La guerre de Succession d’Espagne (1701-1714) a transformé l’Europe et a restructuré l’ordre des nations. Ce sont près de 15 ans de guerre qui ont contraint la France a un effort militaire important, dans le but d’assurer sa sécurité. Un conflit étudié par Clément Oury dans un ouvrage où sont abordés tous les aspects de cette guerre.
« Messieurs, voilà le roi d’Espagne. » C’est par ces mots que Louis XIV s’adresse à sa cour le 16 novembre 1700. Le monarque ainsi désigné n’est autre que son petit-fils, Philippe d’Anjou, nommé comme successeur par Charles II de Habsbourg. Si cet épisode ouvre la voie à trois siècles de règne des Bourbons sur l’Espagne, à l’exception de brèves parenthèses républicaines, il faut pourtant une quinzaine d’années d’hostilités, les plus difficiles du règne du Roi-Soleil, pour que les différentes puissances européennes reconnaissent Philippe V comme leur interlocuteur.
C’est de ce conflit, la guerre de Succession d’Espagne (1701-1714), que l’historien et chartiste Clément Oury publie la première synthèse en français. Évoquée dans bien des ouvrages sur l’époque moderne, cette guerre majeure n’avait jusqu’alors pas fait l’objet d’une monographie spécifique, d’une « tentative d’histoire totale » n’omettant « aucune des dimensions du conflit » (p.14). Défi relevé.
La succession d’Espagne : monarchie et diplomatie dans l’Europe moderne
L’intérêt qu’a Louis XIV à accepter le testament de Charles II peut sembler évident. Toutefois, il n’en est rien. Le roi d’Espagne étant infirme et stérile, la question de sa succession fait l’objet de bien des tractations de son vivant, tractations dans lesquelles la France a eu sa place. Un noble de moindre importance que le roi de France ou l’Empereur doit donc porter la couronne, tandis que les possessions non ibériques du Royaume d’Espagne sont destinées au partage entre les autres puissances. En entérinant la décision du souverain espagnol, Louis XIV sait qu’il trahit ses engagements et met l’Empire devant un inacceptable fait accompli, parfait casus belli, et met ainsi en péril son propre royaume. Comme le rappelle l’auteur, le Roi-Soleil fait donc le choix, critiquable et critiqué en son temps, de sa dynastie plutôt que de son royaume (p.22), et c’est de ce fait que la guerre éclate.
À lire aussi : « L’État, c’est moi ! »
Les deux monarchies bourbonnes combattent ensemble tout au long de la guerre. Cette union à toute épreuve est l’une des grandes forces de ce camp face aux puissances coalisées, qui réunissent notamment le Saint Empire, la Grande-Bretagne, les Provinces-Unies, le Portugal et la Savoie. À plusieurs reprises, Louis XIV est près de céder aux exigences alliées pour en finir avec cette guerre, mais refuse systématiquement de se retourner contre son propre sang (p.293, p.304). Ce principe du « No peace without Spain ! » (p.179) martelé par les alliés les pousse à sans cesse prolonger des hostilités dont ils finissent par perdre l’avantage. En effet, la lassitude de la Grande-Bretagne va croissant, et elle négocie secrètement une paix avec la France, qui constitue les bases du traité d’Utrecht. Cette paix de compromis voit la France comme l’Espagne céder des territoires, mais ces conditions sont bien moins défavorables que celles que Louis XIV a un temps redouté, et au moins le testament de Charles II est-il appliqué, au prix de la renonciation par Philippe V de ses droits dynastiques à la couronne de France. Lorsque, le 5 novembre 1712, le roi d’Espagne en fait le serment, il parle de la nécessité d’établir « un équilibre entre les puissances, afin qu’il ne puisse pas arriver que plusieurs étant réunies en une seule, la balance de l’égalité qu’on veut établir penche à l’avantage de ces puissances, aux risques et dommages des autres » (p.373), un argumentaire innovant et promis à un certain avenir. Ainsi, au lendemain de la guerre, si l’Espagne et la France sont parvenues à leurs fins en obtenant la reconnaissance de Philippe V par les puissances étrangères, elles n’ont plus de place particulière vis-à-vis d’elles, ne pouvant plus rêver d’hégémonie (p.437). La dernière guerre de Louis XIV sonne le glas de ses rêves de grandeur.
La guerre louis-quatorzienne : sommet ou crépuscule ?
Les opérations militaires font l’objet de récits et d’analyses détaillés. La France adopte une stratégie qualifiée par Chamlay de « mixte », dominée pour une fois par la défensive, des opérations offensives à la marge visant à inquiéter l’ennemi, à vivre sur ses terres et à le démoraliser (p.72). Ainsi, la ceinture de fer, vaste dispositif de places fortes aux frontières du royaume promu et entretenu par Vauban, voit-elle et subit-elle les hostilités. Lille, forteresse de premier plan en termes stratégiques comme symboliques, ayant été rattachée au royaume de France en 1668, chute en 1708 après des mois d’un siège coûteux pour les alliés, qui ont notamment tenté un assaut brutal tel que promu par Coehoorn plutôt que gouverné par les principes mathématiques de Vauban en matière de poliorcétique (p.173). L’assaut s’avère un échec complet et consacre le système vaubanien (p.274). Si la ceinture de fer a parfois été percée pendant la guerre de Succession d’Espagne, elle a rempli son office en empêchant les armées ennemies de progresser loin dans les terres et d’envahir le royaume (p.443). Cela ne signifie pas pour autant que le bilan humain, difficile à chiffrer, est négligeable ; au contraire, aux pertes de la guerre s’ajoutent celles du dramatique Grand Hiver 1709, et les peuples sont très sollicités à travers le recrutement et l’impôt.
