<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Qu’est ce que la puissance maritime ? Entretien avec Yan Giron #3

2 avril 2022

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Photo : Le SNLE, fleuron de la puissance maritime française.

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Qu’est ce que la puissance maritime ? Entretien avec Yan Giron #3

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Yan Giron est analyste maritime depuis plus de 25 ans. Il produit en 2018 le « Précis de la puissance maritime – Agir sur les océans », essai récompensé par l’Académie de Marine. Il y développe une réinterprétation de la puissance maritime basée sur son expérience professionnelle. Il propose en particulier l’abandon de la notion de « rang » au profit d’une analyse de la « faculté d’action ».

Le trafic sur les routes maritimes est en constante progression. Les ressources offshores sont de plus en plus convoitées. Mer de Chine, détroit d’Ormuz, mer Méditerranée orientale, Indopacifique, océan Arctique, les espaces maritimes sont aujourd’hui au centre de l’attention géopolitique. Les mers sont-elles le cœur de la géostratégie du XXIe siècle ?

Jamais l’Humanité n’a atteint un tel niveau de population et d’interpénétration avec sa biosphère. Les océans n’échappent pas à ce fait. C’est l’espace le moins anthropisé pour l’exploitation des ressources non biologiques stratégiques, du fait de la difficulté naturelle à se mouvoir et habiter ce milieu et ses profondeurs. Les océans sont ainsi riches de réserves et de potentiels de croissance considérables, énergétiques, minérales ou biotechnologiques, pour peu que cette exploitation s’inscrive dans une démarche de développement durable. Le progrès technologique et sa rentabilité accrue par une demande terrestre croissante rendent aujourd’hui accessible le maritime inexploité. Ce sont aussi des espaces qui accueillent des flux indispensables à la mondialisation et à la globalisation : flux marchands, flux informationnels par les câbles sous-marins. Et ce sont de tout temps des démultiplicateurs de puissance, par la capacité à mouvoir des forces et des flux marchands de grande capacité sans les barrières imposées sur terre, mais aussi avec un risque maritime sans équivalent sur les milieux terrestres.

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Le XXIe siècle (plus que jamais) s’inscrit dans ces déterminants géopolitiques, accentués par une cohabitation entre pouvoirs privés – forts de deux décennies de libéralisme – et le retour des grands compétiteurs stratégiques étatiques. Pour autant, la géopolitique terrestre ne se duplique pas sur les océans. Les grilles de lecture sont différentes. Les passages maritimes resserrés existent. Certains peuvent être contournés, mais pas tous. La notion de route maritime « permanente » est une réalité dans 90% des situations de paix et l’invention de nouvelles routes est hautement stratégique. Mais si besoin, on peut les modifier. Cependant, les optimisations économiques imposent une forme de rigidité comme nous l’a montré le blocage accidentel du Canal de Suez pendant 6 jours par le porte-conteneur Ever Given. Enfin, les faces cachées de la globalisation se développent aussi sur les océans : criminalité maritime au service d’elle-même ou d’autres, privés ou étatiques, anonymisation des menaces, hybrides et zones grises maritimes. Sans conteste, les océans participent intensément à la géostratégie du XXIe siècle, pour les richesses qu’ils contiennent ou pour la manière dont ils permettent d’agir sur les autres espaces.

Comment définissez-vous la puissance maritime ?

La puissance maritime est avant tout une faculté d’agir sur les océans. Quels que soient les potentiels qu’ils nous offrent, ils ne sont rien si nous ne savons pas les tourner à notre avantage. Cet avantage doit être réfléchi. Qu’attend-on des océans ? Pour quels bénéficiaires ? Qui décide ? Qui porte ? Comment ? Qui priorise ? Le premier piège conceptuel est de croire que le maritime n’intéresse que les marins et les territoires littoraux. Le maritime concerne tout le territoire, tous ses habitants, tous ses décideurs. Il intéresse aussi d’autres territoires terrestres enclavés. Les deux principales forces de cette puissance maritime ont de tout temps été le capital et la volonté. Le capital, parce que l’investissement est le ticket d’entrée sur les océans : navires, ports, technologies en constante évolution, l’homme ne vit pas sur les océans sans ces aides et in fine elles n’existeront que si on peut les financer. La volonté parce qu’on ne va pas sur les océans par hasard, c’est un choix. Les forces de la puissance maritime ont rarement été présentes uniquement dans les territoires maritimes, il s’agit donc de les mobiliser. Ces forces s’épuisent et doivent être renouvelées, rien n’est jamais acquis. Le stratège maritime qui voudra se saisir de cette puissance devra mobiliser pour lui ces deux forces, où qu’elles soient, sur son territoire ou en partenariat avec d’autres territoires.

Administrer la puissance maritime est donc la faculté d’agir, de marier les intérêts, d’administrer des relations entre les bons acteurs. Et ce sur le long terme. On voit des illustrations de cette approche par exemple avec le Luxembourg qui a créé son propre cluster maritime, ou la compagnie italo-suisse Mediterranean Shipping Company qui est aujourd’hui le premier armateur mondial de porte-conteneurs. Pour la Chine, les nouvelles routes de la soie ont pour objectif de sino-centrer le monde, par voies terrestres et maritimes et par des partenariats politico-économiques sous son contrôle. Son excédent commercial, construit par la connexion au monde de ses capacités manufacturières terrestres, a financé cette stratégique de construction de nœuds logistiques mondiaux et la constitution d’une marine de combat de premier rang, elle-même au service de ses objectifs politiques. Tout est dans tout, la puissance maritime n’est pas un concept isolé sur le seul champ maritime.

Petite précision, la puissance maritime n’est pas la puissance navale (c’est-à-dire une marine de combat). Longtemps ces deux termes ont été synonymes. Aujourd’hui ils sont clairement distincts même si possiblement concordants, l’un pouvant être au service de l’autre ponctuellement. La puissance navale est un outil militaire, au service d’une fonction de combat et contribuant à l’Action de l’Etat en Mer (AEM). Dans la fonction de combat, son emploi est aujourd’hui souvent en interarmées, voire en coalition, dans une perspective globale d’une guerre menée contre un ennemi lui-même rarement uniquement maritime. Pour l’AEM, il s’agit d’un outil d’exercice des fonctions régaliennes sur les espaces maritimes. La puissance maritime quant-à-elle est une faculté, pensée à l’échelle de l’ensemble du territoire, pour mettre en valeur durablement les océans à son bénéfice.

Historiquement, la France est souvent décrite comme une puissance qui hésite entre la terre et la mer. Qu’en est-il aujourd’hui ?

Ce constat a souvent été fait en référence à la compétition franco-anglo-saxonne, notamment sur le combat maritime et les développements coloniaux. Mais, à ressources limitées, mobiliser le capital et les volontés nécessitait une priorisation qui ne s’imposait pas de la même manière à chacun. Pour autant, le bilan maritime de la France est loin d’être modeste. Il suffit historiquement de regarder le tissu national des manufactures, approvisionnées par une matière première importée par les océans. Tout ne se résume pas à ce qu’il y a sur l’eau, mais plutôt à la manière de mettre en valeur le potentiel maritime, que ce dernier soit important ou plus modeste. En France cette mise en valeur a été décidée entre un groupe restreint de personnes, celles que nous pourrions aujourd’hui désigner par le « pouvoir exécutif » (la tête administrative de l’Etat) et les décideurs des « pouvoirs privés », lucratifs ou non. Le débat est longtemps resté dans un « quant-à-soit » où chacun déplore la faible implication de l’autre, notamment en matière de moyens et de financements publics. Rarement la question du « comment mieux faire » est posée, ni de l’implication de la Nation dans son ensemble.

