Une représentation populaire véhiculée par la littérature coloniale a participé à la construction du mythe touareg (« hommes bleus » ; guerriers redoutables ; société matriarcale, etc.). Ce mythe se superpose à celui du désert. C’est dans ce cadre mythique que se sont inscrits certains médias lors des premières rébellions armées touareg contemporaines. Une vision quelquefois relayée par des personnalités politiques de haut niveau incarnant la politique française au Sahel, réceptives aux sirènes mythiques, et plus particulièrement à propos des cycliques rébellions armées. La réalité est bien souvent différente.
Qu’en est-il dans les réalités historiques ? Pour répondre à cette question, il convient d’appréhender les réponses par la problématique suivante : dans quelle mesure ces rébellions ont-elles contribué à déstabiliser les pouvoirs étatiques, affaiblir les États et entretenir aujourd’hui des menaces de reprises des armes ? Le Mali servira de trame analytique, car représentant dans ses formes les plus violentes et les plus contradictoires des exemples significatifs. Pour ce faire, ces mouvements seront appréhendés dans leurs conditions d’apparition. Six révoltes et rébellions armées à dominante touareg se manifestent depuis celle de 1916 jusqu’à la dernière en date, en 2012.
La première, une révolte circonscrite à la région de Kidal, intervient en 1916-1917. Animée par l’Aménokal1 de la chefferie des Kel Tamacheq2 Iwllimidden, elle s’inscrit dans une opposition farouche à la conquête coloniale, dont le pouvoir est affaibli par la Première Guerre mondiale sur le front européen3.
La deuxième, celle de 1963-1964, mal préparée, recèle un caractère épidermique et racial où certains chefs de tribus arabo-berbères au phénotype et au leucoderme méditerranéens refusent d’être commandés par des Noirs. Elle se déroule dans un Mali indépendant depuis le 22 septembre 1960, où l’État est en construction. Elle apparaît lors de la création de l’Organisation commune des régions sahariennes (OCRS : 1957-1963) perçue comme une tentative de conserver le Sahara en le séparant de l’Algérie au moment où l’on découvre l’existence de pétrole dans la région de Ouargla (Algérie) et dans un contexte où les États algérien et malien se réclamant d’une orientation socialiste dénoncent l’initiative et refusent de l’intégrer. Sévèrement réprimée par une armée accusée de génocide, cette révolte marque la mémoire touareg jusqu’à nos jours.
La troisième, qui s’étend de 1990 à 1996, menée par Iyad ag Ghali, leader du Mouvement populaire de libération de l’Azawad (MPLA), intervient dans un contexte de fin de règne de la dictature du général Moussa Traoré (1978-1991) confronté à d’importants mouvements d’opposition qui conduisirent à la chute du régime le 22 mars 1991. Plus structurée que la précédente, elle s’en distingue par trois aspects significatifs :
La référence au « territoire » de l’Azawad4 apparaît pour la première fois.
Elle s’illustre par l’éclatement du MPLA en plusieurs fractions autonomes ancrées dans l’idéologie lignagère fondée sur les dynamiques structurelles des systèmes segmentaires, qui procèdent de plusieurs fusion-fission des lignages conditionnés par des opportunités factuelles et au sein desquelles s’opèrent des stratégies matrimoniales pérennes.
L’adage qui incarne cette segmentarité est : « Moi contre mon frère ; moi et mon frère contre mon cousin ; moi, mon frère et mon cousin contre mon cousin au deuxième degré », et ainsi de suite.
Rébellions lignagères
En conséquence, ces rebellions produisent de nouveaux fronts tels que, par exemple, le Front islamique arabe de l’Azawad (FIAA), révélateur du caractère identitaire de ces fronts et de leur dimension culturelle arabo-berbère, ainsi que d’autres fronts tels que le mouvement patriotique songoye « Ganda Koy » (« les maîtres de la terre ») créé le 9 mai 1994, composé de sédentaires, soutenus par les autorités étatiques et qui combattent les précédents.
Cette troisième rébellion est ponctuée par deux textes de paix. L’un, celui de l’accord de Tamanrasset négocié le 6 janvier 1991 sous l’égide de l’Algérie, mais jamais appliqué du fait du coup d’État intervenu le 26 mars 1991. L’autre, intitulé « Pacte national de Bamako » également signé sous l’égide de l’Algérie le 11 avril 1992, est précédée par la Conférence nationale souveraine (29 juillet-12 août 1991). Elle advient à la veille de la tenue du second tour des élections présidentielles. Il consacre le statut particulier du nord du Mali et est symbolisé par la cérémonie de « La Flamme de la paix » au cours de laquelle 3 600 armes des anciens rebelles sont détruites.
