Que nous apprend la guerre en Ukraine ?  Que la déconstruction de « l’ordre du monde » s’accélère !

6 avril 2022

Temps de lecture : 13 minutes

Photo : Véhicules militaires russes détruits sur une route de la ville de Boutcha, près de la capitale Kiev, le 1er mars. . c : Mvs.gov.ua

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Que nous apprend la guerre en Ukraine ? Que la déconstruction de « l’ordre du monde » s’accélère !

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La guerre en Ukraine témoigne de l’accélération de la déconstruction du monde. À l’affrontement ancien entre les Etats-Unis et la Russie, s’ajoutent une guerre économique et une guerre de l’énergie. De nouveaux acteurs montent en force, comme la Chine, l’Iran et la Turquie.

Comme l’écrivait Camus « Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde. Et justement la grande misère humaine … c’est le mensonge[i]».  Le suivi de l’actualité sur la guerre en Ukraine ne nous épargne pas dans ce domaine… Joe Biden n’a pas fait dans la nuance à l’égard de Vladimir Poutine en le qualifiant de « boucher » et en insistant pour que son « indignation morale » serve de référence à une nouvelle « guerre juste » contre le mal. Les Russes ne sont pas en reste et entretiennent auprès des opinions publiques l’image d’un « Occident décadent » otage de « néoconservateurs américains affairistes »… Aucun des deux ne sortira gagnant de ce combat sur cette marche des empires régulièrement disputée depuis 1 000 ans entre occidentaux et orientaux[ii]

Nous connaissons tous les vertus du « bouc émissaire » quand nous ne souhaitons pas traiter sur le fond une question vitale. Cette guerre en Ukraine est à ce titre assez éloquente des biais de représentation et des erreurs historiques qui ont été commises depuis 30 ans par toutes les parties prenantes le long de cet « intermarium » européen qui va de la Baltique au Monténégro. Chaque fois des populations sont prises en otage, avec un minimum de 3 à 6 millions de réfugiés, et toutes les atrocités propres aux guerres s’invitent sur nos écrans plasmas… Ce qui change c’est la singularité de la communication avec une virtualisation de plus en plus hystérique des situations sur le plan médiatique. Le « brouillard de la guerre » devient de plus en plus opaque et il est devenu difficile, même pour les experts, de prendre un peu de recul sur les évènements[iii]. Que pouvons-nous honnêtement décrypter au-delà le bruit ambiant ? Comment se situent les signaux faibles et les vrais marqueurs en termes de rapports de force? Et que pouvons-nous percevoir des conséquences à terme de ce conflit ?

Personne ne sait véritablement, mais tout le monde commente

Nous dissertons en flux continu sur une réalité pour laquelle nous n’avons pas d’informations fiables. Pourtant les dossiers sur la nature de ce conflit[iv] et sur les occurrences de risques existent[v]. Il est vraisemblable que tout ce qui est actuellement communiqué sur cette guerre d’Ukraine en termes de chiffrage morbide des victimes, de destructions civiles et d’évaluation de l’attrition des capacités militaires des uns et des autres soit faux. Nous retrouvons les mêmes méthodes qu’en Syrie depuis 2011 avec les comptages douteux de l’Observatoire syrien des Droits de l’Homme[vi] (OSDH), que tout le monde prenait pour une agence onusienne… Ce fut la même chose lors des opérations au Kosovo en 1999 avec les informations officielles, mais erronées qui étaient délivrées par l’OTAN[vii] … De fait chacun y va de son opinion, beaucoup plus que de l’observation de faits vérifiés et authentifiés[viii]. C’est le cas pour les évaluations sur l’échec de la « blitzkrieg » et sur « l’enlisement » de l’armée russe ou sur les « buts de guerre » de Vladimir Poutine, comme si nos experts avaient accès aux bureaux les plus confidentiels de Moscou… Il n’est pas étonnant que les débats sur les réseaux sociaux soient aussi passionnels, voire hystériques. Pour le moment, faute de vrais renseignements, la rumeur, la surenchère et l’outrance sont privilégiées afin de tenir les opinions en état de sidération.

