<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Qu’est-ce que le poutinisme ?

10 mai 2022

Temps de lecture : 6 minutes

Photo : Moscou, 18 mars 2022. Le président russe Vladimir Poutine assiste à un concert intitulé "Crimean Spring" (Printemps de Crimée) organisé au stade Luzhniki pour marquer le 8e anniversaire de la réunification de la Crimée avec la Russie. C : Ramil Sitdikov/POOL/TASS/Sipa

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Qu’est-ce que le poutinisme ?

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Dès le lendemain du déclenchement de l’offensive russe contre l’Ukraine le 24 février 2022, la question est posée du soutien de la société russe, et plus particulièrement des élites – y compris au sommet – à une guerre d’une ampleur sans précédent sur le sol européen depuis la Seconde Guerre mondiale, qui plus est, susceptible d’être perçue en Russie comme fratricide. D’emblée, cette offensive se présente comme une épreuve pour le poutinisme. Des études sociologiques indiquent que son rôle de chef de guerre aurait permis à Vladimir Poutine d’étendre, et même de renforcer le socle de sa légitimité politique[1]. Néanmoins, le prolongement des opérations, voire son évolution en guérilla, pourrait changer le regard des Russes, et des élites russes, sur la stratégie choisie par le président russe.

Officiellement, la Russie mène une opération de libération de l’Ukraine, placée sous le joug de dirigeants qualifiés de « clique d’usurpateurs ». Cette opération est ponctuée de mesures présentées comme ponctuelles d’élimination ciblée des forces nationalistes ukrainiennes les plus radicales, qualifiées de « nazies ». Jusqu’ici, la propagande officielle russe qui accompagne les opérations semble porter ses fruits, en ce sens que la dimension offensive de cette guerre reste masquée aux yeux des Russes. L’usage de la force puise aux sources du poutinisme. Il n’est donc pas illogique qu’il agisse, dans un premier temps, comme un bain de jouvence. Car le poutinisme n’est ni une idéologie (conservatrice, nationaliste, eurasiste), ni un projet politique (revanche sur l’histoire, néo-impérialisme, néosoviétisme). Le poutinisme se présente d’abord comme une stratégie politique visant à montrer sa force, et parfois à en faire usage, afin de renforcer un pouvoir kremlinocentrique[2] et kremlinocentripète avec un objectif principal, qui ne varie jamais : défendre l’État russe contre les forces hostiles qui le menacent, de l’intérieur comme de l’extérieur. Le poutinisme est à la fois l’enfant de la perestroïka et de la chute de l’URSS et l’arrière-petit-enfant de la révolution russe et de la chute de l’Empire russe.

Le césarisme poutinien

L’image a fait le tour du monde. La scène se passe à Moscou, le 21 août 1991. Boris Eltsine, élu deux mois plus tôt président de la Russie au suffrage universel, radieux, est juché sur un char, avec en arrière-plan le drapeau tricolore russe. Il annonce triomphalement l’échec du putsch contre Gorbatchev. En imposant son autorité aux ministères régaliens de l’URSS, le premier président russe précipite l’éviction de Gorbatchev et la chute de l’URSS, qui intervient quatre mois plus tard. Deux ans après, en octobre 1993, Eltsine dissout le Parlement. Il ordonne aux forces de sécurité intérieure de prendre l’assaut du bâtiment, au sein duquel certains opposants armés se sont retranchés. L’offensive fait 150 morts. Eltsine déclare l’état d’urgence, suspend les institutions et convoque un référendum pour faire adopter, quelques semaines plus tard, la première Constitution libérale et démocrate de l’histoire de la Russie. Libéralisme et démocratie, dans la nouvelle Russie, sont donc marqués du sceau indélébile du césarisme.

