La fiscalité qui se veut juste et bonne conduit souvent à des effets pervers et à l’inverse de ce qui est recherché. La fiscalité morale est souvent une impasse.
Article paru dans la Revue Conflits n°54, dont le dossier est consacré aux ONG.
Tiré du Cercle de craie caucasien, pièce de théâtre écrite en 1945 par le dramaturge allemand Bertolt Brecht, cet aphorisme caractérise assez bien la pratique du législateur français et ses conséquences immaîtrisables en matière de fiscalité. Entre les bonnes intentions affichées et la réalisation effective, il est en ce domaine un gouffre et un concept économique clé qui se nomme « incidence fiscale ». Qu’est-ce à dire ? Comme le rappellent Olivier Gossner, Jean-Baptiste Michau et Vincent Rollet dans leur ouvrage récent d’Introduction aux sciences économiques, « l’incidence économique d’un impôt est exclusivement déterminée par le jeu de l’offre et de la demande, et est indépendante de son incidence légale. Le législateur peut décider du niveau de l’imposition sur chaque marché, mais ne peut pas décider qui en supportera la charge[1] ». Incontournables et décisifs, les phénomènes d’incidence fiscale sont pourtant largement ignorés au moment de légiférer. Un exemple aussi éclatant qu’instructif nous en a encore été donné à la faveur d’une proposition de loi (PPL), examinée en commission des finances du Sénat quelques jours seulement avant la dissolution de l’Assemblée nationale (ce qui eut pour effet immédiat de suspendre l’examen du texte).
Le 5 juin dernier, la commission des finances du Sénat a en effet examiné puis opportunément rejeté une PPL déposée sur les bureaux de la haute assemblée par le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain visant à « mettre en place une imposition des sociétés plus juste et plus écologique ». En plus de la mise en œuvre d’une contribution additionnelle à l’impôt sur les sociétés (IS), visant non pas les résultats exceptionnels mais uniquement la croissance du résultat, de sorte qu’une entreprise voyant son résultat croître de 25 % en dix ans eût été redevable de la taxation proposée, la PPL socialiste prévoyait une majoration du taux d’IS à 30 % (contre un taux normal à 25 % depuis 2022) pour toutes les entreprises contribuant à des activités polluantes ou ne respectant pas certaines obligations légales, notamment en matière d’emploi des personnes handicapées ou de parité homme-femme, ou dans lesquelles les écarts de rémunération entre le 1er décile de salariés et le dirigeant seraient supérieurs à 30.
Passons ici sur le risque d’insécurité juridique généré par la notion de « contribution indirecte à une activité polluante », si large qu’elle exposerait les entreprises à un risque d’arbitraire dans l’interprétation retenue par l’administration ou le juge de l’impôt. Passons également sur l’effet contre-productif strictement économique d’une telle augmentation de l’IS, qui viendrait priver les entreprises concernées des moyens précisément requis afin d’investir dans la transition écologique de leur appareil productif. Et qui, plus globalement, placerait la France à rebours de la tendance observée d’une diminution généralisée des taux d’IS à l’échelle de la planète.
Ce qui interpelle une fois de plus le fiscaliste avec ce type de proposition, c’est l’ignorance des phénomènes d’incidence fiscale pourtant cruciaux au moment d’apprécier l’opportunité de telle ou telle politique fiscale. En matière d’IS, la question est de savoir qui supporte non plus « légalement », mais « économiquement » le poids de l’impôt. Plus exactement, la question est ici de savoir si ce sont les actionnaires qui supportent la charge de l’IS par la baisse des rendements, les consommateurs par la hausse des prix, ou les salariés par la baisse des salaires. Car, de fait, les impôts mis à la charge des entreprises sont toujours payés effectivement par des individus. Or en l’occurrence, les travaux économiques les plus récents[2] établissent que ce sont les salariés qui supportent en large part l’IS (jusqu’à 50 % de la charge effective de l’impôt), et prioritairement les salariés les moins qualifiés ou les plus vulnérables (les jeunes et les femmes, et sans doute en irait-il de même des salariés en situation de handicap).
Ainsi, majorer comme le prévoit cette PPL le taux d’IS pour les entreprises ne respectant pas les obligations légales en matière d’égalité homme-femme ou en matière d’embauches de personnes handicapées aboutirait, dans la réalité, à pénaliser ceux-là mêmes que les auteurs du texte entendent protéger, du simple fait des mécanismes d’incidence et de répercussion fiscales…
À lire également
Le constitutionnalisme fiscal contre l’impôt confiscatoire
[1] O. Gossner, J.-B. Michau et V. Rollet, Introduction aux sciences économiques, Economica, 2024, p. 133.
[2] Cl. Fuest, A. Peichl et S. Siegloch, « Do Higher Corporate Taxes Reduce Wages? Micro Evidence from Germany », ifo Working Papers, September 2017, 86 p.