Dans les années 1930, l’Italie fasciste regarde avec intérêt le développement en Allemagne d’une discipline alors nouvelle, la géopolitique. Soutenus dans leur entreprise par le régime fasciste, les géographes Giorgio Roletto et Ernesto Massi œuvrent à l’y acclimater. Mais leur volonté de faire émerger une véritable école italienne de géopolitique se heurte à des obstacles dont le moindre n’est pas la défaite italienne dans la Seconde Guerre mondiale qui met un brutal coup d’arrêt à leurs ambitions.
De la géographie économique à la géographie politique
C’est à l’université de Trieste que naît l’école italienne de géopolitique. En 1929, le géographe piémontais Giorgio Roletto (1885-1967) y est nommé professeur de géographie économique. D’emblée, il affiche son ambition de faire de la géographie une « science utile » : loin de s’enfermer dans une tour d’ivoire académique, le géographe se doit selon lui de mettre son savoir au service du public, en l’occurrence des élites économiques triestines qu’il se fait fort d’éclairer quant aux lucratives opportunités qui s’offrent à elles. Mais aussi du pouvoir fasciste auquel il prête publiquement allégeance dans sa leçon inaugurale en vantant la « clairvoyance géographique » du Duce qui confère à la géographie une « grande mission » et aux géographes de « sérieuses responsabilités »[1]. Parmi les premiers étudiants de Roletto, Ernesto Massi (1909-1997) s’impose vite comme son principal disciple. Né et élevé dans la Trieste autrichienne, Massi est devenu italien en 1919 en même temps que sa ville natale. Parfait germanophone, il offre à Roletto, qui ne parle pas l’allemand, une ouverture sur les productions académiques du monde germanique. Parmi celles-ci, son intérêt se porte notamment sur la Geopolitik qui, depuis le milieu des années 1920, connaît un essor fulgurant en Allemagne sous l’impulsion de l’ancien général bavarois Karl Haushofer (1869-1946). C’est sous l’influence de Massi que Roletto se détourne progressivement de la géographie économique pour se consacrer à une géographie politique. À partir du début des années 1930, les deux hommes multiplient les publications écrites à quatre mains sur le sujet. Mais il n’est alors pas question pour eux de se réclamer de la « géopolitique » à laquelle ils reconnaissent des mérites, mais aussi des limites qui rendraient difficilement envisageable son acclimatation dans une péninsule italienne dont les caractéristiques géographiques, historiques et intellectuelles seraient par trop différentes de celles de l’Allemagne[2].
Le passage à la géopolitique
Les réticences exprimées par Massi et Roletto à l’égard de la géopolitique sont toutefois vite levées. