Après les attentats de 2015, comme lors du travail sur le projet de loi consacré au séparatisme, les responsables politiques se sont tournés vers les chercheurs espérant trouver dans leurs analyses les clés de compréhension d’un phénomène qui leur permettraient d’orienter leur politique publique. Notre réflexion antiterroriste est, toutefois, portée par des courants académiques distincts se disputant, trop souvent, concepts et hypothèses. Trois grands axes d’approche peuvent être distingués dans l’étude scientifique de l’antiterrorisme, qui ont un point de départ commun, identifier et comprendre la menace, mais divergent sur son origine, la manière de la contrer et de nous déterminer collectivement vis-à-vis d’elle.
Un écho majoritaire est accordé à l’approche globale d’une menace terroriste dirigée à l’encontre des démocraties occidentales à laquelle se doit de répondre un contre-terrorisme complet, mêlant logique préemptive sur le sol national et actions de guerre à l’extérieur. Cette doctrine a servi de socle aux grandes réformes structurelles de réorganisation des services de sécurité et se retrouve dans les discours des ministres de l’Intérieur et des leaders d’opinion (journalistes, experts, institutionnels, politiques). Violence d’exception, le terrorisme est traité dans un cadre sécuritaire propre qui rend nécessaire la mise en place de mesures à l’échelle d’une menace protéiforme, associant l’intervention du pouvoir administratif et des militaires (état d’urgence, surveillance de masse, actions clandestines et militaires).
Cette approche est surtout portée par des criminologues qui soulignent la nécessité de repérer les signaux faibles et de travailler sur les processus hybrides de la criminalité au terrorisme. Anticiper pour comprendre les événements et les maîtriser permet d’appréhender les risques d’hyperterrorisme et les velléités destructives[1]. Un chemin que les services de renseignement ont emprunté, reconnaissant depuis l’attentat de Mohammed Merah, l’hybridation entre le terrorisme et le crime. L’identification de cette violence atypique, une fois celle-ci décelée, justifie l’application d’une réponse différente de la politique criminelle classique, à travers la mise en place de protocoles antiterroristes d’exception s’inscrivant dans la guerre contre le terrorisme d’inspiration conservatrice et anglo-saxonne.
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C’est là un discours que dénoncent certains chercheurs en sciences humaines et sociales à travers une approche critique de la sécurité. Ils pointent les limites de ce récit, en dénoncent les biais politiques, la faiblesse académique et l’inefficacité opérationnelle. Ils mettent en parallèle, d’une part le durcissement des législations, l’augmentation du contrôle social, le recours à une option militaire, et d’autre part, l’impact sur les libertés au nom de la sécurité, sur les droits fondamentaux des individus, pour répondre à ce qui est présenté comme un danger en perpétuelle évolution. Ils soulignent le risque d’un caractère contre-productif, clivant la société et entretenant la contestation violente. Cela renvoie à la question des techniques punitives de lutte antiterroriste qu’un État est prêt à mettre en place pour répondre à un sentiment d’insécurité[2]. Ce courant pointe les dynamiques récentes de notre politique antiterroriste et la manière dont elles dévoilent nos impensés politiques et sociaux[3]. L’analyse met en avant une circularité de la violence entre les politiques de sécurité et les répertoires d’action clandestine, démontrant les effets de l’attentat sur le discours politique et déplorant le refus de prendre en compte le creuset de la violence par des décideurs pris au piège de leurs idéologies.
Quelle place pour l’islam ?
L’étude de l’antiterrorisme se penche aussi sur la place du fait religieux dans le passage à l’acte. À la question de savoir si le djihadisme est au centre de l’expression terroriste ou en sa périphérie, la thèse essentialiste, portée par Gilles Kepel, part du constat d’un projet planifié d’implantation de l’islamisme radical en France[4], porteur d’un djihadisme, fruit d’un continuum entre salafisme, islamisme et actes terroristes, qui trouve son expression dans les attentats commis. L’objectif recherché serait une déstabilisation de l’ordre occidental à la faveur d’une contre-société islamiste. Dès l’instant où le djihadisme est pensé comme le fer de lance du passage à l’acte, la lutte antiterroriste doit intégrer pour être efficace une connaissance de l’islam et des schémas de pensée djihadiste et favoriser l’accès à l’interprétation politique des textes religieux.