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De fait nous assistons à une théâtralisation des évènements où tout est bon. À ce titre les modes d’action des deux chefs de guerre sont assez singuliers. Volodymyr Zelinsky, avec sa tournée quasi-shakespearienne en visio-conférence auprès de tous les parlements occidentaux, est assez stupéfiant quand on connait le passé sulfureux du personnage[ix]. Pour sa part Vladimir Poutine, enfermé dans les murs du Kremlin, avec ses exhortations historiques autour d’une mise en scène tsariste du pouvoir moscovite, n’en est pas moins spectaculaire en termes d’autoritarisme et de détermination. Tout se joue sur les écrans plats avec des relais de part et d’autre de propagande, d’opérations psychologiques et de désinformation comme on n’en a rarement vu dans les conflits modernes. La seule différence en termes de stress est la question du seuil nucléaire qui a été posée par la Russie… En matière de relations internationales, les diplomates comme les historiens savent que tout se joue sur le temps long et rarement sur celui des tweets et des visioconférences. Mais nos sociétés se confinent de plus en plus dans une sorte d’illusion médiatique, alors qu’elles dénient sur le fond l’engagement réel que supposent de telles remises en cause de l’intégrité des frontières. Il est clair que personne en Occident n’a vraiment envie de mourir pour l’Ukraine, comme hier pour l’Ossétie et la Géorgie, mais en revanche tout le monde a envie de commenter la bataille. Zelenski l’a compris et surjoue la partition pendant que Poutine sait qu’il peut manœuvrer avec les bonnes vieilles méthodes russes utilisées à Grozny, et surtout à Alep en Syrie[x]. Deux tons deux mesures que nous ne cessons de retrouver dans tous les conflits de ces dernières décennies. Pour autant, in fine c’est bien celui qui tient le terrain qui gagne, pas celui qui tient le micro ! La géopolitique ne se satisfait pas uniquement de taux d’audience…

Et pourtant les marqueurs d’une accélération de la bascule de l’ordre mondial sont là

S’il y a « beaucoup de bruit pour rien » sur les écrans, les coulisses sont en revanche très actives. Prenons les négociations en cours pour un cessez-le-feu voire un processus de paix entre Ukrainiens et Russes. Nous pouvons constater qu’elles ne se déroulent pas pour le moment sous la houlette des Nations Unies à Genève, mais sur les rivages de la Méditerranée orientale à Antalya et désormais dans le palais de Dolmabahçe à Istanbul sous la présidence turque. Certes la Turquie est membre de l’OTAN, mais réunir les protagonistes de cette guerre sans les Américains et les Européens, qui plus est dans l’un des vestiges des derniers sultans de l’Empire ottoman, en dit long sur les arrière-pensées d’Erdogan. Il réitère la même tactique pour tenir à distance les Occidentaux que Poutine, lorsqu’il a réuni en mai 2017 les protagonistes du conflit syrien à Astana au Kazakhstan, sous le triple parrainage de la Russie, de la Turquie et de l’Iran[xi]… Dans ce contexte, il ne faut pas négliger par ailleurs le rôle discret d’Israël et de ses réseaux d’influence, à commencer par les oligarques russes et ukrainiens, depuis le début des évènements, avec ses conséquences indirectes sur le dossier iranien… Il en est de même pour la Chine, qui a des intérêts considérables sur cet espace eurasien, notamment pour conforter sa stratégie de route de la soie. Xi Jinping en profite pour affirmer avec opportunisme sa proximité avec les préoccupations de Vladimir Poutine, qu’il soutient personnellement, tout en prônant une neutralité de façade… Cela permet surtout à ses « loups guerriers » de nourrir les argumentaires pour justifier une opération sur Taïwan et aux entrepreneurs chinois de récupérer ce que l’Occident abandonne en Russie… Pendant ce temps nos dirigeants européens se contentent d’échanges téléphoniques avec le maître du Kremlin, qui les méprise, alors qu’ils ne sont pas conviés à la table des négociations…

