Raskar Kapac : à l’abordage des revues littéraires

14 avril 2024

Temps de lecture : 9 minutes

Photo : (c) Raskar Kapac

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Raskar Kapac : à l’abordage des revues littéraires

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Fondée il y a dix ans, la revue Raskar Kapac s’est imposée comme une référence dans le monde de l’édition artistique. Avec des numéros consacrés à Hergé, Patrice Franceschi et de nombreux écrivains du XXe siècle, elle fait redécouvrir des auteurs connus et moins connus, en soignant toujours sa présentation.

Entretien réalisé par Xavier Loro.

Maxime Dalle, comment vous présentez aux lecteurs de Raskar Kapac ?

Maxime Dalle, pour vous servir ! Je dirige depuis bientôt dix ans la revue artistique Raskar Kapac. Par-delà les revues, j’ai publié deux récits de voyages qui m’ont sensiblement marqué : le premier, Itinéraire au crépuscule, où je pars à la rencontre des anciens prisonniers de l’IRA en Irlande du Nord, des Yézidis persécutés en Irak, et des chrétiens de Palestine à la suite de Chateaubriand. Le second, Le Pari corsaire, est le récit de mon expédition maritime en Manche avec Patrick Tabarly dans le sillage du corsaire Jean Bart. J’aime chasser les fantômes !

Mon dernier livre est un premier roman, L’Étoile dansante, auquel je tiens beaucoup, car il est le cri d’une jeunesse intransigeante qui veut aller jusqu’au bout. C’est aussi un éloge de l’amitié masculine et de la bohème.

Ma vie se résume à l’écriture. Elle puise son inspiration chez les intempestifs et les inactuels. J’aime tout ce qui contourne la société moderne. Tout ce qui va à contre sens et qui fait trembler les chaumières trop apaisées.

D’où vient Raskar Kapac ?

Ça peut paraître commun, mais dès l’adolescence j’ai eu ce désir de crier, d’annoncer, de me rebeller. J’ai trouvé très tôt dans la lecture des frères aînés comme Huguenin une source d’eau vive. Le jeune Huguenin achève son Journal par cette sentence : « Aller au bout de son impérialisme ». J’aime cette idée d’accomplissement radical que j’ai aussi retrouvée chez un autre de mes maîtres, Nietzsche, grand solitaire qui n’a cessé de promouvoir les couvents laïcs et les amitiés électives.

C’est avec deux de mes amis les plus chers, au détour d’un bistrot de la rue de Fleurus, que nous avons décidé de créer cette revue littéraire aux connotations de momie inca à la fin de l’année 2015. Avec Archibald Ney et Yves Delafoy, nous voulions exposer collectivement notre vision du monde. Une intuition qui s’incarnait dans des figures de chair et d’os. À chaque numéro, son supplicié ! On s’arrime à des personnalités fortes pour fortifier notre vie intérieure, pour la faire croître. Raskar Kapac s’inspire des hagiographes du Moyen-Âge. Elle brûle ses saints profanes pour les faire chanter sur son bûcher. Il en ressort des mélodies pleines de vitalité et de tragédie.

… comme une sorte de Panthéon ?

Oui, ou plutôt de contre-Panthéon. On ne cherche pas l’imprimatur de l’époque. Toutes ces figures qu’on nous présente aujourd’hui avec ce côté académique, pernicieusement politique, toute cette mascarade de communication, me barbent au plus haut point. Éteignons nos écrans, mille milliards de mille sabords ! J’aime les mauvais citoyens comme François Augiéras, véritable poète mystique qui a écrit dans une grotte du Périgord un récit bouleversant, Domme ou l’essai d’occupation. Je préfère sa caverne de Domme aux palais républicains.

