Nation ancienne et pays à la longue histoire, le Maroc a pu se maintenir face à ses adversaires grâce à un réalisme diplomatique qui lui a souvent permis de déjouer les hostilités.
Le Maroc est une vieille nation dont les permanences géographiques et historiques traversent les siècles. Cet État singulier du Maghreb, le seul à pouvoir se targuer d’une telle consistance et d’une telle longévité, s’est progressivement construit sur l’œuvre de dynasties successives aux visages variés. A vouloir désigner ce qui surplombe et conduit l’histoire marocaine comme une constante, ce qui a fait sa singularité et explique peut-être la subsistance de ce pays situé aux confins de l’Afrique et de l’Europe, l’observateur attentif se laissera peut-être surprendre par une qualité qui revient chez les grands souverains marocains : le réalisme politique. Non pas seule et unique cause prétendant expliquer toute la construction de l’État marocain, mais bien une récurrence qui pourrait permettre d’analyser l’histoire du royaume chérifien sous une nouvelle lumière. Et puisqu’en histoire bien souvent, dans les mêmes cas, les mêmes manœuvres produisent nécessairement les mêmes conséquences[1], le réalisme peut constituer une clé de lecture pour mieux comprendre le Maroc.
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Comme il est commun d’évoquer les quarante rois qui ont fait la France, fruit de la patience et de la politique réaliste des Capétiens, il est intéressant d’aligner les grands souverains de l’histoire marocaine ayant manifestement fait preuve de réalisme politique : cette vertu qui fait fi des passions et des émotions immédiates pour plutôt s’approprier les enseignements d’un Richelieu qui disait dans son Testament politique : « […] s’il est vrai que la raison doit être le flambeau qui éclaire les princes en leur conduite et en celle de leur État, il est encore vrai que, n’y ayant rien au monde qui compatisse moins avec elle que la passion, qui aveugle tellement qu’elle fait quelquefois prendre l’ombre pour le corps, un prince doit surtout éviter d’agir par un tel principe qui le rendrait d’autant plus odieux qu’il est directement contraire à celui qui distingue l’homme d’avec les animaux. On se repent souvent à loisir de ce que la passion fait faire avec précipitation et on n’a jamais lieu de faire le même des choses à quoi l’on est porté par des considérations raisonnables[2]. »
Ici, le réalisme marocain sera illustré par deux exemples historiques où les souverains marocains ont porté haut ce « flambeau de la raison » plutôt que de succomber à des émotions nationalistes ou religieuses : lors de l’alliance avec l’Espagne au XVIe siècle et à travers l’élégance diplomatique de Hassan II au XXe siècle.
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L’Alliance des Saadiens avec l’Espagne
Le Maroc du début du XVIe siècle sort péniblement d’une crise intérieure profonde à l’issue de laquelle la dynastie saadienne s’est définitivement imposée sur celle décadente des Wattassides. Comme pour la plupart des périodes troublées de l’histoire marocaine[3], c’est le parti qui soulève le plus d’espérances religieuses qui l’emporte. La famille saadienne présentant le double avantage d’être à la fois une famille chérifienne, c’est-à-dire descendante du Prophète, et proche des zaouias (confréries proches du soufisme) qui incarnaient alors le renouveau de l’islam, elle fut rapidement pour le peuple la bannière de la libération du pouvoir déliquescent des Wattassides ainsi que de la menace chrétienne. Les marabouts donnèrent au premier chef saadien, Abou Abdallah Mohammed, le nom de Qaim bi Amr Allah (celui qui est appelé par Dieu) ce qui faisait de lui le nouveau chef de la guerre sainte et le champion de l’islam. Très vite, ses descendants s’illustrent dans la lutte contre les Portugais dont les comptoirs essaiment depuis un siècle sur le littoral atlantique. Cette « guerre sainte » culmina avec la prise d’Agadir en 1541, ultime coup porté à l’aventure lusitanienne au Maroc.