Les prises de parole de Joe Biden pendant son déplacement à Bruxelles le 24 mars pour les sommets contigus de l’OTAN, du G7 et de l’UE, et surtout ses déclarations le 26 mars à Varsovie, ne pouvaient pas être plus explicites sur l’objectif masqué de la Maison-Blanche. Pour reprendre Talleyrand, « tout ce qui est excessif est insignifiant », sauf si l’une des parties n’a pas véritablement envie d’engager un véritable processus diplomatique et que le but de guerre non avoué est d’éliminer son adversaire… Nous retrouvons finalement les mêmes intentions et modes d’action de « regime change » que pour Saddam Hussein ou pour Kadhafi, avec les succès que nous connaissons… Ces postures belliqueuses décidées à Washington de façon unilatérale, et relayée avec beaucoup d’agitation par Londres, ne laissent finalement aucune marge de manœuvre aux Européens pour espérer devenir de véritables médiateurs. Les réactions embarrassées du chancelier Olaf Scholz et du président Emmanuel Macron, beaucoup plus préoccupés par leurs approvisionnements en gaz, montrent combien les questions de solidarité et d’unicité de vues entre alliés, et de cohésion entre Européens sont extrêmement fragiles. En revanche il est clair que l’équipe actuelle de la Maison-Blanche entretient à distance ce conflit et qu’elle ne souhaite pas voir ses soldats mourir pour une cause qui n’est pas prioritaire pour eux[xii]. L’objectif pour Washington est de fixer et de neutraliser la Russie (en réarmant massivement les Européens pour « qu’ils fassent le job »), afin de pouvoir s’occuper tranquillement de la Chine. L’Ukraine n’est pour Joe Biden qu’un prétexte et un carnet de commandes pour son complexe militaro-industriel. Pour arriver à ses fins en mer de Chine il doit d’abord éliminer Vladimir Poutine, principal allié de Xi Jinping. Sans ce préalable l’affrontement sino-américain, qui semble inévitable avec la question de Taïwan, ne sera pas favorable aux États-Unis.

Dans ce contexte il faut aussi noter le retrait prudent d’une grande partie du monde vis-à-vis de ce conflit régional qui oppose pour les uns l’Ukraine à la Russie et pour les autres les États-Unis à la Russie, personne ne souhaitant parler ouvertement d’une guerre entre l’Europe et la Russie (bien que la question de la cobelligérance au travers des livraisons d’armes se pose de plus en plus et que celle de l’application de l’article 5 de la charte de l’OTAN se joue essentiellement sur le sol européen…) Plus de la moitié de la population mondiale n’est pas concernée par ce conflit et pour la première fois les Américains n’ont pas réussi à obtenir une adhésion totale comme ce fut le cas dans le passé, notamment avec la lutte contre le terrorisme. Les membres des BRICS, de l’OCS, l’Iran, le monde arabe, la plupart des pays de l’ASEAN ont adopté des positions prudentes, voire compréhensives vis-à-vis de la Russie[xiii]. Certes les sanctions économiques et financières sont inédites et ont des impacts collatéraux significatifs du fait de la mondialisation des échanges. Mais si la plupart prônent le respect de l’intégrité des frontières, ils ne souhaitent pas pour autant considérer Vladimir Poutine comme le seul « fautif », et lui infliger des sanctions comme nous le souhaiterions de leur part.

