Depuis la fin de l’Union soviétique en 1991, les littoraux de la mer Noire sont le théâtre d’une vigoureuse recomposition territoriale et la récente guerre russo-ukrainienne en traduit dramatiquement la dimension inachevée.
Privée des rivages pontiques occidentaux de l’Union soviétique, la Fédération de Russie s’est en effet engagée à réorienter ses importants flux commerciaux de matières premières et énergétiques le long des 400 km de littoral du kraï de Krasnodar, aboutissement d’un puissant corridor méridional dont l’arrière-pays s’étend jusqu’à l’Arctique et la Sibérie centrale. Cette côte à falaises rectiligne, moins favorable aux investissements portuaires que les côtes situées entre Don et Dniestr, est devenue la rangée maritime la plus active de la mer Noire et elle est aujourd’hui une pièce maîtresse dans la stratégie de projection de puissance de la Russie. Elle associe de façon originale les atouts d’une situation géostratégique inégalée entre le monde des steppes eurasiatiques et le monde méditerranéen, les riches potentialités agronomiques des plaines du Kouban et la très forte attractivité résidentielle et touristique de ce littoral subtropical, vitrine désormais du multilatéralisme diplomatique russe. Les opérations militaires engagées par la Russie risquent toutefois de rebattre une nouvelle fois les cartes à la mesure de l’ampleur du risque géopolitique pris par Vladimir Poutine.
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Les questionnements territoriaux restent en Russie soumis au prisme de la longue durée qui en conséquence permet de valider les choix politiques les plus audacieux. Ainsi le contrôle des rivages de la mer Noire s’inscrit dans une stratégie impériale initiée par Pierre le Grand et poursuivie par l’impératrice Catherine au cours du xviiie siècle. « Lac turc » depuis la prise de Constantinople en 1453, la mer Noire se définit depuis comme un espace de confrontation entre Russes et Ottomans. L’ambitieux « projet grec » de Potemkine (1739-1791) consiste à consolider la présence russe sur les rives pontiques en fondant un réseau de villes nouvelles sur les sites des anciens comptoirs grecs ou génois (Odessa, Sébastopol, Marioupol…). Il colonise également ces vastes domaines de steppes herbeuses de la Nouvelle Russie en y implantant une population sédentaire et multiethnique composée de Grands et de Petits-Russiens (Ukrainiens), mais aussi d’Allemands, de Grecs ou encore de juifs, se substituant aux populations nomades du monde turco-tatar. La conquête de Tsargrad (Constantinople), outre sa valeur symbolique pour les souverains de la Troisième Rome, offrirait une fenêtre sur la mer Méditerranée. Déjà hégémonique en Méditerranée, la Grande-Bretagne ne tarde cependant pas à contenir l’avancée russe vers le sud en limitant drastiquement l’accès aux Détroits à la conférence de Londres en 1841. Avec la guerre de Crimée (1853-1856) à la tête d’une coalition occidentale, elle cherche à enfermer la Russie dans l’espace pontique. Cette première rétraction territoriale conduit l’Empire russe à dévier sa dynamique territoriale vers les rivages sud-orientaux de la mer Noire jusqu’aux contreforts du Caucase où il jouxte ses rivaux impériaux, perse et ottoman. Les populations turciques se retirent massivement de ces espaces devenus pionniers et on évoque même aujourd’hui un génocide perpétré à l’encontre des populations tcherkesses en 1817 et en 1864. Ces événements dramatiques sont désormais commémorés dans les républiques musulmanes du Caucase ainsi qu’en Turquie, Syrie ou Jordanie où réside une partie de la diaspora tcherkesse.