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Héritier désigné par Boris Eltsine avant d’être consacré par le suffrage universel, Vladimir Poutine se saisit du flambeau césariste des origines. L’assaut se porte alors contre les foyers terroristes du Nord-Caucase. Cette deuxième guerre intérieure en Tchétchénie (après celle de 1994-1996) fonde le poutinisme. Elle pose l’image médiatique du nouveau président, alors totalement inconnu des Russes, en chef de guerre auquel on attribue l’intention de rétablir l’ordre, l’autorité de l’État, la puissance de la Russie. Appuyé, contrairement à son prédécesseur, par une forte majorité parlementaire, Vladimir Poutine consolide son autorité. Si la Constitution russe demeure d’essence libérale, la pratique du pouvoir prend une tournure autoritaire de plus en plus affirmée. Le césarisme de Vladimir Poutine associe une forme démocratique de légitimité à une réalité monarchique du pouvoir. Le jeu démocratique est limité par l’ultra-majorité détenue par le parti du pouvoir, Russie unie, au Parlement et dans presque toutes les régions depuis 2004. Les forces d’opposition doivent accepter de ne limiter leurs critiques qu’à la politique économique et sociale, faute de quoi elles se voient écarter du jeu électoral et de l’espace public. Aujourd’hui, l’opposition hors système n’a plus de visibilité en Russie.

L’élite du pouvoir et l’oligarchie d’État

Le poutinisme ne se limite pas à un mode autoritaire d’exercice du pouvoir, à un discours politique conservateur ou à l’expression d’une volonté de restaurer la puissance de la Russie sur la scène internationale. C’est aussi un système de pouvoir qui s’appuie sur une élite du pouvoir loyale, un noyau dur restreint autour d’une garde prétorienne[3] constituée d’hommes qui, pour nombre d’entre eux, sont issus de la mairie de Saint-Pétersbourg où Vladimir Poutine a accompli le début de sa carrière politique dans les années 1990-1996. On retrouve ce noyau dur aujourd’hui au sommet de l’État russe, aux postes-clefs régaliens (sécurité, intérieur, défense, justice et parquet général) comme aux postes clés de la korpokratura, ces nouveaux grands patrons issus de l’appareil d’État, placés par le président à la tête des grands groupes et des conglomérats d’État (ou contrôlés par l’État) afin de mieux piloter les secteurs stratégiques de l’économie (énergie, technologies de pointe, armement, infrastructures et chaînes logistiques…). La naissance de cette nouvelle oligarchie d’État, vers la fin de la décennie 2000, témoigne de ce que Vladimir Poutine a réussi à inverser le rapport de force entre l’État russe et les oligarques qui s’était instauré, dans les années 1990, dans le contexte de la faiblesse et du fort endettement extérieur de la Russie, très en faveur de ces derniers.

Le retour de la puissance russe

 

Dans les années 2000, le « rétablissement de la verticale du pouvoir » par Poutine, en interne, coïncide avec une flambée du prix des hydrocarbures sur le marché mondial, qui permet à la Russie d’opérer un réel décollage économique et d’envisager, au-delà de son désendettement, une stratégie de modernisation et de développement économique. Le mieux-être économique permet une amélioration très nette du niveau de vie moyen de la population, auprès de laquelle l’ascension politique de Poutine coïncide avec pouvoir d’achat et accession à la consommation. Pour de nombreux Russes, le poutinisme est synonyme d’un quotidien qui s’améliore et d’un style de vie qui se rapproche des standards occidentaux. Collectivement, ce boom économique offre à la Russie et aux Russes une revanche sur les humiliations subies au cours des années 1990, avec la chute de l’URSS, suivie de la paupérisation massive liée aux réformes économiques et à la privatisation.