À ce titre, si les sanctions s’avèrent très spectaculaires et populaires au sein du G7, elles ne sont pas ressenties de la même façon dans le reste du monde. Elles ne plaisent absolument pas entre autres à la Chine et aux pays arabes qui le font savoir en intensifiant une dédollarisation des transactions pour protéger leurs propres flux d’intérêts. Le système russe s’est montré plus prévoyant et résilient depuis le krach financier de 1998 au grand dam des Anglo-Saxons qui sont obligés de renforcer sans cesse le régime des sanctions. De fait cette stratégie jusqu’au-boutiste provoque d’ores et déjà des dégâts collatéraux importants sur les plans énergétiques (rupture des approvisionnements en énergie de l’Europe et baisse de sa compétitivité), sur les matières premières stratégiques (impacts sur les chaînes de valeurs, sur les engrais…), sur les produits de consommation de base et biens intermédiaires (fermetures des entreprises implantées en Russie et rupture de supply-chain) et sur les produits alimentaires de première nécessité (crise sur les céréales avec risques de famines pour de nombreux pays importateurs). Dans les faits le piège est en train de se refermer sur les pays européens qui s’avèrent vulnérables. De nouveau les États-Unis sont très peu touchés par ces effets induits et peuvent jouer les grands justiciers. Pour autant le reste du monde fait ses comptes et a compris qu’il était temps de se protéger de ce type de guerre économique. La Russie ouvre le champ, avec les cryptomonnaies et l’emploi du rouble comme monnaie de transaction pour contourner les sanctions[xiv]. Mais le fait que la Chine, l’Inde, l’Arabie saoudite et d’autres puissances émergentes veulent accélérer la dédollarisation des échanges constitue un tournant majeur en termes d’évolutions des facteurs de puissance[xv]. Le fait que la plupart de ces acteurs refusent de sortir la Russie du G20, comme les États-Unis essayent de l’imposer, est aussi un signal important pour les membres du G7 qui ne représentent plus que 8% de la population mondiale, même s’ils concentrent encore 75% des dépenses d’armement du monde…

Les lignes bougent, que pouvons-nous anticiper ?

Cette guerre pose, au-delà la question fondamentale du respect de l’intégrité des frontières et de la dignité humaine, celle de nos dénis de puissance. D’ores et déjà nous avons tous avoué avoir été surpris par l’invasion russe de l’Ukraine, alors que nous avions les renseignements. Qu’en est-il de nos réelles capacités d’anticipation stratégique ? Par ailleurs, que penser de la crédibilité de nos concepts de dissuasion qui sont assis sur cette capacité d’anticipation stratégique ? La question se pose avec encore plus d’acuité quand Poutine aborde de façon décomplexée, mais déterminée, la question du seuil nucléaire et qu’il menace, si ses intérêts vitaux sont en jeu, d’utiliser l’arme nucléaire sur un champ tactique. Elle nous interroge aussi sur le périmètre et la crédibilité de nos alliances[xvi]. L’OTAN sort à priori renforcée de cet épisode ukrainien. Pour autant l’effort de réarmement mis en œuvre par les Américains, et suivi par la plupart des Etats membres de l’UE qui ont pris la décision d’augmenter leurs budgets de défense, suffira-t-il pour faire face ? Il faut une doctrine d’emploi et un commandement qui soient en adéquation avec les nouveaux types de menaces qui se formulent sur les frontières de l’Europe. Est-ce que ce type de coalition administrée par l’OTAN, avec des pays démocratiques qui ont des opinions versatiles, sera en mesure de tenir des rapports de force brutaux face à des pays aux visions néo-impérialistes et dotés d’armées rustiques qui ne craignent pas de mourir ? Sommes-nous par ailleurs suffisamment véloces et autonomes sur le plan logistique pour tenir dans la durée vue nos niveaux de dépendances énergétiques, technologiques et économiques du fait des délocalisations et des abandons de souveraineté au cours de ces 30 dernières années ?