Le géographe russe Tian Chanski (1827-1914) considérait que c’est en disposant « de larges baies océaniques et civilisatrices » que la Russie peut projeter sa puissance dans le monde. Elle doit aussi maîtriser les grands isthmes qui relient les différentes ouvertures maritimes de cet État foncièrement continental, de la Baltique à la mer Noire ou de la mer Blanche à la Caspienne. Fernand Braudel a souligné leur rôle dans le processus de constitution des États européens et il a mis en relief la récurrente rivalité de l’isthme russe et de l’isthme polonais entre Baltique et mer Noire. Il est d’ailleurs éclairant de confronter aujourd’hui le retour du projet polonais Intermarium reliant les rives des trois mers, projet soutenu par l’OTAN et l’Union européenne, à la ligne rouge définie par Vladimir Poutine pour fixer les limites de l’Alliance atlantique. Cette ligne rouge est une ligne isthmique qui relie Kaliningrad à Sébastopol en Crimée ou Tiraspol en Transnistrie, au cœur de la tragédie ukrainienne. Si la formidable extension géographique de l’URSS après la Seconde Guerre mondiale transfère la question isthmique au cœur de l’Europe centrale, elle se repose avec acuité avec l’indépendance de l’État ukrainien (1991) conduisant la république autonome de Crimée à proclamer son indépendance en 1992. Soucieux de s’émanciper des transits ukrainiens qu’ils soient maritimes ou continentaux, Evgueny Primakov (1998-1999) amorce alors un premier volontarisme aménagiste au profit des sites russes. Il s’accentue ensuite sous Vladimir Poutine qui, pour contrer la Révolution orange à Kiev, accélère le processus de rétraction des activités littorales au plus grand profit des nouveaux ports satellites de Saint-Pétersbourg (Primorsk, Oust Louga, Vyssotsk) et du littoral du kraï de Krasnodar sur la mer Noire.
Une puissante rangée portuaire entre la Méditerranée et l’Eurasie
L’affirmation du port de Novorossisk depuis les années 2000 illustre les résultats de ces choix politiques. Ce port est en effet devenu le premier port du bassin Méditerranée-mer Noire avec un trafic d’environ 150 millions de tonnes de marchandises par an, le double de celui de Marseille et quatre fois plus que celui d’Odessa. Fondé en 1838 après la conquête russe du Kouban, son intérêt portuaire s’affirme avec la mise en valeur des plaines céréalières du Kouban dont il devient le débouché. Mais ce sont surtout les champs pétroliers des piémonts caucasiens qui vont assurer la valorisation de son site. Dans les années 1960, l’URSS procède à des investissements massifs pour augmenter ses ventes d’hydrocarbures. Le nouveau terminal pétrolier de Sheskharis fait alors de Novorossisk dès la fin des années 1970 le plus grand port pétrolier d’Europe. Aujourd’hui 1/3 du pétrole exporté par la Fédération de Russie y transite. Avec la privatisation du port en 1993, l’État russe accompagne l’émergence de puissants groupes industriels, logistiques et bancaires, associant étroitement intérêts publics et intérêts privés. Delo group est ainsi une entreprise de logistique portuaire qui gère le terminal de conteneurs et le terminal céréalier après avoir cédé à Gazprom un des principaux terminaux pétroliers. Son fondateur Sergei Shishkarev (1968) représente la nouvelle classe de dirigeants d’entreprises à la fois très proches du pouvoir central et investis dans des activités toujours plus variées.
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La société de gestion du port de Novorossisk, constitue un autre exemple représentatif de ces intérêts étroitement mêlés. Contrôlée majoritairement par l’État russe par l’intermédiaire de la compagnie Transneft, la société est gérée par trois oligarques, Alexandre Skorobogatko (1967), Alexandre Ponomarenko (1964) et Arkadi Rotenberg (1951) largement visés aujourd’hui par les sanctions occidentales. Ami d’enfance de Vladimir Poutine, Rotenberg se retrouve en particulier sur le devant de la scène médiatique occidentale en 2018 avec la réalisation du gigantesque pont de Crimée puis l’année suivante avec la révélation de l’existence du « palais de Poutine » près de la station balnéaire Gelendjik.