En 1554, le sultan saadien Mohammed Ech-Cheick (1554-1557) réunifie le Maroc et prend la surprenante décision de se rapprocher de l’Espagne pour lutter contre les velléités d’expansion de l’Empire ottoman. Les Turcs, qui sont en Algérie depuis 1515, veulent alors prendre en étau l’empire de Charles Quint en poussant sur l’Autriche d’une part (premier siège de Vienne en 1529) et sur l’Espagne d’autre part en prenant position au Maroc. Dernier pays indépendant du Maghreb, le Maroc est non seulement la seule pièce manquante du dispositif ottoman le long de la mer Méditerranée, mais aussi la tête de pont qui lui permettrait de défier l’Espagne en son cœur. Or, alors même que sa famille a été portée sur le trône par son rôle de défenseur de l’islam face à la pression chrétienne, Mohammed Ech-Cheick use de sa raison plutôt que de verser dans la passion religieuse. A l’idéalisme d’un nationalisme exacerbé par le rôle divin du chérif face à l’ennemi héréditaire chrétien, il oppose un réalisme soucieux du maintien de la souveraineté marocaine face à l’hostilité ottomane, alors bien plus sérieuse que le danger espagnol. En 1557, après que le sultan a été assassiné par un complot turc, ce sont les Espagnols qui sauvent la mise aux Marocains assiégés à Fès, forçant les armées de la Porte à revenir sur leurs pas pour ne pas être pris à revers[4].
Pour tempérer l’ardeur de l’antipathie des chefs religieux vis-à-vis de l’alliance espagnole et se garder leur soutien politiquement fondamental, le sultan conserve son rôle de « glaive de Dieu sur terre » en canalisant la guerre sainte contre les comptoirs portugais qu’il fait assiéger régulièrement. Se gardant de provoquer la puissante Espagne, il se contenta d’accélérer le déclin portugais au Maroc. Et c’est d’ailleurs le romantisme du roi Sébastien Ier qui, butant contre la dure réalité marocaine, conduit à l’annexion du Portugal en 1580 par Philippe II d’Espagne. Refusant de continuer la politique de son père (Jean III) d’abandonner les Fronteiras qui avaient perdu de leur importance stratégique et de se recentrer sur le Brésil, Sébastien Ier s’engagea dans la guerre civile marocaine et fut écrasé (et même tué) à la bataille de l’oued el Makhazen[5] le 4 août 1578. Ce désastre de 10 000 morts qui a décimé la noblesse portugaise et laissé un trône sans héritier abandonna aux Espagnols l’espace dont ils avaient besoin pour construire l’Union ibérique.
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La diplomatie raffinée d’Hassan II
Avant l’époque coloniale, les frontières du Maroc dépassaient largement celles dans lesquelles il est contenu aujourd’hui que ce soient vers le Sud ou vers l’Est. A la fin du XVIe siècle, le pouvoir des Saadiens s’étendaient jusqu’à la boucle du fleuve Niger et au fleuve Sénégal (mot qui vient probablement de la langue berbère[6]). A Tombouctou et Gao, la prière du vendredi était dite au nom du sultan marocain tandis que les routes commerciales du Sahara partaient souvent de la vieille Sijilmassa où transitaient les caravanes du sud.
La Mauritanie et l’Algérie sont des inventions coloniales dont les frontières ont été tracées par la France, amputant largement les territoires historiques du Maroc. Ainsi, Xavier Coppolani, premier commissaire du gouvernement français en Mauritanie disait « […] la Mauritanie [était] le prolongement naturel et politique de l’Empire chérifien du Maroc. C’est la France qui baptisa ces étendues désertiques du nom de Mauritanie alors que, pour les Marocains, il s’agit des “provinces Chenguit”, région qui a toujours gravité dans l’orbite du Maroc[7]. » Quant à la frontière avec l’Algérie, il suffit de regarder une carte pour s’apercevoir très simplement de la percée des troupes françaises dans le Sahara marocain qui forme une frontière qui ressemble à une pointe de flèche.
En 1960, Paris fait de la Mauritanie un État indépendant immédiatement reconnu par l’ONU malgré les protestations du Maroc. Créée de toutes pièces dans la crainte d’une invasion marocaine, la Mauritanie se rapprocha naturellement de l’Algérie et soutint la création d’un Sahara occidental indépendant qui aurait permis de créer une zone tampon entre sa frontière du Nord et le royaume chérifien. Identifiant très clairement cette menace, le roi Hassan II se rangea derrière le réalisme politique et fit reconnaître la Mauritanie en 1969 en échange de sa neutralité sur le dossier sahraoui, territoire encore sous contrôle espagnol.