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Dans les faits avec cette « opération spéciale » qui a été déclenchée par la Russie sur l’Ukraine nous entrons dans une phase plus violente de la déconstruction de l’ordre westphalien du monde[xvii]. La remilitarisation simultanée de l’Allemagne et du Japon, avec la bénédiction des États-Unis qui vont fournir ces deux pays en armements offensifs, vient de signer définitivement la fin de l’ère des accords de Yalta qui a assuré sept décennies de paix pour l’Occident. A ceci il faut ajouter, avec les conséquences de la guerre en Irak et surtout en Syrie, la fin des accords stratégiques autour de l’énergie entre les USA et l’Arabie saoudite liés par le « pacte de Quincy ». Toute cette construction qui a assis la prééminence des États-Unis sur l’ordre du monde est définitivement morte. Par ailleurs cela ne va que radicaliser un peu plus cette guerre de l’énergie qui est à la base de tous les conflits de ces trois dernières décennies. Enfin, en entrant en Ukraine Poutine a ravivé, sans le vouloir, mais grâce aux Américains, les bellicismes allemands et japonais[xviii], dont nous verrons surement les effets pervers dans les prochaines années. Ces évènements nourrissent aussi la dynamique de résurgence des empires centraux qui ont des velléités certaines quant à la redéfinition de leurs frontières et de leurs intérêts. Nos diplomates parlent d’une confrontation des démocraties contre les autocraties, de la liberté contre la dictature. Nous pourrions plutôt évoquer la confrontation de nos vieux Etats-Nations face aux vieux empires russes, turcs, chinois, perses etc. qui rêvent de prendre tout simplement leur revanche sur les siècles de mépris dans lesquels l’Occident les a enfermés…Nous sommes juste face à un retour de l’Histoire et à la fermeture d’une parenthèse où l’Occident a contrôlé « l’ordre du monde »[xix]

C’est le second niveau de conséquences que nous devons désormais prendre en compte. Les revendications de Vladimir Poutine, en se référant à l’histoire de l’empire des tsars, sont aussi celles d’Erdogan qui veut retrouver les frontières de l’Empire ottoman qui ont été confisquées par le traité de Lausanne en 1923. Ce dernier aimerait saisir le centenaire de ce traité pour « renverser la table » en Méditerranée orientale et dans les Balkans[xx]. Il ne faut pas oublier que les protagonistes des événements au Proche-Orient n’ont eu de cesse ces dernières années de remettre aussi en cause les tracés des frontières à la suite des accords Sykes-Picot en 1918. Il en est de même en Chine où les « loups guerriers » de Xi Jinping observent avec acuité les développements de cette guerre en Ukraine pour reconsidérer les tracés territoriaux et maritimes imposés par l’Occident tant au travers des « traités inégaux » qu’en mer de Chine[xxi]. Tous reprochent à l’Occident son « arrogance » et « son mépris ». Nous ne voulons pas entendre cette réalité, car elle nous fait peur, mais l’avertissement de Samuel Huntington[xxii] est bien en train de se concrétiser. Nous sommes face à des guerres de civilisations qui sont en train de se coaguler ici et là au travers de conflits régionaux de haute intensité.

L’effondrement de toute l’ingénierie des relations internationales mises en place autour des traités de Yalta et de Versailles nous ramène à une autre vision du monde moins idyllique et plus prosaïque. Sommes-nous conscients que nous sommes en train de régresser en termes de droit international, notamment sur les questions du droit de la guerre et du droit humanitaire international ? Face à ce réveil de l’histoire et des prétentions des grands empires qui ont façonné les grandes civilisations du monde, quelle est la vision de nos élites et quel est le niveau de prise de conscience de nos populations sur les bascules en cours ? Quelle est notre capacité réelle de tenue des terrains de conflictualité avec des dettes étatiques abyssales et des populations peu résilientes, vieillissantes, pas aguerries? Comment allons-nous assumer en Europe la problématique des migrations qui vont se multiplier autour de ces crises régionales ? Comment assurer notre autonomie stratégique et renforcer nos concepts de dissuasion pour faire face à tous les types de scénarios qui ne sont plus de l’ordre du probable, la seule inconnue étant la date de survenue des évènements ?