Comment ne pas évoquer aussi dans nos grandes inspirations les pionniers de l’Aéropostale avec le téméraire Mermoz, le philosophe Saint-Exupéry et le surhomme Guillaumet qui nous ont appris à faire de la vie une aventure permanente, un risque constant ? Tous sont morts jeunes à défaut de s’économiser. Dans notre antre raskar-kapienne, on y trouve le pirate Henry de Monfreid, l’admirable Tabarly, le crucifié Hocquenghem, le génial Alexis Zorba, le possédé Artaud, le bourlingueur Cendrars ou encore le mélancolique Drieu…

Nous avons composé au fil des années une famille spirituelle constituée à la hargne authentique et au désir de vivre ahurissant. Les pseudos intellos au cœur aride disent que nous baignons dans le « confusionnisme intellectuel » ? Ils n’ont qu’à lire Mon cœur mis à nu de Baudelaire et ils sauront qui est Raskar Kapac : une momie dandy aux multiples masques !

Justement, y a-t-il une « urgence » à notre époque que Raskar Kapac vient combler ?

Je dirais même plus, il y a un constat d’urgence ! N’avez-vous pas l’impression d’être mis sous serre, comme une betterave docile ? La momie brandit sa boule de cristal face aux tièdes et aux optimistes béats. Elle se départit des discours normatifs et des adorateurs du saint Progrès. L’on entend partout que l’on est « libre »; l’on exhorte chacun à être heureux mollement, à suivre le chemin du salarié exemplaire qui vote convenablement, qui compte ses points retraite et transpire à chaque augmentation, qui coche toutes les cases du bon consommateur. En vérité, je vous le dis, la présence de ces figures vivifiantes est indispensable face au monstre mercantile !

Ces moutons noirs raskar-kapiens sont les brebis égarées de notre société moderne. Ils sont les véritables phares intérieurs face au divertissement permanent et à la dictature de l’actualité continue. Ils nous aident à faire sécession et à vivre, un tant soit peu, en dehors du monde.

Notre désir initial était de réunir une farandole bigarrée d’écrivains, de peintres, de chanteurs, de philosophes, d’aventuriers et de furieux. On a dans nos rangs des anarchistes stirneriens, des royalistes échappés des Visiteurs, des révolutionnaires bolivariens, des bonapartistes coincés à Sainte-Hélène, des dilettantes enivrés, des corsaires qui attendent la grande embardée surcoufienne, même un archevêque mormon défroqué et un sosie de Claude François ! J’aime cette cohorte de condottières qui s’unissent pour la beauté en empruntant des chemins de traverse. Il n’y a rien de pire que l’uniformité. C’est romantique, sans doute, mais quelle vitalité que cette famille élective ! Loin des conformismes sectaires et des groupes préfabriqués ! Ce qui nous rassemble tous, c’est ce refus des « bourgeoisies douillettes », pour reprendre le bon mot d’Huguenin. Chez Raskar Kapac, on ne milite pas pour tel parti animaliste ou telle confrérie raélienne, mais pour les princes risque-tout. La momie remet du bois dans la cheminée afin que l’esprit de jeunesse n’abdique jamais. Face aux nouvelles meutes inquisitoriales, l’héroïsme des grands solitaires n’a jamais été aussi nécessaire.

Et qu’en est-il de votre autre revue, Phalanstère ?

Raskar, c’est la célébration d’un équipage ou d’une haute figure artistique. Phalanstère établit des pistes de réflexion et de méditation. L’on convoque pour chaque dossier une quinzaine de plumes qui ont pour unité une thématique commune. À savoir, face au monde moderne : quelles lignes de fuite, quels anarchismes, quelles mystiques, quelles marginalités, quelles « terres d’asile et terres d’exil » (c’est le sujet du prochain numéro). On cherche des alternatives aux catéchismes officiels.

Phalanstère est née il y a trois ans, à la suite d’une intuition fouriériste que j’ai eue dans un village du Tarn-et-Garonne, au milieu des ruches de Lafrançaise. Au XIXe siècle, Charles Fourier proposa une sorte de socialisme utopiste qui cherchait à constituer des micro-sociétés autogestionnaires avec un fonctionnement original fondé sur les attractions passionnées, loin de l’utilitarisme capitaliste moderne. Le fameux adage marocain aurait pu être la devise de Fourier : ne pas perdre sa vie à la gagner ! Les surréalistes ont, par la suite, fait un éloge du fouriérisme et de cette aspiration au rêve.