Les routes de l’énergie transitant par la mer Noire
Les flux d’hydrocarbures sont l’objet depuis plus d’une vingtaine d’années d’une âpre rivalité entre les Occidentaux, la Turquie, la Russie et les pays d’Asie centrale et les rivages de la mer Noire se trouvent à l’épicentre de cette concurrence entre les espaces eurasiatiques producteurs majeurs d’énergie et les marchés de consommation. Novorossisk et Touapse, port investi pour sa part par l’entreprise publique Rosneft, ont progressivement élargi leurs arrière-pays énergétiques du Piémont caucasien aux vastes ressources du bassin de la Caspienne. Le Caspian Consortium Pipeline, propriété d’entreprises russes, kazakhstanaises et occidentales conduit ainsi le pétrole de la Caspienne vers la côte russe de la mer Noire depuis 1992 et son débit s’est récemment accru avec la mise en connexion du riche gisement de Kashagan au Kazakhstan. Avec l’oléoduc B.T.C (Bakou-Tbilissi-Ceyhan) inauguré en 2005, l’Azerbaïdjan a fait inversement le choix géostratégique de renoncer à l’orientation russe des transits d’hydrocarbures, choix réitéré pour l’exportation par British Petroleum et la compagnie azerbaïdjanaise SOCAR, du gaz du gisement caspien de Shah Deniz à destination de l’Europe. Au bénéfice de la côte russe du kraï de Krasnodar, la compagnie publique Gazprom a mis en place un corridor méridional, Ioujni Korridor, afin de délester les voies classiques transitant par l’Ukraine et la Biélorussie depuis les riches gisements de la péninsule de Yamal en Sibérie occidentale. Il aboutit à deux grandes stations de compression du gaz sur les rives pontiques. Au sud de Novorossisk, la station de Beregovaia marque le début du gazoduc sous-marin Blue Stream inauguré en 2005. Il atteint la côte turque au terminal de Durusu près de Samsun et il a livré en 2021 le record de 16 milliards de mètres cubes à la Turquie. Le second gazoduc, Turk Stream, inauguré en 2020 part d’Anapa pour aboutir en Thrace à Kiyiköi au nord d’Istanbul. Son tracé s’est imposé après les maintes tergiversations de projets concurrents, conçus pour éviter la Russie (Nabucco, White Stream) ou pour transiter directement dans l’Union européenne via la côte bulgare (South Stream). Aujourd’hui Turk Stream livre 30 milliards de mètres cubes à la Turquie occidentale, mais aussi aux pays d’Europe centrale et balkanique. Ces deux conduites sous-marines consacrent la côte orientale russe de la mer Noire comme troisième voie d’exportation du gaz russe. Les prochaines années risquent toutefois d’orienter davantage vers la Chine et l’Asie orientale les exportations énergétiques russes comme l’atteste l’inauguration en 2019 du gazoduc Sila Sibiri (Puissance de Sibérie) en direction de Shanghai. La côte nord-orientale russe s’est imposée également dans les flux d’exportations de produits miniers et industriels bruts et semi-bruts provenant du bassin de la Volga, de la région Oural et jusqu’à la Sibérie centrale (Novossibirsk, Krasnoïarsk) et au Kazakhstan qui peuvent utiliser cette voie en concurrence avec la façade pacifique russe. Cette courte façade littorale s’est imposée comme la première interface portuaire de Russie bénéficiant à la fois de l’immense arrière-pays eurasiatique et de circonstances géopolitiques qui ont accru son importance au détriment en particulier des ports ukrainiens, plus occidentaux. En 2018, les ports russes de la mer Noire et de la mer d’Azov totalisent 275 Mt de trafic portuaire contre 246 pour les ports russes de la Baltique et 200 Mt pour les ports de l’océan Pacifique. Une quatrième façade portuaire le long de l’Arctique connaît désormais une forte croissance de trafic (95 Mt, Rossmorport). Mais le basculement envisagé des exportations russes vers l’Asie orientale risque de modifier cette donne tandis que des incertitudes demeurent autour des choix géostratégiques du Turkménistan qui détient pour sa part les quatrièmes réserves mondiales de gaz dans le monde.