Toutes ces questions supposent que nous passions de la naïveté à de nouvelles formes de responsabilisation de la défense de nos intérêts et valeurs. En cela les réactions des Polonais, des Baltes et des Ukrainiens face à ce conflit ne peuvent que nous réveiller. Mais Il eut mieux valu avoir été plus intelligent dans les années 1995-2005. Plutôt que d’avoir laissé glisser l’histoire vers ses travers meurtriers et toujours tragiques, nous aurions dû inventer un autre espace de sécurité et de coexistence sur l’Europe. Pour cela il aurait fallu que les faucons de Washington aient accepté une Europe plus forte et autonome[xxiii]. Nous payons les impérities de cette impuissance européenne qui ne sait pas singulariser son identité et anticiper son devenir. Les stigmates de cette guerre en Ukraine vont s’intensifier et durer. Pourtant nous avons eu une première alerte avec les Balkans, qui vit de nouvelles répliques[xxiv]. Mais nous ne voulons ni voir ni entendre les alertes, nous voulons juste nous contenter de commenter la bataille… La Rochefoucauld résume très bien cette pathologie dans ses maximes « l’aveuglement des hommes est le plus dangereux effet de leur orgueil : il sert à le nourrir et à l’augmenter et nous ôte la connaissance des remèdes qui pourraient soulager nos misères et nous guérir de nos défauts ».

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[i] Cf. Albert Camus : « Sur une philosophie de l’expression », compte rendu de l’ouvrage de Brice Parain, Recherches sur la nature et la fonction du langage, éd. Gallimard, in Poésie 44, n° 17, p. 22.

[ii] Cf. Thomas Flichy de la Neuville: « Ukraine chroniques de guerre », DMM avril 2002 et Revue politique et parlementaire : https://www.revuepolitique.fr/author/flichydelaneuville/

[iii] Cf. Renaud Girard : « Les tristes restes du néoconservatisme », Le Figaro 28 mars 2022.f.

[iv] Cf l’excellent dossier réalisé par Diploweb : https://www.diploweb.com/Dossier-geopolitique-Russie-et-Ukraine-quelles-relations.html et Xavier Guilhou: « Kiev défie Poutine » Diploweb 28 février 2014  https://www.diploweb.com/Kiev-defie-Poutine.html et « Crise ukrainienne : Quel pilotage des évènements » Diploweb 16 mars 2014  https://www.diploweb.com/Crise-ukrainienne-quel-pilotage.html

[v] Cf. les rapports de l’OSCE : OSCE Special Monitoring Mission to Ukraine | OSCE

[vi] Cf. l’enquête de Libération – 15 mars 2018 : https://www.liberation.fr/checknews/2018/03/15/l-observatoire-syrien-des-droits-de-l-homme-est-il-une-source-fiable_1653354/

[vii] Cf. Témoignage du Général Dominique Delawarde sur le site de l’ASAF – 2 mai 2019 :  https://www.asafrance.fr/item/emoignage-le-dernier-plus-gros-mensonge-geopolitique-de-la-fin-du-xxe-siecle.html et Revue International 2003/3 N° 51 pages 125 à 132, Darko Ribnikar : « Les leçons du Kosovo »

[viii] Rappelons à titre d’exemple qu’après des enquêtes très élaborées les chiffres repris par les rapports et les médias de 250 000 morts lors de la guerre en Bosnie entre 1992 et 1995 ont été ramenés à 100 000 – Cf. Revue le mouvement social 2008/1 (N° 222) pages 153 à 183 Isabelle Delpla :  « La preuve par les victimes. Bilan de guerre en Bosnie-Herzégovine »

[ix] Cf enquête de Denis Garnier dans Médiapart 6 mars 2022 : « Mais qui est Volodymyr Zelensky ? » https://blogs.mediapart.fr/denis-garnier/blog/060322/mais-qui-est-volodymyr-zelensky

[x] Cf. Interview du Général Gomart dans le Figaro du 25 mars 2022 : « En Ukraine , l’armée russe a opté pour une stratégie de terreur » https://www.lefigaro.fr/international/general-gomart-en-ukraine-l-armee-russe-a-opte-pour-une-strategie-de-terreur-20220325

[xi] Cf. Matthieu Eynaudi – site Les clés du Moyen-Orient – 9 fev.2017 : « A Astana , la redéfinition des rapports de force dans les négociations sur la Syrie » https://www.lesclesdumoyenorient.com/A-Astana-la-redefinition-des-rapports-de-force-dans-les-negociations-sur-la.html