Le phalanstère, mot inventé par Fourier, est une contraction des mots « phalange » et « monastère ». Chez nous, il renvoie à un univers de papier où l’évasion est de rigueur. Dans notre cité phalanstérienne, on apprend que le rêve n’est pas une insulte à la vie ou à la connaissance, que tout ce qui est arithmétique et qui se pare d’esprit de sérieux peut-être une camisole à l’aventure spirituelle. On tâche de créer des ponts entre les marginaux de tous bords. Ils ont quelque chose à nous dire sur notre manière de gouverner notre vie. On en revient à Baudelaire. La sensibilité de chacun, c’est son génie ! Phalanstère est une école des catacombes qui vient réaffirmer la singularité face à l’esprit de troupeau.

Ne serait-ce pas de l’anarchisme ?

Oui, en quelque sorte – mais un anarchisme aristocratique. À la manière de Nietzsche, je pense que se constituer une éthique intérieure demande de la discipline et un effort permanent, certainement pas un avachissement quotidien. D’une autre façon, Jésus Christ a décontenancé lui aussi toutes les institutions de son temps. C’est un dynamiteur messianique, fouetteur de marchands ! La liberté libre rimbaldienne est stimulante. Plus encore quand elle est tournée vers les pics altiers.

Notre anarchisme, qui est plutôt un dandysme, n’est pas celui des péroreurs de banc de fac qui hurlent à la révolution. Le slogan, c’est la facilité des militants en grappe. Notre mépris pour le bourgeoisisme n’est pas marxisant. Je ne rêve pas de mettre les opulents bourgeois dans des rizières au Cambodge. Le bourgeoisisme est pour moi un état d’esprit, un rapport à la vie qui se fonde sur le calcul et l’intérêt, sur le confort et la vie matérielle comme finalité, en disharmonie avec la quête philosophique, poétique et mystique. Le bourgeoisisme refuse le danger, circonscrit le panache à sa bibliothèque, se satisfait d’une existence réglée, rangée, conforme, se laissant bercé par ses « convictions-prison ».

En un mot, c’est une vision non spiritualiste de la vie – l’inverse de ce qui anime Raskar Kapac. La quête, l’errance, l’esprit chevaleresque et la recherche amoureuse, Huguenin, Nietzsche, Kazantzakis et le Christ l’ont éprouvé bien avant nous ! Et nous marchons à leur suite.

On sent en tout cas un fort tropisme Huguenin chez Raskar Kapac. Pouvez-vous nous en parler ?

Huguenin est à la proue du navire Raskar Kapac. Je l’ai découvert grâce à Yves Delafoy, qui l’avait lui-même découvert par sa mère, une Bretonne charmée par La Côte sauvage. Aujourd’hui, Huguenin se transmet de frère en frère. Son Journal est devenu un missel pour initiés. Jean-René est un bâton de dynamite mort à 26 ans en 1962 dans un tragique accident de voiture. Il nous a laissé un unique roman et un journal intime d’une puissance rare. Quand on le rencontre jeune et que l’on a une sensibilité torturée et exigeante, on ne redescend plus. Huguenin, c’est une drogue dure dont on ne peut se défaire. Avec son beau visage d’archange, il vous suit et vous hante, vous obsède ; lorsque vous connaissez des moments de difficulté ou de lâcheté, son reflet apparaît.

C’est lui qui s’est imposé comme chef de file de l’aventure Raskar. En 2015, j’avais alors contacté Jacqueline Huguenin en égrenant les pages du bottin ! La sœur ainée de l’auteur lui vouait une passion admirable. Une femme qui est devenue une amie, plus encore, une marraine. Avant de mourir, il y a un an, elle m’a demandé de créer un prix à la mémoire de Jean-René. Nous en sommes à la troisième édition et avec Pierre Arditi qui copréside le prix avec votre serviteur, nous devenons des passeurs afin que le feu sacré d’Huguenin ne se tarisse jamais !

Un mot sur la littérature contemporaine ?

L’avantage, ou le désavantage, quand on crée un prix littéraire, c’est qu’il faut plonger sa tête dans le torrent des nouveautés. Des raz-de-marée, de livres et d’ivraies envahissent les librairies ; il faut donc discerner.

