Qui est al-Joulani, le nouveau maître de la Syrie ?

2 janvier 2025

Temps de lecture : 4 minutes

Photo : Cartes montrant l'évolution des zones approximatives de contrôle des rebelles syriens entre le 3 décembre et le 9 décembre au lendemain de la prise de Damas - AFP / AFP / VALENTIN RAKOVSKY

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Qui est al-Joulani, le nouveau maître de la Syrie ?

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L’effondrement du régime du président Bachar al-Assad, à la suite d’une série d’avancées militaires rapides des forces d’opposition, notamment Hay’at Tahrir al-Sham (HTS) a bouleversé la Syrie. Face à une défaite imminente, Assad s’est réfugié en Russie, mettant ainsi fin à cinq décennies de règne de son clan sur la Syrie.

Carte : AFP

Après le départ d’Assad, le Premier ministre Mohammad Ghazi al-Jalali, resté à Damas, a exprimé sa volonté de coopérer avec l’opposition pour assurer une transition pacifique. Il a souligné l’importance de préserver les institutions de l’État durant cette période critique. Le 9 décembre 2024, Mohammed al-Bashir, associé au Gouvernement de salut syrien (GSS), a été nommé Premier ministre pour diriger le gouvernement de transition.

Cartes montrant l’évolution des zones approximatives de contrôle des rebelles syriens entre le 3 décembre et le 9 décembre au lendemain de la prise de Damas – AFP / AFP / VALENTIN RAKOVSKY

La figure d’Abou Mohammed al-Joulani

Après quatorze ans de guerre civile, ce transfert de pouvoir pacifique et fluide est aussi surprenant, sinon plus, que l’effondrement du régime Assad. La clé de ce miracle politique réside en grande partie dans la stratégie de HTS et de son leader Ahmed Hussein al-Chara, connu sous son nom de guerre Abou Mohammed al-Joulani. Né en 1982, al-Joulani a grandi à Damas avant de rejoindre l’insurrection armée en Irak en 2003, gravissant les échelons d’Al-Qaïda en Irak sous Abu Musab al-Zarqawi. Capturé par les forces américaines, il passe plus de cinq ans en détention, où il côtoie des figures clés du jihadisme.

En 2011, al-Joulani fonde Jabhat al-Nosra en Syrie sous les ordres d’Abu Bakr al-Baghdadi. Le groupe devient rapidement une force majeure contre le régime d’Assad. Cependant, en 2013, al-Joulani refuse la fusion avec l’État islamique en Irak et au Levant (EIIL). Cette rupture entraîne des affrontements violents, et al-Joulani prête allégeance à Ayman al-Zawahiri, chef d’Al-Qaïda, pour préserver l’autonomie de Jabhat al-Nosra, marquant ainsi une séparation définitive avec al-Baghdadi et Daech.

De la perte d’Alep à la poche d’Idlib

Après la chute d’Alep fin décembre 2016 et la victoire des forces pro-Assad soutenues par la Russie et l’Iran, al-Joulani, comme de nombreux autres rebelles islamistes et jihadistes, se replie dans la région d’Idlib, au nord-ouest de la Syrie. C’est à Idlib, une région partiellement sous contrôle turc (où les forces syriennes et russes ont continué de mener des bombardements, tandis que la Turquie, dans le cadre des accords d’Astana, a tenté sans succès d’éliminer les groupes jihadistes), qu’al-Joulani a affiné et mis en œuvre sa stratégie pour une reconquête de la Syrie. Cette stratégie repose sur trois piliers : l’islam sunnite, le nationalisme syrien et la refondation de l’État.