La prise de conscience nationale est en train d’évoluer. Depuis une petite dizaine d’années, la France s’est dotée d’un volet « maritimisation » dans l’enseignement de l’Education nationale. En 2006, le Cluster Maritime Français est créé. Son action vise à diffuser au-delà du secteur maritime. Le secteur de la recherche océanographique est performant. La décennie 2010 a aussi vu un changement de prisme fondamental de la Marine nationale, avec la prise en compte de la maritimisation et de la remontée en puissance des compétiteurs étatiques, que ce soit sur le volet maritime militaire ou civil. La France a recréé un Ministère de la mer, dont le mérite est déjà le signal envoyé à la Nation et aux autres pouvoirs. Enfin, les demandes de la France d’extension du plateau continental ont été déposées régulièrement au niveau international. Le potentiel est là.

Cette maritimisation doit être par essence durable, mais probablement pas « conservatrice ». La durabilité s’inscrit dans une double approche : celle du maintien du potentiel de renouvellement des éléments renouvelables et celle de l’exploitation raisonnée de ceux qui ne le sont pas. Exploiter raisonnablement, c’est favoriser l’optimisation et le recyclage, par exemple des terres rares très présentes dans les océans. Le débat environnementaliste monopolise le débat public, probablement au détriment de la réflexion de fond sur la puissance maritime. Les fondations et ONG privées, s’auto-désignant représentant la « société civile » selon l’approche anglo-saxonne, diabolisent l’économie bleue et l’industrialisation créatrice de valeurs et d’emplois. Ce faisant, elles masquent, involontairement ou non, la vision géopolitique sociétale de la mise en valeur durable des océans. Le débat environnemental doit se poser, mais il n’est pas le seul.

Qu’appeler-vous une « arène de la puissance » maritime ? Pourquoi cette notion est-elle importante ?

Le concept d’arène est volontairement théorique et il faut le comprendre comme tel sans en avoir une approche dogmatique. C’est un outil méthodologique, pour penser à plusieurs échelles. Ce qu’il faut comprendre avant tout c’est qu’il faut être agile, avoir une vision très opérationnelle de ce qu’on cherche à faire et des moyens nécessaires à le faire, même si la doxa ne les considère pas comme important. Il faut pouvoir identifier la même chose chez ses compétiteurs, identifier les nouveaux entrants et partenaires, agir en conséquence et par anticipation. L’analyse est globale, complexe, précède et éclaire la stratégie qui doit choisir et mettre en œuvre.

La puissance maritime s’exerce dans des arènes, c’est-à-dire des espaces matériels et immatériels, technologiques, etc. dans lesquels les compétiteurs tissent des relations de coopération ou de compétition. Le propre des nouvelles formes de conflictualité est qu’un allié sur une arène peut être un compétiteur sur une autre. C’est la combinaison des actions sur ces différentes arènes qui vous donne une position de puissance. Longtemps, on ne s’est focalisé que sur les arènes physiques (maritimo-portuaires), sur la logistique (transport maritime) et sur la technologie maritime civile ou militaire. Or, le propre des arènes maritimes est qu’elles ne sont pas limitées car le maritime alimente l’ensemble de la société et touche aux besoins essentiels. Il suffit que les protagonistes soient convaincus qu’une arène a de l’importance pour que la conflictualité s’y exerce et que l’on y gagne ou y perde un avantage. Le summum est d’agir par anticipation sur une arène non identifiée par ses compétiteurs, d’y être en position de force, et de la leur imposer ensuite. La seule limite est celle de l’imagination et de la capacité à oser.

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L’action des fondations environnementales anglo-saxonnes sur l’arène médiatique et sur l’arène financière (via la financiarisation des services éco-systémiques des océans) illustre parfaitement cette approche. Mais ce ne sont pas les seuls acteurs ni les seules arènes. D’une manière générale, tous ceux qui cherchent à obtenir une place dans la course aux leviers de puissance maritime vont développer des stratégies du « faible au fort » et innover. Ils vont le faire à la fois en mobilisant de nouvelles arènes et en jouant sur les arènes existantes, par des positionnements masqués avec des partenaires en apparence neutres. C’est typiquement le cas des Etats qui cherchent à contourner des embargos économiques par la voie maritime, ou celui des nouveaux criminels maritimes.

Quels sont les grands objectifs de la puissance maritime pour la France ? Sur quelles arènes doit-elle stratégiquement se focaliser ?

Pour concevoir une stratégie, il faut des objectifs. Et il n’y a pas un objectif unique à la puissance maritime. On ne recherche pas la puissance pour elle-même, il faut penser le « pour quoi faire ». Il ne faut pas non plus une « loi mer » où seraient entassées pêle-mêle les actions urgentes du moment. Les océans permettent de réaliser plusieurs fonctions. D’un point de vue économique, ils sont porteurs de richesses en tant que tels, ils supportent des flux et ils permettent de développer une économie du tourisme. Pour chacune de ces fonctions, on peut définir et négocier des objectifs à l’échelle de la Nation, partagés entre le pouvoir exécutif, les pouvoirs privés mais aussi le pouvoir législatif démocratiquement élu qui est depuis toujours tenu à l’écart sur ces questions.

Compte-tenu de la situation actuelle, il y a probablement deux axes de travail nécessaires : la définition de nouveaux objectifs en plus de ceux qui se présentent aujourd’hui (cf. dronisation, fonds marins, transport maritime, pêche durable) et la construction d’un savoir-faire pour les mettre en œuvre et les sécuriser. Il faut aussi avoir des principes directeurs propres à la puissance maritime : favoriser la création d’effets d’entraînements pour l’ensemble des territoires nationaux, outremers compris, et pas seulement les territoires littoraux ; faciliter la création de partenariats avec des investisseurs actuellement non sollicités, de préférence dans le secteur industriel ; faciliter la concrétisation des avancées de la recherche dans des solutions industrielles opérationnelles. Hors des littoraux, il existe de puissants pôles de recherche et d’industrie qui ne sont encore aujourd’hui que très faiblement sollicités sur les océans : le couloir rhénan de la biotechnologie, la région de Toulouse, l’ensemble Lyon-Grenoble. Ils hébergent aussi un capitalisme industriel qui peut être un partenaire de développement intéressant. Robotisation et biotechnologie sont des sujets à forts potentiels océaniques.

Protéger les acquis et les futurs gains de la puissance maritime n’est pas une lubie du « tout sécuritaire », c’est un objectif de performance à part entière. Les leviers de développement des océans sont convoités et font l’objet d’une prédation. D’autres que nous utilisent des techniques de puissance maritime : acteurs hybrides et zones grises maritimes sont en pleine explosion.

La population française de manière générale, et les sphères politiques en particulier, semblent peu concernées par les enjeux de la puissance maritime. Comment résoudre ce handicap ?

Les questions de maritimisation doivent être abordées sur le long terme, dans un débat non partisan et à l’échelle de l’ensemble du territoire y compris hors des littoraux. Ce n’est pas l’affaire d’un groupe ou d’une séquence politique. C’est l’affaire de tous. Les outremers ne doivent pas être oubliés, ils détiennent 95% des espaces maritimes sous juridiction française. Pour aboutir à un « contrat sociétal de puissance », il faut que les trois sommets du triangle de l’action soient connectés (pouvoirs exécutifs, privés et législatifs) et que les actions et les bénéfices attendus soit clairs pour tous. Cela peut commencer par un travail parlementaire de fond, incluant la formation, pour donner le cadre d’objectifs, relayé dans l’ensemble des territoires et à tous les échelons de la décentralisation. Une fois les orientations données, leur traduction en action et leur mise en œuvre doivent être accompagnées. Les outils existent, il faut les mobiliser et ce n’est pas que l’affaire d’un pouvoir public. Il faut cultiver la volonté.

En ce qui concerne la population française, la modification des programmes scolaires en faveur des océans va agir sur le long terme. Mais il faut que les générations futures en voient la traduction concrète, autour d’elles : emplois durables, richesses, innovations. Il faut agir pour ne pas tomber dans l’incantation.

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