Alors qu’Israël a normalisé ses relations avec plusieurs pays arabes clés, tandis que l’hypothèse d’une solution du conflit israélo-palestinien n’a jamais été aussi éloignée, l’on vient à s’interroger sur le présent et l’avenir de la question palestinienne. Jean-Paul Chagnollaud nous explique pourquoi les opinions publiques se désintéressent d’une question qui, jadis, avait connu une relative centralité dans les débats de politique étrangère.
Article paru dans le numéro 47 de septembre 2023 – Occident. La puissance et le doute.
Jean-Paul Chagnollaud est président de l’Institut de recherche et d’études Méditerranée Moyen-Orient (iReMMO), professeur émérite de sciences politiques à l’université de Cergy-Pontoise et spécialiste de la question palestinienne. Dernier ouvrage paru : Atlas du Moyen-Orient, aux racines de la violence (avec Pierre Blanc), Autrement, 2023.
Propos recueillis par Tigrane Yégavian
Quel pourrait être le séquençage historique de la perception en France de la cause palestinienne ? On se souvient que dans la foulée de la guerre des Six Jours (1967), la gauche française, alors plutôt traditionnellement sensible au sionisme, perçu comme une forme d’émancipation, penche progressivement en faveur de la cause palestinienne, à l’aune des grands mouvements tiers-mondistes et de libération nationale. Comment peut-on qualifier cette période sachant qu’une deuxième séquence est inaugurée en 1987 par l’intifada qui ouvrira la voie à l’importation du conflit israélo-palestinien en France ?
Il ne faut pas parler de la gauche tout d’abord, il faut parler des socialistes et des communistes, ce sont là deux positions très différentes.
En quoi se distinguent-elles l’une de l’autre ?
La différence est fondamentale. Si on prend comme point de repère le lendemain de la guerre de 1967 et les années 1970, le Parti communiste a une position très claire, effectivement liée à la décolonisation. De son côté, le Parti socialiste est l’héritier de la SFIO, connue pour son positionnement très pro-israélien. Dans les années 1970-1980, le Parti socialiste reste sur une position extrêmement ambivalente et ambiguë, car elle est largement marquée par la tradition SFIO, qui renvoie à Léon Blum et Guy Mollet. Les socialistes ont évolué lentement, et encore à moitié. Un de ceux qui a fait évoluer le Parti socialiste, c’est Mitterrand quand il devient président, et encore, le Parti socialiste a traîné les pieds.
Mais François Mitterrand a sauvé la mise à plusieurs reprises à Arafat, en 1982, en 1983… sans oublier son action dans la reconnaissance internationale de l’OLP.
Exactement ! Ce fut le cas lors du siège de Beyrouth par l’armée israélienne en 1982.
Mais si on tient compte de l’opinion publique par exemple, il convient de noter qu’en 1967 tout le monde se fichait des Palestiniens. Il n’y avait qu’un personnage, de Gaulle, qui ne traitait pas des Palestiniens, mais de la question arabe. On ne savait pas vraiment ce qu’étaient ces réfugiés que l’on appelait « Palestiniens ».
C’est seulement au cours des années 1970 que l’on commence à prendre conscience en France et ailleurs du problème palestinien. Il y a le fameux discours d’Arafat aux Nations unies en 1974 lorsqu’il dit : « Je tiens d’une main un rameau d’olivier et de l’autre une kalachnikov. Ne laissez pas tomber le rameau d’olivier ! » S’il y a un moment où l’opinion publique est très ébranlée, c’est au moment des massacres de Sabra et Chatila de 1982. En effet, on ne comprend pas pourquoi ces Palestiniens qu’on ne connaissait pas sont massacrés dans des conditions terribles, même si ces tueries ne sont pas directement perpétrées par les Israéliens, dans une ville sous le contrôle de l’armée israélienne. La gauche sur le moment suit un peu le mouvement, mais les communistes étaient très largement en avance sur la solution et le mouvement et appelaient à une solution du conflit sur la base de deux États.
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Nous avions en France dans les années 1970-1980 un petit noyau dur d’intellectuels, regroupés autour de l’écrivain Jean Genet et Jérôme Lindon, le patron des éditions de Minuit, qui publiait des textes palestiniens, notamment des traductions de poèmes de Mahmoud Darwich…
Ce sont des gens qui ont pris effectivement des positions importantes. Mais ce qui fait surtout connaître la question palestinienne, ce sont les massacres de Sabra et Chatila de 1982, puis le déclenchement de l’intifada en 1987, qui accompagne la renaissance du nationalisme palestinien.
Ces années 1980 sont des années de basculement. L’opinion publique française, et d’ailleurs européenne, redécouvre que la question est palestinienne. Jusqu’en 1967, personne ne parlait des Palestiniens ou sauf pour aborder la question des réfugiés. C’est pour cela que les années 1970 sont des années de basculement avec des temps forts comme ceux évoqués. C’est Giscard d’Estaing, qui, le premier, accepte d’ouvrir un bureau de l’OLP à Paris dont les deux représentants successifs furent assassinés. Et puis Mitterrand a fait un discours en mars 1982 à la Knesset très en avance pour l’époque, en rupture avec le Parti socialiste. C’est un discours où il dit que le moment est venu pour les Palestiniens d’avoir leur propre État. C’était un vrai discours d’homme d’État.