Le 6 juillet 1961, Hassan II signa avec le GPRA (gouvernement provisoire de la République d’Algérie) un accord stipulant que les frontières algéro-marocaines ayant été créées sous l’ère coloniale, elles devaient être négociées en tenant compte des réalités historiques une fois l’Algérie indépendante. Il est déjà à remarquer l’élégance de Mohammed V[8] en 1960, qui rejeta la proposition du général de Gaulle de traiter bilatéralement avec la France de cette question, car il était hors de question pour lui de résoudre cette affaire « dans le dos » de ses « amis algériens » qui luttaient pour leur liberté. Cependant, l’Algérie se posa immédiatement en héritière territoriale de la France et refusa de reconnaître les revendications d’un Maroc pourtant né mille deux cents ans avant elle. Peu après, la guerre des Sables éclata dans la région de Figuig lors d’une attaque surprise de l’armée algérienne en octobre 1963. Les Forces armées royales (FAR) marocaines reprirent néanmoins rapidement le dessus et infligèrent deux sévères défaites aux troupes algériennes à Hassi Beida et à Tinjoub. Fort de son avantage militaire, le général en chef des FAR Benhamou Kettani (ancien général de l’armée française pendant la Libération) prévoyait une large offensive pour reprendre les régions marocaines du Sahara que la France avait incorporées à l’Algérie. Et c’est alors qu’Hassan II, qui connaissait l’isolement diplomatique du Maroc face au soutien massif du bloc de l’Est pour l’Algérie, prit encore une décision d’un réalisme étonnant quand il fit parvenir au général Kettani la réponse suivante :
« Ça ne servira à rien, moi je pars du principe, peut-être cynique, que lorsqu’on fait la guerre à quelqu’un c’est pour avoir la paix pendant au moins une génération. Si on n’est pas assuré de la tranquillité pendant trente ans après avoir mis au tapis son adversaire, il vaut mieux éviter de lancer une opération militaire, parce qu’on défigure le présent, on compromet l’avenir, on tue des hommes, on dépense de l’argent, pour recommencer quatre ou cinq années plus tard[9]. »
Le cessez-le-feu fut signé à Bamako les 29 et 30 octobre 1963 et les troupes marocaines évacuèrent dans la foulée leurs positions en Algérie. Hassan II n’avait pas voulu humilier l’Algérie en espérant régler définitivement avec elle ses contentieux frontaliers et obtenir en échange, comme pour la Mauritanie, sa neutralité sur le Sahara occidental. Ce fut encore une illusion car dès 1975, l’Algérie fut le premier soutien du Front Polisario.
Mais en réalisant que l’Algérie n’accepterait jamais de négocier sa frontière saharienne, comme il réalisa que la Mauritanie était devenue un État de fait car créé et soutenu par la communauté internationale, le roi Hassan II a posé un jugement réaliste sur la situation et préféra miser sur la paix durable avec ses voisins et la reconquête non négociable du Sahara espagnol.
Cette décision range Hassan II parmi ceux qui, au cours de l’histoire, ont préféré rendre des territoires à l’adversaire afin d’assurer la paix sur le long terme plutôt que d’étendre leurs frontières en risquant de provoquer le cycle sans fin de la vengeance. Cette stratégie diplomatique se retrouve chez Saint Louis lors du traité de Paris de 1259, qui après les victoires de Saintes et de Taillebourg rétrocède à l’Angleterre les régions[10] qu’il lui a prises et assure ainsi la paix franco-anglaise pendant presque cent ans. Plus tard, c’est Louis XV qui fut si critiqué à l’issue du traité d’Aix-la-Chapelle (on dit encore « bête comme la paix »), parce qu’alors même qu’il était vainqueur, il rendait tous les territoires conquis à l’Autriche et répondait aux exigences des vaincus. Peu ont remarqué son attention lucide et pertinente au maintien des équilibres géopolitiques en Europe créés par les traités de Westphalie et de Münster au XVIIe siècle, attention de laquelle découle naturellement son aversion pour toute annexion.
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[1] Jacques Bainville, Histoire de deux peuples, Paris, Nouvelle librairie nationale, 1915, p. 35.
[2] Armand Jean du Plessis de Richelieu, Testament Politique, Perrin, 2017, p.218.
[3] Lors de l’arrivée au pouvoir des Almoravides ou des Almohades par exemple.
[4] Bernard Lugan, Histoire du Maroc des origines à nos jours, Ellipses, 2021, p.152.
[5] La bataille des Trois Rois.
[6] « Il vient soit de Zénaga pluriel de Z’nagui qui signifie agriculteur en berbère ou bien de Zénata ou Senhadja qui est l’un principaux groupes berbères », Bernard Lugan, Histoire du Maroc des origines à nos jours, Ellipses, 2021, p.167.
[7] Bernard Lugan, Histoire du Maroc des origines à nos jours, Ellipses, 2021, p.316-317.
[8] Qui régna de 1927 à 1961 (avec une période d’exil entre 1953 et 1955).
[9] Hassan II, La mémoire d’un roi, Paris, 1993, p.86.
[10] Le Périgord, la Guyenne, le Limousin, le Quercy, l’Agenais et la Saintonge.