À lire aussi : Louis XIII en majesté
Le propos voit ainsi l’auteur effectuer d’utiles rappels sur la guerre telle qu’elle est envisagée et menée au XVIIesiècle et au début du suivant. Outre le détail des préceptes de la guerre de siège – notion problématisée – de Vauban, mention est faite du complexe appareil logistique qui accompagne une armée française de plusieurs centaines de milliers d’hommes (450 000 à son maximum sous Louis XIV), « géant du Grand Siècle »[1], élaboré par feu le ministre Louvois (p.139-150). La composition des armées et des différentes armes fait d’ailleurs l’objet d’un court chapitre (p.47-61) : en phase avec l’historiographie du fait militaire de ces dernières décennies, la guerre n’est pas envisagée seulement pour son versant spectaculaire, longtemps mis en avant par les États et les passionnés, mais également pour ses coulisses. Ce n’est pas là projeter à une telle guerre des problématiques contemporaines qui ne s’y seraient pas posées en son temps : bien au contraire, pour Clément Oury, on peut parler de « guerre de position » comme l’entendait au XIXe siècle le stratège Jomini, dans la mesure où on l’a menée en réfléchissant « d’abord sur les moyens (de reposer les troupes, de les protéger, de les ravitailler) et les buts à court terme, plutôt que sur les objectifs de grande portée » (p.440). De manière générale, souligne l’auteur, la stratégie dominante dans les deux camps a été celle de l’attrition (p.444), stratégie à laquelle un chapitre est d’ailleurs entièrement consacré (p.63-86). Tout cela a davantage compté que les diverses campagnes ou batailles étudiées individuellement, quelques brillants qu’aient été les généraux qui les ont menées, comme, côté allié, le prince Eugène et le duc de Marlborough (ancêtre de Winston Churchill qui en écrivit une biographie).
Au plus près des batailles et des sièges
En cette « fin tragique du Grand Siècle », la norme est encore aux affrontements d’assez grande ampleur relativement rares, qu’il s’agisse de batailles d’une journée ou de sièges pouvant durer plusieurs mois. En plus de détailler les modalités du combat à l’échelle du soldat individuel, l’auteur se livre à de nombreuses analyses d’affrontements, en particulier des défaites françaises, sujet de sa thèse[2]. Peu connue du grand public actuel, mais ayant fait beaucoup de bruit en son temps, la bataille de Blenheim (1704) voit une victoire décisive des coalisés sur les forces franco-bavaroises, et l’échec définitif des manœuvres françaises en Bavière, qui visaient à menacer les alliés sur leurs arrières. Les campagnes d’Italie, région en grande partie sous souveraineté espagnole, voient quant à elles plusieurs batailles indécises, comme celles de Crémone ou de Luzzara ou celle de Calcinato qui, remportée par Vendôme, ne donne pas lieu à une poursuite qui aurait pu véritablement handicaper les forces impériales (p.189). La France est de nouveau vaincue à la sanglante et confuse bataille d’Audenarde, en 1708 (p.266-268).
Mais une autre défaite change la donne : celle de Malplaquet, en 1709, qui fait l’objet d’une étude en deux temps. Leur centre étant enfoncé, Boufflers se voit contraint de battre en retraite tandis que le maréchal de Villars, blessé à la cuisse, est inconscient. Mais la retraite se fait en bon ordre, et les pertes alliées sont deux fois plus nombreuses, compliquant démesurément une poursuite de la campagne. Villars, blessé, est auréolé de gloire, quand Boufflers est le bouc émissaire de cette « incontestable défaite » (303-304) : à l’un le prestige du succès stratégique, à l’autre la responsabilité de l’échec tactique. « Si Dieu nous fait la grâce de perdre encore une telle bataille, Votre Majesté peut compter que ses ennemis sont détruits », écrit Villars – que l’auteur ne cite pas ici. La réflexion à laquelle se livre Clément Oury sur Malplaquet, si elle a déjà fait couler beaucoup d’encre avant lui[3], dit la nuance avec laquelle il analyse les batailles. Plusieurs de ces dernières, ainsi que des campagnes, sont également montrées à l’aide de cartes qui, si elles sont bienvenues, auraient gagné à être un peu plus nombreuses, notamment lorsqu’il est question d’affrontements complexes ou de topographies peu communes. De même, l’auteur effectue quelques passages du passé au présent de narration, voire au futur historique, qui rendent le propos quelque peu confus alors qu’il est bien structuré, mais cela reste rare.
Alliant les vertus de la synthèse à des réflexions approfondies sur des événements précis, l’ouvrage a beaucoup à apporter tant au connaisseur qu’au néophyte. Ses lecteurs ne seront pas étonnés qu’il ait reçu le prix Guizot de l’Académie française pour l’année 2021[4].
À écouter : Podcast de Conflits avec l’auteur : La guerre de succession d’Espagne. Clément Oury
[1] John A. Lynn, Giant of the Grand Siècle: the French Army, 1610-1715, Cambridge, Cambridge University Press, 1997.
[2] http://www.theses.fr/2011PA040099
[3] André Corvisier, La bataille de Malplaquet 1709 : L’effondrement de la France évité, Paris, Economica, 1997.
[4] https://actualitte.com/article/101064/prix-litteraires/l-academie-francaise-devoile-son-palmares-pour-l-annee-2021