Pour ma part, je préfère initier mes enfants à des bandes dessinées comme L’Épervier, Chinaman, Corto Maltese, Tintin ou Théodore Poussin ! Mais aussi avec des récits classiques et mémorables comme ceux de la Comtesse de Ségur, du Club des cinq, avec les mousquetaires d’Alexandre Dumas, L’île au trésor de Stevenson ou encore Les enfants du capitaine Grant de Jules Verne, c’est sublime ! Je les pousse à rêver. Je me refuse à glisser dans leurs mains délicates des romans anémiés, plaintifs et fades.

Cela étant, il y a une jeune génération pleine de talents qui perdure. Ne broyons pas que du noir !

Quels noms conseiller à nos lecteurs ?

Ah, vous me prenez de court ! Des vivants pas totalement momifiés ? Voyons… Pour voyager avec panache, il faut lire La vie que j’ai voulue de Patrice Franceschi que l’on a mis à l’honneur dans le dernier Raskar Kapac ! Mais aussi, Sylvain Tesson et ses Chemins noirs qui nous invite au pas de côté antimoderne et à l’évasion féérique, ou encore Pierre Adrian et sa Piste Pasolini, Christiane Rancé et son Grand large, Stéphane Barsacq et ses Météores, Maurice Dantec et son journal apocalyptique, Laboratoire de catastrophe générale, le jeune Simon Berger et ses ardentes Volcaniques, Gilles Sebhan et son obscure Salamandre ! Mais la massification est telle que j’ai sûrement loupé des dizaines de bons auteurs contemporains !

Des projets à venir ?

La vie est brève alors les projets abondent ! Avec Simon Bernard et Archibald Ney, mes deux frères en Raskar Kapac, nous avons réalisé une récente expédition au Népal sur les traces de Tintin au Tibet ! J’en ai tiré un récit, Le sacre de l’amitié, qui est une réflexion sur ma conception de « l’amitié virile » pour reprendre l’expression antique. À travers les messieurs de Moulinsart et leur recherche de Tchang en Himalaya, j’évoque ma propre généalogie élective. Je m’y livre beaucoup. J’aime lier l’aventure au voyage intérieur. L’un ne va pas sans l’autre. Le livre paraîtra à l’automne 2024.

En octobre prochain, nous allons partir au Pérou à la recherche du Temple du soleil ! Que Pachacama soit avec nous ! L’année suivante, nous irons sur le mont Athos avec les barbus orthodoxes et en 2026 sur l’île de Pâques !

Pour Raskar Kapac, nous préparons après le numéro Hergé et Franceschi, un dossier détonnant sur le mystique Maurice Dantec et, à la fin de l’année, un numéro spécial consacré à Jacques Martin, le père d’Alix et Lefranc !

Du côté phalanstérien, notre prochain dossier sur les terres d’asile, terres d’exil, paraitra en mai. Suivra un numéro spécial dédié aux dandysmes !

Pour le phalanstère de pierres et de sable, nous continuons notre projet de résidence artistique en Uruguay où nous avons déjà établi de solides contacts. Ce couvent laïc éclora en périphérie de Montevideo et aura pour icône le comte de Lautréamont ! Enfin, j’en termine, nous avons lancé une toute nouvelle émission hebdomadaire avec Gilles Brochard, Un livre, un cocktail, où nous sélectionnons (tous en dégustant des extraordinaires breuvages) les meilleures sorties littéraires en interviewant leurs auteurs. À retrouver sur les réseaux Raskar Kapac !

J’oubliais ! Au printemps naîtra notre jeune maison d’édition, Les éditions du Vol à voile, qui fera paraître ses premiers ouvrages après la rentrée 2024. Un grand recueil d’entretiens inédits avec des artistes, penseurs et aventuriers intempestifs, mais aussi, en 2025, une correspondance inédite de François Augiéras. Nous boirons à sa santé et à celle de tous les grands inadaptés sur le pic du mont Athos ! D’ici là, au travail ! Afin que tous ces jolis rêves deviennent réalité !

À retrouver sur le site de Raskar Kapac

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Photo : (c) Raskar Kapac

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