Le rastafari : un mouvement d’émancipation parti en fumée ?

18 février 2020

Temps de lecture : 4 minutes

Photo : Peinture murale de Bob Marley à Rome : une icône du rastafari qui traverse les frontières, Auteurs : Gregorio Borgia/AP/SIPA, Numéro de reportage : AP22276493_000001.

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Le rastafari : un mouvement d’émancipation parti en fumée ?

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Mouvement culturel, le rastafari demeure une énigme tant sa concrétisation et les valeurs qu’il véhicule interrogent et surprennent. Éclaircissements sur un phénomène aux apparences folkloriques mais aux fondements spirituels et politiques bien réels et, par-dessus tout, actuels.

Le rastafari est un mouvement mondialement connu, en particulier grâce au Reggae et à des artistes comme Bob Marley. Pourtant, derrière les dreadlocks et le cannabis, il y a une véritable foi dont les origines et les implications sont souvent méconnues, y compris de ses propres sympathisants en Occident.

Ce mouvement tire en effet ses origines du XIXe siècle, où l’abolition de l’esclavage aux États-Unis et aux Antilles entraîne l’émancipation des communautés noires, et avec des relectures « africanisantes » de la Bible. Puis de véritables précurseurs adviendront, en particulier Marcus Garvey, parfois appelé le « Moïse noir ». Mais le véritable point de départ se situe en 1930, lorsque l’empereur Haïlé Sélassié est couronné en Éthiopie, le nom du mouvement vient d’ailleurs de son nom « Ras Tafari Makonnen » [simple_tooltip content=’https://www.persee.fr/doc/ethio_0066-2127_2002_num_18_1_1025′](1)[/simple_tooltip]. Cet évènement répond en effet au slogan, considéré comme une prophétie pour les adeptes du mouvement de Marcus Garvey annonçant « le couronnement d’un roi qui mènera son peuple à la délivrance » [simple_tooltip content=’http://www.lemondedesreligions.fr/savoir/la-prophetie-rasta-01-01-2010-947_110.php’](2)[/simple_tooltip].

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Des origines bibliques méconnues

Le mouvement puise ses sources dans la Bible, dont le message est réinterprété comme s’adressant spécifiquement aux descendants des esclaves noirs, dont la déportation est assimilée à celle des juifs à Babylone. Hailé Sélassié est ainsi considéré comme descendant de la Reine de Saba, et le Dieu des rastafari, « Jah », est appelé selon une dénomination qui dérive de l’hébreu « Yah », forme courte de « Yahvé ». Même la chevelure fournie des rastas est d’origine biblique, puisqu’elle se fonde sur le vœu de Naziréat, détaillé dans le livre des Nombres [simple_tooltip content=’Nombre 6, 1-21′](3)[/simple_tooltip], consistant à ne se couper ni les cheveux ni la barbe.

Quoi qu’il en soit, le premier groupe clairement identifié comme rastafari apparaît en 1940 composé d’agriculteurs et dirigé par le prédicateur Leonard Howell. Un tournant se produit lors de la visite de l’empereur Hailé Sélassié en 1966, où les fidèles affluent pour voir l’empereur vénéré, quoiqu’il n’aspirât pas lui-même à ce culte [simple_tooltip content=’https://www.jeuneafrique.com/191635/societe/hael-s-lassi-ier-messie-malgr-lui/’](4)[/simple_tooltip]. Ce voyage génère également de nouvelles vocations, puisque c’est à cette occasion que Bob Marley se convertit [simple_tooltip content=’http://www.histophilo.com/mouvement_rastafari.php’](5)[/simple_tooltip].

