ce qui est une absurdité, et l’on devrait au contraire considérer comme souhaitable une situation de déflation puisqu’elle accroît le pouvoir d’achat de la monnaie, ce qui est utile pour tous les détenteurs de monnaie. Symétriquement, on assimile à tort inflation et croissance économique. C’est ainsi que l’objectif de la politique monétaire de la BCE consiste à faire en sorte qu’on atteigne un taux d’inflation proche de 2 %, ce qui devrait être considéré comme une absurdité.
Il y a certainement une raison implicite pour laquelle cette conception erronée est très généralement acceptée. On considère en effet que la création de monnaie constitue une augmentation de ce que l’on appelle la demande globale et, conformément aux préjugés inspirés par la théorie keynésienne, l’augmentation de la demande globale est censée susciter une augmentation de l’offre de biens et services et donc être un facteur de croissance économique. Il est évident que cette pensée dominante inspire les décisions de politique monétaire au cours de la crise économique actuelle.
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Or, il serait souhaitable que tout le monde devienne convaincu que ce raisonnement est injustifié. Il serait trop long d’expliquer de manière précise dans le présent article les raisons pour lesquelles on doit refuser l’idée qu’on peut stimuler la production en augmentant la demande globale et pour lesquelles on devrait au contraire adopter ce que l’on appelle « la loi de Say » (du nom du grand économiste français Jean-Baptiste Say), à savoir que c’est l’offre qui détermine la demande. Peut-être est-il tout de même suffisant de souligner ceci : la production dépend essentiellement des incitations productives des individus (par exemple leur incitation à faire des efforts de travail au lieu de profiter de leurs loisirs).
Si l’on augmente la demande d’un bien, il faut inciter ses producteurs à produire plus et pour cela faire en sorte que le prix de ce bien augmente par rapport à d’autres biens ; mais c’est dire que le prix relatif de ces autres biens diminue, ce qui réduit l’incitation à les produire. Autrement dit, ce qu’on appelle une augmentation de la demande globale consiste à augmenter la production de certains biens aux dépens de la production d’autres biens, c’est-à-dire que l’on crée des distorsions. C’est ce qui se produit avec la politique monétaire : ceux qui bénéficient d’une augmentation de leur quantité de monnaie – par exemple l’État qui finance ainsi sa dette publique, comme cela est le cas actuellement – le font aux dépens d’autres personnes. De manière générale, la politique monétaire – de même que toute politique économique – n’a pas un rôle global, mais seulement un rôle de création de distorsions.
Les banques centrales et la monnaie
On attribue généralement un rôle satisfaisant à une politique monétaire expansionniste non seulement à cause de l’hypothèse d’augmentation de la demande globale, mais aussi à cause de ses effets sur l’investissement. En effet, contrairement à ce qui a existé pendant une très longue partie de l’histoire de l’humanité, la monnaie est créée par la Banque centrale en contrepartie de l’achat de créances et elle peut ainsi être créée de manière illimitée.
Comme on le sait bien, lorsque la Banque centrale veut augmenter significativement sa création de monnaie, il lui faut trouver des emprunteurs et elle est ainsi incitée à proposer des taux d’intérêt plus bas que ce que seraient les taux d’intérêt d’équilibre du marché financier. Mais comme cela a été parfaitement démontré par ce que l’on appelle la théorie autrichienne du cycle économique (initialement développée par les deux économistes d’origine autrichienne, Ludwig von Mises et Friedrich Hayek). Cette politique a essentiellement pour conséquence de créer des distorsions dans les structures productives, car elle incite à réaliser des investissements dont la faible rentabilité ne conduirait pas normalement à investir. Mais ces changements sont déséquilibrants, car ils ne correspondent pas aux véritables désirs et besoins des individus en tant que consommateurs et producteurs et il peut en résulter une crise économique, comme on l’a vu en 2008.
La politique de création monétaire, parce qu’elle implique une baisse des taux d’intérêt, a d’autres conséquences négatives, en particulier la baisse de l’épargne, alors que celle-ci constitue la condition de la croissance. En vendant de la monnaie contre des créances, la Banque centrale fait crédit sans qu’il existe une épargne correspondante, bien au contraire, puisque la baisse des taux d’intérêt diminue l’épargne. Par sa politique de bas taux d’intérêt, la Banque centrale non seulement incite certains producteurs à faire des investissements qu’ils n’auraient pas faits normalement, mais simultanément, on diminue d’autres investissements puisque l’épargne est diminuée par cette politique. On détourne ainsi de manière artificielle des ressources vers ceux qui bénéficient des prêts de la Banque centrale. On ne fait donc que créer ce que Friedrich Hayek appelait des « malinvestissements ».
Ce qui détermine la croissance, ce n’est certainement pas la politique monétaire – ni, plus généralement, la politique économique – mais ce sont les incitations productives et la capacité des entrepreneurs à mettre en œuvre des progrès techniques. Les incitations productives ne sont certainement pas accrues par la production de monnaie, mais elles le seraient par une diminution de la fiscalité et des règlementations.
Comme nous venons donc de le voir, la politique monétaire est incapable de jouer un rôle de relance économique et elle a pour conséquences essentielles la création de distorsions structurelles. Or cela est particulièrement vrai en ce qui concerne la crise économique actuelle. En effet, celle-ci est une crise de l’offre, car beaucoup d’entreprises ou d’entrepreneurs indépendants ont été obligés de diminuer leurs activités à cause du confinement qui rend impossible le travail de nombreux salariés, mais aussi d’entrepreneurs. Ce n’est évidemment pas une « politique de demande globale » – et en particulier une politique monétaire expansionniste – qui peut permettre de surmonter ces difficultés ni d’ailleurs de faciliter la reprise lorsque la période de confinement aura pris fin. Par ailleurs, la situation actuelle se traduit par des changements importants des structures productives (et d’ailleurs également des structures de consommation). Il est donc particulièrement nocif d’ajouter à ces distorsions celles qui sont nécessairement le résultat de la politique monétaire.
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Dans la mesure où il existe une banque centrale, les dirigeants de celle-ci tiennent à faire croire qu’ils jouent un rôle très utile. Par ailleurs, les gouvernements sont favorables à l’existence des banques centrales, car celles-ci peuvent faciliter le financement des déficits publics, ce qui est actuellement le cas. Mais on devrait admettre plus généralement que la création monétaire n’a aucune utilité (et qu’elle peut même créer des distorsions nuisibles), de telle sorte que l’on devrait même accepter l’idée que les banques centrales ne devraient pas exister.