Nous avions, après la séquence des années 1990, le processus d’Oslo, de la deuxième intifada de 2000. Je me souviens du rôle médiatique extrêmement important de Leila Shahid, représentante en France de l’autorité nationale palestinienne ; peut-on dire que dans l’opinion publique, il y a une sorte « d’âge d’or » de cette cause ?
Leila Shahid a évidemment joué un rôle important, elle a su montrer un autre visage des Palestiniens. Ses successeurs sont bien moins connus qu’elle. Nous avons quelques dates clés à retenir : discours d’Arafat aux Nations unies en 1974, massacres de Sabra et Chatila en 1982, intifada de 1987 à 1989, processus d’Oslo inauguré en 1993. C’est à ce moment-là que tout le monde a compris que les Palestiniens existaient. On (re)découvre la question palestinienne entre 1970 et 1990. Alors qu’auparavant on pensait qu’il s’agissait avant tout d’un conflit israélo-arabe, on avait en tête qu’Israël était entouré de méchants Arabes qui voulaient sa perte. À partir de là, une vraie cristallisation se fait autour de la question palestinienne, avec des associations qui se montent et l’opinion publique qui bascule. Elle était entièrement pro-israélienne en 1967 et 1968. Vingt ans plus tard, cela a basculé.
Peut-on parler d’un phénomène d’islamisation de la question israélo-palestinienne ? Dans les années 1970-1980, il s’agissait d’une cause plutôt laïque, supra-confessionnelle, qui mobilisait essentiellement des communistes et des tiers-mondistes, et là ce sont les banlieues qui arborent les keffiehs palestiniens dans les années 1990-2000 ; est-ce un phénomène qui a son importance ?
Je n’irai pas jusque-là. Il faut savoir de quoi on parle et à quel moment. Depuis longtemps, la question palestinienne est un peu oubliée. Si vous vous rendez à une réunion sur la question palestinienne aujourd’hui, la couleur de cheveux des gens est en soi un résumé. Je n’ai pas l’impression qu’aujourd’hui, dans la génération des 20-30 ans, dans les banlieues ou ailleurs, qu’il y ait un intérêt important pour la Palestine. Contrairement à la génération précédente, qui avait découvert la question palestinienne dans les années 1990. Cela ne veut pas dire qu’on y prête plus d’importance, mais l’intérêt s’est relativement estompé. Le militantisme des années 1990-2000 s’est évaporé.
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La question palestinienne a-t-elle été une sorte d’utopie mobilisatrice comparable à l’attrait exercé par d’autres utopies ?
Elle a été très longtemps une cause que beaucoup voulaient embrasser, je crois que cette référence à la Palestine s’est beaucoup tassée, même si elle reste encore vivante chez pas mal de gens. Mais cette cause n’a plus la même intensité. Je crois que la gestion par les Palestiniens eux-mêmes de la question palestinienne y est pour quelque chose. On se rend bien compte qu’il n’y a plus cet élan qu’on pouvait donner à l’unité palestinienne derrière l’OLP, derrière un personnage comme Arafat. Aujourd’hui, il est devenu compliqué de s’identifier à Mahmoud Abbas, qui en plus opère par répression bien souvent.
Il y a donc un désintérêt, qui remonte à plusieurs années, et qui se traduit par un essoufflement de la question palestinienne dans les opinions. Mais peut-on mettre en parallèle ce désintérêt croissant avec la crise au sein même du leadership palestinien avec par exemple la division entre le Fatah et le Hamas qui sont rentrés en guerre civile depuis 2006 et le vieillissement des élites palestiniennes ?
Il faut effectuer des recherches précises pour répondre à la question, mais par hypothèse je répondrai par l’affirmative. La mort de Yasser Arafat en 2004 est une date importante. Sans rentrer dans la polémique de l’assassinat, car on manque de preuves, sa perte est une perte considérable. Il était le seul en mesure de maintenir l’unité palestinienne. Après la disparition d’Arafat, le conseil législatif palestinien a tenu des élections en 2006 remportées par le Hamas. Il n’y a pas eu de nouvelles élections par la suite, puisque les dernières élections prévues en 2021 ont été reportées sine die. Cette espèce de confusion, ce vieillissement des élites, cette stratégie extrêmement brouillée, le Hamas voulant y aller par les armes, l’Autorité palestinienne par la négociation… tout cela n’aide pas à la mobilisation dans l’opinion publique. De fait, une partie de l’opinion publique se remobilise un peu, mais le terme mobiliser est un peu fort, lorsqu’il y a des événements graves, une guerre à Gaza, des incursions violentes, mais ce sont presque des feux de paille, qui n’ont pas la résonance qu’ils avaient il y a des années. Il s’agit d’un sujet qui s’est estompé, même si cela ne veut pas dire qu’il a disparu. Ce qui est clair, c’est que c’est aussi une affaire de génération. Même lorsque nous organisons des rencontres à l’iReMMO sur la Palestine, nous attirons un public plus âgé.