À lire également
L’humiliation française au Sahel
Cette troisième rébellion contribue sensiblement à affaiblir l’autorité de l’État déjà confronté à des contraintes extérieures dictées par les institutions financières des accords de Brettons Wood qui imposent le premier programme d’ajustement structurel (PAS) (1990-1992) appliqué par le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale, assortie de conditionnalités particulièrement douloureuses pour les populations, suivie en janvier 1994 par la dévaluation du franc de la communauté africaine (FCFA) aggravant l’affaiblissent de l’État qui doit rembourser sa dette au tarif du moment de l’emprunt, ce qui correspond à un doublement de cette dette et donc à un surendettement. Ces circonstances parachèvent la déstabilisation de l’État devenant dès lors vacillant.
La quatrième, celle de 2006, insufflée par l’Alliance démocratique du 23 mai pour le changement (ADC), estime que les promesses du pacte national n’ont pas été tenues et que l’État a favorisé les tribus touareg vassales aux dépens de l’ancienne aristocratie guerrière. Elle prend fin avec de nouveaux « Accords d’Alger » contestés par une partie de la classe politique et de la presse maliennes. Une nouvelle politique prend forme. Elle concerne les processus de délocalisation des casernes militaires dans les zones urbaines et la création d’unités spéciales composées d’ex-rebelles. Ainsi, l’armée se retire d’une partie importante du territoire national où sa souveraineté ne s’exerce plus. Cette situation s’apparente à une sorte d’autonomie non déclarée et informelle.
De surcroît, l’État laisse se former deux milices dirigées par deux officiers supérieurs des Forces armées maliennes (FAMAs), l’un originaire de la communauté arabe du Tilemsi, l’autre ex-rebelle de l’Armée révolutionnaire de libération de l’Azawad (ARLA), actuel général de brigade qui dirige la milice du Groupe d’autodéfense touareg Imghad et alliés (GATIA).
Ils sont accusés de liens troubles dans le septentrion.
Elle se poursuit au mois de septembre 2007 par une dissidence interne à l’ADC nommée Alliance touareg du Nord-Mali pour le changement (ATNM) ainsi que par une extension au Niger à travers la création du mouvement Alliance touareg Niger-Mali.
Rébellions des années 2000
Tout autre est la cinquième (2012-2015) qui, de nature différente, avec des objectifs clairement déclarés, émane d’un ancrage idéologique explicite aux visées séparatistes et revendique l’indépendance de l’Azawad. Elle survient dans un contexte national et sous-régional lourd de turbulences politico-sécuritaires qui se juxtaposent. C’est ainsi que le 22 mars 2012, le coup d’État perpétré par le capitaine Amadou Aya Sanogo5 qui, sous la pression de la Communauté des États d’Afrique de l’Ouest (CÉDÉAO) et du Burkina Faso, signe un accord l’obligeant à rétablir les institutions démocratiques. Au plan sous-régional, elle émerge directement de l’assassinat du colonel Kadhafi le 20 octobre 2011 et de l’ouverture à tous vents des arsenaux militaires dans lesquels les futurs insurgés se sont ravitaillés en armes de toute nature. C’est dans cette situation que le Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA) a conquis la moitié du septentrion malien déclarant, le 6 avril 2012, l’indépendance de l’État autoproclamé de l’Azawad dont le territoire, sans référence historique6, est une construction politique fabriquée pour légitimer ses revendications indépendantistes.
À lire également
Terrorisme au Sahel : l’heure du bilan
Après un bref rapprochement avec les groupes armés salafistes djihadistes qui a débouché sur l’éphémère République islamique de l’Azawad et l’apparition de nouveaux fronts tels que le Haut Conseil pour l’unité de l’Azawad (HCUA) à dominante ifoghas de la chefferie, on assiste à un regroupement de deux entités opposées, à savoir d’un côté la plateforme légaliste et de l’autre la Coordination des mouvements de l’Azawad (CMA, ex-indépendantiste).
Elle se conclut par un accord pour la paix et la réconciliation au Mali issu du processus d’Alger (APR) paraphé le 15 mai par le gouvernement malien, les groupes loyalistes et la communauté internationale, mais refusé par la CMA, considérant que l’accord ne prévoit ni l’autonomie ni le fédéralisme pour le nord du Mali. Des annexes rajoutées au texte initial permettront finalement à la CMA de le signer le 15 juin 2015.