[xii] Cf. Xavier Guilhou : « Que nous apprend l’Afghanistan : que la géopolitique n’est pas morte ! », 28 septembre 2021 https://www.xavierguilhou.com/2021/09/28/que-nous-apprend-lafghanistan-que-la-geopolitique-nest-pas-morte/

[xiii] Cf tribune de Xavier Guilhou dans le Télégramme de Brest du 1er mars 2022 : « Nous sommes face à une guerre de civilisations » https://www.letelegramme.fr/debats/tribune-xavier-guilhou-nous-sommes-face-a-une-guerre-de-civilisations-01-03-2022-12931095.php

[xiv] Cf Déclaration de Christine Lagarde – Tribune 23 mars 2022 : https://www.latribune.fr/economie/international/christine-lagarde-juge-les-cryptomonnaies-comme-une-menace-dans-le-contexte-russe-906783.html

[xv] Cf. lire sur cette thématique les excellentes analyses de Claude Leblanc dans l’Opinion : https://www.lopinion.fr/auteur/claude-leblanc

[xvi] Cf revue Marine de l’Acoram n° 274 Xavier Guilhou – janvier-mars 2022 : « Les Alliances : abandon de souveraineté ou mal nécessaire ? » https://www.xavierguilhou.com/2022/01/07/revue-marine-les-alliances-abandon-de-souverainete-ou-mal-necessaire/

[xvii] CF. Henry Kissinger : « L’ordre du monde », Fayard 2016

[xviii] Cf https://www.nippon.com/fr/news/yjj2022030801061/

https://www.france24.com/fr/asie-pacifique/20220324-%C3%AEles-kouriles-la-guerre-en-ukraine-ravive-les-tensions-entre-le-japon-et-la-russie

[xix] Cf Hubert Védrine : « Une vision du monde » Bouquins, 17 fév. 2022

[xx] Cf. revue Marine de l’Acoram n° 271 avril – juin 2021 Xavier Guilhou :  « Méditerranée orientale : Qui va trancher le nœud gordien ? » https://www.xavierguilhou.com/2021/04/02/revue-marine-mediterranee-orientale-qui-va-trancher-le-noeud-gordien/

[xxi] Cf revue Marine de l’Acoram n° 272 avril-mai 2022 Xavier Guilhou : « Pacifique , l’océan de toutes les convoitises et de tous les risques » www.xavierguilhou.com et revue Conflits n° 27 mai-juin 2020 : « Indo-Pacifique , les grandes manœuvres » et n° 36 nov. déc. 2021 « Mer de Chine – Taïwan prochaine prise ? » www.revueconflits.com

[xxii] Cf. Samuel Huntington: « The clash of civilisations and the remaking of world order », Simon and Schuster /US  2002

[xxiii] Cf. Robert Kagan : « La puissance et la faiblesse », Hachette 2006 et analyse de Vincent Stage 11 mars 2014 :  https://www.diploweb.com/R-Kagan-La-puissance-et-la.html – voir aussi les conférences de Georges Friedman le président du Think Tank Stratfor et l’analyse de Jean Claude Empereur revue politique n° 1077 du 29 février 2016 https://www.revuepolitique.fr/etats-unis-une-nouvelle-vision-geopolitique/ .

[xxiv] Cf. Milica Cubrilo Le Figaro 29 mars 2022 : « La Bosnie-Herzégovine déchirée par les tensions nationalistes » La Bosnie-Herzégovine déchirée par les tensions nationalistes (lefigaro.fr)

 

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À propos de l’auteur
Xavier Guilhou

Xavier Guilhou

Ancien responsable de la DGSE dans les années 1980, puis fortement engagé dans la montée en puissance des Opérations Spéciales (COS) dans la décennie 1990, il a une longue expérience sur le terrain, ainsi qu’aux niveaux étatique et interallié, de la conduite et résolution des crises internationales. Il a exercé pendant 15 ans des fonctions exécutives et opérationnelles dans le monde de l’entreprise au sein du Groupe Hachette, Spie-Batignolles, Schneider Electric et Eurogroup.

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