Depuis la dialectique de Socrate, la pensée occidentale vit en couple. La géopolitique, dont Thucydide peut être considéré comme l’initiateur, n’échappe pas à cette règle. Il a mis en lumière l’opposition entre terre et mer dont il a fait le plus célèbre de ces couples et qui a nourri la réflexion des géopoliticiens allemands et anglo-saxons. On peut le regretter car il a évincé tous les autres, déjà présents chez Thucycide – force/ruse, paix/guerre, dominants/dominés, forts/faibles… et, enfin, amis/ennemis.
Efficace quand il faut agir car elle simplifie, la pensée binaire ne permet pas de bien appréhender le réel. Elle laisse de côté l’entre-deux et l’ailleurs. Après l’affrontement (pacifique celui-là) entre stratèges anglo-saxons et allemands pour savoir qui l’emporte de la terre ou de la mer, Spykman démontre le rôle décisif du contact entre les deux éléments, les régions littorales ou, selon sa formule, le rimland. Voilà pour l’entre-deux. La conquête de la troisième dimension a fait émerger les puissances aériennes et aérospatiales, sans parler du cyberespace – voilà pour l’ailleurs. Les stratèges chinois nous ont habitués à ces dépassements qui valent pour tous les couples évoqués.
Désigner l’ennemi, le fondement de l’action politique, n’est pas si simple. Dans l’entre-deux qui sépare l’ennemi et l’ami, se situent le neutre, le partenaire, le faux ami, le rallié…
Les militaires athéniens n’avaient pas leur subtilité. Pendant la guerre du Péloponnèse les habitants de l’île de Mélos veulent rester en dehors du conflit. En 416 av. J.-C., une flotte athénienne débarque et leur impose l’alternative : se rallier à Athènes ou être détruits, et en effet la cité sera prise, les hommes massacrés, les femmes et les enfants réduits en esclavage. Une sorte de version antique de la formule du leader communiste Jdanov au début de la guerre froide : « Tout ce qui n’est pas avec nous est contre nous. » Ami ou ennemi, il faut choisir et en assumer toutes les conséquences, disent Athènes comme Moscou.
Les Soviétiques se sont pourtant montrés beaucoup plus subtils en d’autres circonstances. Ils ont su dépasser l’antagonisme simplificateur ami/ennemi. Ils ont admis la neutralité de la Finlande ou de l’Autriche. Ils ont choyé des « compagnons de route » recrutés parmi les intellectuels que Lénine méprisait. Ils se sont associés à l’ennemi de demain (Hitler) contre celui d’après-demain (les démocraties occidentales).
En fait, désigner l’ennemi, le fondement de l’action politique, n’est pas si simple. Dans l’entre-deux qui sépare l’ennemi et l’ami, se situent le neutre, le partenaire, le faux ami, le rallié… Même en ne retenant que l’ennemi franchement hostile, il est impossible de mettre ce terme au singulier ; nous sommes confrontés à de multiples ennemis en fonction du champ de bataille (militaire, économique, diplomatique et même « cyber ») et de l’époque (ennemi d’aujourd’hui et de demain). Désigner l’ennemi revient à désigner l’ennemi, celui qui fait peser la menace la plus grave aujourd’hui, sans oublier les autres.
Un ennemi peut en cacher un autre comme le note La Rouge et la Jaune, revue des polytechniciens : « Ce n’est pas parce qu’une menace nouvelle apparaît (le terrorisme) que les anciennes disparaissent » (cité in Philippe Wodka-Gallien, Guerre froide épisode II ? Dissuasion et diplomatie à l’épreuve, Lavauzelle, 2016). Un ennemi évident peut être manipulé par des faux amis ; quand Pierre Conesa explique que les États-Unis s’acharnent à « fabriquer des ennemis » depuis 1991, veut-il dire autre chose (voir l’interview de Pierre Conesa en page 10 du numéro) ? La menace communiste leur permettait de souder le camp occidental autour d’eux, la menace islamiste provoque le même effet – deux menaces bien réelles et en même temps instrumentalisées.
Pour éviter de retomber dans les simplifications à la Jdanov, il convient de dépasser la dialectique socratique et de se demander : « Qui est l’ennemi ? », c’est-à-dire qui est le véritable ennemi.
Pascal Gauchon
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