À l’opposé, la thèse portée par Olivier Roy met à distance le religieux et l’incidence de la politique étrangère de la France et voit dans la violence terroriste une révolte générationnelle et nihiliste de la deuxième génération de musulmans et des convertis de souche. Il analyse dans le ralliement à Daech ou al-Qaïda un opportunisme, fruit d’une islamisation de la radicalité[5]. La lutte contre le terrorisme, non contrainte par une approche religieuse de la menace, devrait se concentrer sur les facteurs de la révolte, ce qui conduit à écarter la déradicalisation comme méthode de prévention du passage à l’acte. Une attitude qui n’est pas partagée par des chercheurs, comme Farhad Khosrokhavar, qui plaident en faveur d’un désendoctrinement des jeunes de retour de Syrie passant par l’acceptation de programmes de déradicalisation, destinés à montrer que l’islam n’a pas seulement une version radicale. C’est là admettre, avec Rachid Benzine, que si l’islam n’est pas l’islamisme ni le djihadisme, le terrorisme s’exerce bien au nom de l’islam. Raison pour laquelle David Thomson rejette l’analyse d’un terrorisme nihiliste au profit d’une étude de la capacité de la mouvance djihadiste à obtenir un soutien populaire auprès de gens en échec, à la recherche d’une valorisation de soi et voyant dans leur engagement religieux un passage du dominé au dominant.
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Une autre approche porte sur l’impact de la dimension politique de l’islam et des phénomènes de montée de l’islamisme, de radicalisation transnationale et de terrorisme international. Elle est portée par des chercheurs qui inscrivent la violence terroriste dans un contexte géopolitique et décolonial et la coupent de tout lien avec l’islam en tant que religion. L’explication tiers-mondiste[6] entend l’islamisme comme une réponse des opprimés. La guerre engagée au Moyen-Orient se répercuterait sur le sol national, dont l’acte terroriste serait une conséquence.
Radicalisation ou projet politique ?
Il est intéressant de confronter ces thèses à la recherche empirique qui s’intéresse à l’analyse des profils terroristes[7]. Une approche multicausale à l’origine du passage à l’acte se réfère à trois types d’influence : le parcours des acteurs (jeunes, faibles attaches, séjours dans des zones de conflit, découverte individuelle de l’islam puis par intégration à un groupe), les connaissances (religieuses, idéologiques et politiques) et les logiques psychosociales (sentiment de discrimination de la population musulmane et désir de reconnaissance). C’est ainsi que certains sociologues décorrèlent radicalisation et extrémisme islamique pour rapprocher la radicalisation de toute autre expression violente d’une idéologie, qu’elle soit nationaliste, fasciste, écologique, altermondialiste. Ces regards portés sur le terrorisme, auxquels s’ajoute le courant psychologique dans son approche prophylactique qui s’intéresse aux trajectoires et comportements ayant une incidence sur le passage à l’acte[8], loin d’opposer chapelles et ego, mériteraient de se compléter pour permettre à ce champ d’études d’avoir une meilleure prise sur le réel. Les réponses politiques et sécuritaires nécessiteraient de dépasser notre méconnaissance des déterminants du passage à l’acte terroriste, opposant ainsi à la menace un savoir qui fait encore trop souvent défaut.
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[1] Approche portée par Alain Bauer et Xavier Raufer, qui sont parvenus à l’imposer aux décideurs français. Elle s’exprime, notamment, dans la revue Sécurité globale.
[2] Didier Bigo et al. (dirs.), Au nom du 11 septembre : Les démocraties à l’épreuve de l’antiterrorisme, La Découverte, 2008.
[3] François Thuillier, La révolution antiterroriste, Temps Présent, 2019.
[4] Gilles Kepel, Terreur dans l’Hexagone. Genèse du djihad français, Gallimard, 2015.
[5] Olivier Roy, « C’est la radicalisation de la jeunesse qui m’intéresse », Libération, 14 avril 2016.
[6]Portée par des chercheurs comme François Burgat, ou Jean-Pierre Filiu.
[7]Xavier Crettiez « Saisir les mécanismes de la radicalisation violente », Mission de recherche Droit et Justice, 2017.
[8] Courant porté par Fethi Benslama, Boris Cyrulnik, Tobie Nathan.