Un idéal qui s’émousse, mais des symboles tenaces

Ce mouvement aura connu un cycle de vie analogue à tant d’autres en vogue pendant les années 1960 et 1970 en Occident, et critiquant son mode de vie, puisqu’il connaît une certaine stagnation à partir des années 1980. Outre le fait qu’il soit « passé de mode », deux figures essentielles du mouvement ont disparu. Tout d’abord, Bob Marley, qui contribuait grandement à sa popularité, est mort en 1981. Mais surtout, quelques années plus tôt, Hailé Sélassié lui-même est mort à la suite de la révolution qui amena au pouvoir un régime communiste – une utopie en évinça une autre.

 

Le combat pour les droits des noirs vivant sur le continent américain continue alors sous d’autres formes. Les symboles du mouvement rastafari comme la musique reggae, les couleurs du drapeau ou le port des dreadlocks, de même que la consommation de cannabis, ont continué à prospérer, mais en étant souvent vidés de leur contenu idéologique. Aujourd’hui, quelle proportion, parmi les jeunes Occidentaux ayant adopté ces éléments dans leur style, a lu les textes sacrés du mouvement ou ne consomme pas d’alcool [simple_tooltip content=’Ce précepte du mouvement se fonde également sur le vœu de Naziréat décrit au livre des Nombres’](6)[/simple_tooltip] ?

Ce décalage entre la perception des Occidentaux et les fondamentaux du mouvement n’est pas sans rappeler ce qui se produit avec le bouddhisme, dont les symboles eux aussi fréquemment employés avec un décalage singulier par rapport aux pratiques dans les pays dont il est originaire. Il y a dans ce phénomène un peu de ce que Mircea Eliade appelait le « camouflage », par lequel une société sécularisée continue sa pratique religieuse sous une forme masquée, les rites perdurent, mais le sacré n’est plus apparent. Toutefois, ici on devrait plutôt parler de « déguisement », les symboles religieux sont apparents, mais jugés acceptables parce que le rastafari, comme le bouddhisme, ne sont pas perçus comme des religions.

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Une promesse qui rencontre peu de succès

L’idéal de terre promise n’est pas sans rappeler le sionisme. Mais le phénomène d’Aliyah – le retour vers la ladite terre – s’est révélé toutefois très limité. Une communauté s’est constituée à Shashamané, autour de terres concédées par l’empereur Sélassié. Mais l’émigration, commencée dans les années 1950 s’est tarie dans les années 1970, le régime communiste étant alors peu accueillant vis-à-vis de gens considérés comme « Américains ». D’ailleurs, même après 1990, la nationalité éthiopienne ne leur a toujours pas été accordée, et ce n’est que depuis peu qu’ils disposent de papiers d’identité qui leur permettent de vivre normalement au quotidien. Du reste, beaucoup d’Éthiopiens comprennent mal comment des gens peuvent émigrer depuis des pays où eux-mêmes rêvent d’aller [simple_tooltip content=’https://www.francetvinfo.fr/monde/afrique/societe-africaine/ethiopie-le-paradis-perdu-des-rastas-arrives-de-jamaique-dans-les-annees-60_3059235.html’](7)[/simple_tooltip]. En Jamaïque, où la pratique du mouvement en tant que religion subsiste, peu de gens déclarent y appartenir, car il y est mal vu. Des deux côtés de l’Atlantique, cette communauté semble être en décalage avec la société qui l’environne, ne serait-ce qu’en raison de la consommation de cannabis.

On peut considérer que ce mouvement s’est retrouvé dans une voie sans issue parce qu’il ne répondait pas aux aspirations des Noirs. Trop idéaliste pour des populations qui voient en majorité leur avenir sur des terres où ils sont nés, ainsi que leurs ascendants depuis déjà plusieurs générations déjà, et où leur présence n’a jamais été sérieusement remise en cause quelles que soient les discriminations qu’ils ont subies. À l’instant de beaucoup d’autres utopies, on peut considérer que son idéal n’a pas survécu au passage du XXIe siècle.

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À propos de l’auteur
Jean-Yves Bouffet

Jean-Yves Bouffet

Officier de la marine marchande.

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