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Un complexe agro-industriel sur les bords de la mer Noire
La façade pontique est également un véritable « grenier alimentaire » et elle s’impose comme un instrument indispensable de la « diplomatie du blé » mise en œuvre par le Kremlin[1]. Façonnée par la colonisation cosaque au xixe siècle, le Kouban dispose en effet de sols de tchernozioms dont la valeur agronomique permet d’importantes cultures de céréales (blé, maïs, orge), de tournesol, de betteraves à sucre qui sont la base de larges exportations. Ses principaux clients sont l’Égypte, la Turquie, l’Arabie saoudite, l’Iran, mais aussi l’Algérie ou en Asie orientale le Vietnam ou le Bangladesh (Rusagrotrans). La façade pontique draine également les exportations en provenance du vaste bassin de la Volga et jusqu’à la Sibérie centrale. Un complexe agro-industriel s’est constitué dans les régions de Krasnodar et de Rostov-sur-le-Don et l’on y observe la consolidation d’une classe d’entrepreneurs pionniers selon le journal d’économie régionale Expert Youg à l’instar de Sergei Galitski à la tête de MAGNIT, plus grand réseau de supermarchés. Alexandre Tkachev (1960), ancien gouverneur de Krasnodar et ministre de l’Agriculture de la Fédération de Russie de 2015 à 2018, est depuis 1992 à la tête d’une entreprise de production de viande Agrocomplex. Aujourd’hui, elle regroupe plus de 60 sociétés dans des secteurs à fort potentiel exportateur (volailles, porc, céréales, sucre) et contrôle plus de 600 000 ha de terres agricoles dans le Kouban. Fils d’un cadre du PCUS, Tkachev s’est rapproché de puissantes associations cosaques nationalistes tout en gardant des liens privilégiés avec le Parti communiste et il a rejoint en 2005 le parti Russie unie de Vladimir Poutine. Un de ses fleurons, le domaine viticole du château de Talu, situé en bord de mer près de la station huppée de Gelendjik et dirigé par un œnologue français, révèle le souci d’y développer des secteurs de prestige dans ce qui est considéré comme la Riviera russe.
Attractivité résidentielle et touristique d’une région de grand confort climatique
Avec les jeux Olympiques d’hiver à Sotchi en 2014 et les nombreuses rencontres diplomatiques qui y sont organisées comme le sommet Afrique Russie en 2019, la côte de Krasnodar est devenue la vitrine d’un soft power à la russe. Elle est une destination estivale prisée et l’autoroute M4 Don qui draine chaque été des millions de Russes en quête de soleil et de villégiature est un des axes structurants majeurs de l’organisation territoriale. Depuis 2018 et la mise en place du pont de Crimée, elle raccorde aussi par le Kouban les stations réputées de la péninsule contestée. Le concept de « confort climatique » développée depuis 1995 par le géographe Vinogradov permet de souligner la clémence des climats pontiques et les nombreuses enquêtes d’opinion placent toujours la république Adyguée avec sa capitale Maïkop (insérée dans le kraï de Krasnodar), le territoire de Krasnodar, la Crimée, Kaliningrad, ou Stavropol parmi les régions russes offrant la meilleure qualité de vie. Les soldes migratoires internes y sont en conséquence parmi les plus élevés de Russie selon les statistiques de Goskomstat, après Kaliningrad, la Crimée et Saint-Pétersbourg. Comme le reconnaît la géographe de l’université de Moscou, Natalia Zoubarevitch, l’opposition classique entre d’une part des métropoles attractives et d’autre part des villes moyennes et des campagnes plutôt répulsives est atténuée désormais par le tropisme toujours plus affirmé des Russes vers les zones climatiques les plus clémentes à l’ouest et le long des littoraux[2].
Cette résidentialité accentuée n’est pas sans créer de profondes tensions spéculatives dans ces espaces littoraux méridionaux au détriment des classes moyennes et populaires. Ils peuvent engendrer des mouvements de contestation contre l’artificialisation du littoral et contre la mise en place de plans directeurs d’urbanisme par les municipalités pour favoriser les investissements d’oligarques. Gelendjik, au cours de l’année 2021, a ainsi été le théâtre de manifestations populaires afin d’atténuer les contraintes d’urbanisme imposées par les autorités locales.
Les conséquences d’une décision radicale de guerre contre l’Ukraine sont, à ce jour, difficiles à évaluer. Il s’ensuivra une recomposition vigoureuse des littoraux pontiques russes et ukrainiens qui ira soit dans le sens d’une fracturation encore plus radicale et centrifuge des parties orientales et occidentales du littoral pontique soit inversement vers un rétablissement, mais à quel prix, des anciennes complémentarités historiques ?
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[1] Marina Pourrias, La Russie, nouvelle puissance alimentaire ? https://fr.obsfr.ru/report/15240/12326/ Site de l’Observatoire de la Russie, CCI, chambre de commerce franco-russe, 11 janvier 2022.
[2] Natalia Zoubarevitch, « La migration vers le Sud est inévitable», Kommersant (en russe) 21 janvier 2022.