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Le discours prononcé par Vladimir Poutine en février 2007 à Munich marque un tournant de la politique extérieure russe. Le président russe affirme une volonté de puissance et emploie un vocabulaire offensif inédit, qui ne fera que se renforcer par la suite. Il s’agit de s’opposer au monde unipolaire (dominé par Washington) de l’après-guerre froide et de faire de la Russie un des pôles majeurs du monde multipolaire en gestation. Moscou avait déjà contesté la prétention américaine à consolider sa domination unipolaire, en 1999 – opposition aux frappes de l’OTAN contre la Serbie – et en 2003 – veto contre la guerre américano-britannique en Irak. Après Munich, la Russie monte le ton. Lors du sommet de l’OTAN à Bucarest (2008), Moscou s’insurge contre une éventuelle adhésion de la Géorgie et/ou de l’Ukraine à l’OTAN, perçues comme autant de menaces pour la sécurité nationale. Joignant le geste à la parole, la Russie intervient militairement en Géorgie pour soutenir la république sécessionniste d’Ossétie du Sud contre Tbilissi. En 2014, l’éviction du président ukrainien Ianoukovitch est analysée, à Moscou, comme un coup d’État issu non pas d’une révolte populaire, mais d’un travail en profondeur d’ONG instrumentalisées de longue date par les États occidentaux afin de faire basculer l’Ukraine dans leur camp. Après ce changement de pouvoir, jugé illégitime, à Kiev, Moscou annexe la Crimée, après un référendum sans équivoque en faveur du rattachement de la péninsule à la Fédération de Russie, puis soutient, pendant huit ans, la rébellion armée des républiques sécessionnistes de Donetsk et de Lougansk, dans l’est de l’Ukraine, prélude à l’enclenchement de la grande offensive lancée en février contre l’Ukraine.

Le consensus poutinien a-t-il un avenir ?

Le consensus de la société russe autour du poutinisme s’est construit sur un rapport d’allégeance, plutôt que d’adhésion au pouvoir. Si l’entrée en guerre contre l’Ukraine semble, au début de celle-ci, susciter la consolidation de ce consensus, de nombreux éléments conduisent à s’interroger sur la pérennité à plus long terme de ce consensus poutinien. Rappelons que la phase ascensionnelle du poutinisme a correspondu à une période de fort développement économique : entre 2000 et 2020, le PIB de la Russie a triplé et le PIB/habitant, qui représentait en 2000 à peine un tiers de celui de la France, s’élève aujourd’hui à plus de la moitié de celui de la France[4]. Ce mieux-être économique s’est accompagné d’une forte hausse du prestige international de la Russie, en particulier aux yeux des Russes eux-mêmes. Or, les indicateurs socio-économiques sont aujourd’hui bien plus mauvais. S’il est encore tôt pour mesurer l’impact des sanctions occidentales sur la population russe, il semble indiscutable qu’il provoquera a minima une stagnation du niveau de vie et une baisse de la consommation. Cette crise prévisible sera perçue comme une dégradation supplémentaire dans le contexte d’une baisse du niveau de vie constante, pour la majorité des Russes, depuis le milieu des années 2010. En outre, comment une mise au ban durable de la Russie sera-t-elle perçue ? Le « tournant vers l’Est », c’est-à-dire vers la Chine, de la politique étrangère russe, une évolution qui devrait s’accélérer du fait de la guerre en Ukraine, réussira-t-elle à produire des dividendes économiques palpables pour la population ? Pourra-t-on, dans une société de consommation telle que la société russe, se passer des marques occidentales et se contenter des marques chinoises ? Quid d’une Russie, même prospère, totalement réorientée vers l’Asie ? Quelles sont les limites d’un autoritarisme politique qui, à la faveur de cette « opération spéciale », s’est renforcé au point de bannir toute voix dissidente de l’espace public ? Quid d’un groupe élitaire consolidé autour du chef du Kremlin, mais vieillissant, et qui doit désormais impérativement organiser sa succession ?

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[1] Voir l’étude du Centre Levada, 30 mars 2022 : https://www.levada.ru/2022/03/30/odobrenie-institutov-rejtingi-partij-i-politikov/

[2] Jean-Robert Raviot, Qui dirige la Russie ?, Lignes de Repères, 2007.

[3] Jean-Robert Raviot, « Le prétorianisme russe : l’exercice du pouvoir selon Vladimir Poutine », Hérodote, no 166/167, 2017.

[4] Chiffres de la Banque mondiale, en PPP. Voir https://data.worldbank.org

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À propos de l’auteur
Jean-Robert Raviot

Jean-Robert Raviot

Docteur en sciences politiques. Professeur de civilisation russe contemporaine à l'université Paris-Nanterre.

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