Quel a été l’impact des printemps arabes et de la guerre civile en Syrie sur cette mise en périphérie de la question palestinienne ?
C’est évident que depuis 2011, toutes les révoltes arabes ont occulté la question palestinienne, qui est devenue invisible et inaudible. Et même quand il y a eu des souffrances terribles, comme l’épreuve subie par les Palestiniens qui habitaient en Syrie, la bataille du camp de Yarmouk dans la banlieue de Damas… leur souffrance a été engloutie dans la guerre civile syrienne. Les violences étaient, du reste, si terribles en comparaison avec la situation dans les Territoires palestiniens que cela a davantage marginalisé cette question.
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Nous avons aujourd’hui au sein de la Ligue des États arabe une véritable fracture surtout depuis les accords d’Abraham, qui ont vu la normalisation des relations entre Israël d’une part et le Bahreïn, les Émirats arabes unis et le Maroc. Pensez-vous que des pays qui mettent en avant la défense de la cause palestinienne, à savoir l’Algérie et la Syrie, répond à une logique d’instrumentalisation ? N’est-ce pas contre-productif pour les Palestiniens eux-mêmes ou bien les pays arabes sont devenus tout simplement indifférents ?
Le monde arabe a toujours été dans l’indifférence totale à l’égard de la cause palestinienne ; ils ne pensent qu’à leurs propres intérêts. L’Algérie, elle, s’est sentie solidaire et d’une manière assez particulière et authentique peut-être, car on peut trouver des points communs entre le combat pour l’indépendance algérienne et la révolution palestinienne. Ce n’est pas par hasard si beaucoup de Palestiniens sont venus en Algérie après l’indépendance pour y recevoir un entraînement. Alger était un lieu important. Même si c’est un peu le hasard du calendrier protocolaire, ce n’est pas un hasard si c’est Abdelaziz Bouteflika, alors ministre algérien des Affaires étrangères et président de l’Assemblée générale des Nations unies, qui avait accueilli Yasser Arafat à la tribune des Nations unies.
N’oublions pas la déclaration d’indépendance de la Palestine prononcée à Alger en 1988…
Absolument ! Le congrès de l’OLP s’était réuni à Alger pour y établir sa nouvelle stratégie. Alger a entretenu des liens particuliers, anciens, et qui plongent certainement dans leur histoire et sans doute notamment en termes de dépossessions foncières et identitaires, phénomène assez comparable entre l’Algérie et la Palestine que j’avais étudié. En dehors de l’Algérie, les pays du Golfe ne se sont jamais intéressés à la question palestinienne. D’ailleurs, ils n’existaient pas pendant toutes les heures importantes : ils n’existaient pas en 1948, ils existaient à peine en 1967 et en 1973. L’exception est l’Arabie saoudite qui est un pays central, toujours concerné notamment par la centralité de la religion. Les autres pays du Golfe n’existaient pas en tant qu’État puisqu’ils n’ont accédé à l’indépendance qu’à partir du début des années 1970. Leur histoire est différente, c’est pourquoi ils ne s’intéressent pas à la question palestinienne. Il convient de noter les relations particulières entre Israël et le Maroc, notamment, car avec les Russes, la communauté marocaine est numériquement la plus importante d’Israël. Beaucoup d’Israéliens sont d’origine marocaine, il existe un lien historique très fort. La signature de cette normalisation est donc un moyen d’aller de l’avant et de concrétiser ces liens très forts entre juifs marocains et Israël.
En règle générale, aucun pays arabe n’échappe à l’instrumentalisation de la question palestinienne, l’Égypte y compris.
La colonisation a donc empêché toute viabilité d’un État palestinien coexistant à côté de l’État juif. Quid de la crise des élites palestiniennes ? Notez-vous la possibilité de relève générationnelle au sein de l’OLP ?
L’OLP est complètement sous la coupe de Mahmoud Abbas (87 ans) ; ils ont complètement dévitalisé l’OLP. L’OLP n’existe plus. Les éléments constitutifs de l’OLP sont eux-mêmes très fragilisés. Quant à la question des générations, le seul moyen véritable de ressourcer tout cela serait d’organiser des élections ouvertes, or pour l’instant, Abbas et son clan verrouillent tout, ils n’ont pas voulu d’élections ni au sein de l’OLP, ni en Palestine. Il s’agit d’une stratégie absurde et gravissime. Les dirigeants palestiniens vont droit dans le mur en se coupant complètement des jeunes générations qui ne se reconnaissent pas du tout dans ce clan ni dans l’OLP. Tout est à recommencer. La rupture est historique et générationnelle avec le champ politique palestinien et la population palestinienne, qui dans sa grande majorité est constituée de jeunes de moins de 30 ans.