La philosophie générale qui a présidé à l’élaboration de ce document stipule : « Les dispositions de portée nationale arrêtées dans le présent accord seront mises en œuvre prioritairement dans les régions du nord du Mali… Ces dispositions sont applicables aux autres régions du pays » (art.4, p. 3) : il n’en est rien ! En effet, sa mise en œuvre a concerné exclusivement l’espace contrôlé par la CMA.
On constate une référence appuyée et systématique aux « populations maliennes et en particulier à celles des régions du Nord », concernant implicitement les populations arabo-berbères d’origine nomade minoritaires. Cet accord va au-delà de l’annonce d’une décentralisation poussée, car il s’agit d’une régionalisation qui innove notamment par l’élection au suffrage universel direct du président de région selon les mêmes modalités que celles du président de la République. Il présidera les assemblées et exécutifs régionaux et sera le chef de l’administration de la « région-État », cumulant ainsi les pouvoirs exécutif et politique, ce qui s’apparente à une forme de fédéralisme : serait-ce la fin de l’État-nation unitaire et l’institutionnalisation des rapports d’inégalité, car l’accord ne prévoit pas de passerelles entre régions aux richesses inégales.
Sept ans après sa signature, l’accord n’est toujours pas appliqué. Le gouvernement de transition actuel est issu du coup d’État du 18 août 2020. Un autre coup de force le 25 mai 2021 a destitué le président de la transition de l’époque, le colonel à la retraite Bah NDaw et son Premier ministre Moctar Ouane. Ce gouvernement qui annonce le bien-fondé de cet accord et sa « relecture intelligente » votée par le Conseil de la transition : une arlésienne !
Toutes ces rébellions qui partent de la région de Kidal surgissent lorsque le pouvoir central est affaibli, aggravant sérieusement la déstabilisation de l’État sans pour autant remettre en cause l’ordre social et l’organisation politique de leurs sociétés d’origine. Elles ne sont pas porteuses de transformations sociales et ne militent pas pour un projet de société qui les caractériserait. Elles recèlent de grandes capacités de nuisance, mais connaissent des difficultés politiques à imaginer une « utopie démocratique »… Il en découle que leurs stratégies de conquête du pouvoir se fondent essentiellement sur le recours aux armes.
À lire également
Terrorisme au Sahel : l’exception mauritanienne
Leurs leaders et affidés détiennent cependant des capacités d’adaptation aux mutations politiques et économiques en cours. C’est ainsi que certains d’entre eux investissent dans le foncier et l’immobilier à la périphérie bamakoise dans un quartier nommé Kidal Bougou7 et non dans l’Azawad, leur territoire revendiqué.
À titre d’hypothèse intuitive, toutefois fondée sur l’analyse des rébellions présentées ci-devant et combinées aux logiques des dynamiques politiques de la segmentarité, qui vont à l’encontre d’une centralité du pouvoir, il est loisible d’imaginer que des objectifs (difficiles à théoriser) viseraient à créer les conditions d’une nation ethnique qui précéderait la formation d’un État spécifique et original.
Conclusion
Du mythe unique aux réalités multiples, quels devenirs possibles pour l’État et pour le destin du peuple malien traversés depuis soixante ans par cinq coups d’État militaires, six révoltes et rébellions armées à dominantes touareg, le déferlement des groupes armés salafistes djihadistes depuis 2007 qui ont fait allégeance à al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) et qui sont en guerre larvée contre l’État islamique au grand Sahara (EIGS) ? Quelles perspectives pour ce pays qui a connu des sécheresses à répétition, dont certaines se sont transformées en famines généralisées ? Quels projets envisageables pour ces populations soumises aux plans d’ajustement structurels et à la dévaluation du franc CFA ? Quels espoirs pensés lorsque ces composantes structurelles du chaos malien se combinent, se juxtaposent ou s’autonomisent ? La situation est loin d’être pacifiée.
1 Chef suprême et autorité morale.
2 « Ceux qui parlent la langue touareg ».
3 Envoi de soldats sur le front européen.
4 Il s’agit d’une construction politique événementielle sans référence historique.
5 Arrêté en novembre 2013, écroué et assigné à résidence, promu général de corps d’armée par décision ministérielle le 14 août 2013, pour finalement être blanchi par une cour d’assise qui abandonne toutes les charges dont il avait été accusé.
6 À l’encontre de la propagande de ces ex-rebelles, il n’y a jamais eu de chefferie, de royaume ou d’empire de l’Azawad.
7 Quartier Kidal.