La synthèse d’al-Joulani rappelle celle de l’AKP, le parti du président turc Recep Tayyip Erdogan. Contrairement aux leaders islamistes turcs qui l’ont précédé (comme Necmettin Erbakan), Erdogan n’a pas rejeté l’héritage de Mustafa Kemal Atatürk, fondateur de l’État turc moderne, fondé sur le nationalisme et la modernité. Il l’a plutôt complété par une dimension islamiste, corrigeant ainsi ce qu’il considérait comme une erreur d’Atatürk : la sous-estimation du rôle de l’islam dans l’identité nationale et la cohésion sociale des Turcs. De manière similaire, al-Joulani a fusionné islamisme et nationalisme pour construire une base idéologique solide. Ensuite, enfermé dans la poche d’Idlib, il s’est attelé à forger l’outil politique indispensable : un État fonctionnel et efficace.

En novembre 2017, il crée le Gouvernement de salut syrien (GSS), une entité politique et administrative opérant dans le gouvernorat d’Idlib. Ce gouvernement vise à offrir une gouvernance dans les territoires échappant au contrôle du régime Assad, mais il reste étroitement contrôlé par HTS. Une des priorités du GSS a été d’instaurer l’ordre public, notamment dans une région envahie par des déplacés et marquée par la présence de diverses milices jihadistes. Le GSS a distribué des pièces d’identité, des plaques d’immatriculation et établi un contrôle strict, souvent appuyé par la force du HTS.

Carte montrant le nombre de réfugiés syriens par pays d’accueil dans la région, au 30 novembre 2024 – AFP / AFP / JONATHAN WALTER

Acquérir une crédibilité politique

Le GSS repose sur une organisation ministérielle structurée, avec des départements responsables de l’éducation, de la santé, de l’agriculture et des affaires religieuses. Les ministères de l’Intérieur, de la Justice et de l’Administration locale jouent un rôle central dans le maintien de l’ordre et la coordination des conseils locaux.

Malgré des ressources limitées, le GSS a réussi à stabiliser certains services essentiels. En décembre 2021, il alloue environ trois millions de dollars pour subventionner la farine et le carburant, garantissant ainsi le fonctionnement de 85 boulangeries et stabilisant le prix du pain, aliment de base pour la population locale.

Les revenus du GSS proviennent principalement de la taxation des échanges commerciaux, notamment aux postes frontaliers avec la Turquie et les zones contrôlées par le régime syrien. Cependant, l’absence de reconnaissance internationale et les sanctions imposées à HTS limitent fortement ses capacités de financement externe. Cette situation oblige le GSS à s’appuyer sur des mécanismes locaux pour maintenir ses services.

Le leadership du GSS reflète la stratégie d’al-Joulani. En nommant Ali Abdulrahman Keda, un ingénieur et ancien officier de l’armée syrienne originaire d’Idlib, al-Joulani montre sa volonté de s’appuyer sur des figures locales pour renforcer sa légitimité. En janvier 2024, Ali Keda est remplacé par Mohammed al-Bashir, un autre ingénieur d’Idlib, doté d’une expérience politique et éducative, illustrant la continuité de cette stratégie.

L’habileté d’al-Joulani

Ces trajectoires témoignent de l’habileté d’al-Joulani à combiner leadership local, compétences techniques et pragmatisme idéologique. Si HTS a démontré son efficacité militaire, son succès repose sur la construction d’un État capable de gouverner efficacement. La création du GSS est ainsi une pierre angulaire de cette stratégie, permettant d’imposer l’ordre et de bâtir une force militaire disciplinée.

Aujourd’hui, avec Mohammed al-Bashir à la tête du gouvernement syrien de transition, al-Joulani se trouve devant un choix décisif : dissoudre le HTS et le GSS pour les intégrer aux institutions nationales et favoriser la consolidation de l’État syrien, ou bien maintenir ces structures comme leviers de pouvoir indépendants, risquant ainsi de perpétuer une dualité de contrôle. Quelle que soit la voie qu’il empruntera, il est indéniable qu’al-Joulani s’est affirmé comme un homme d’État au sens le plus littéral du terme.

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À propos de l’auteur
Gil Mihaely

Gil Mihaely

Journaliste. Directeur de la rédaction de Causeur.

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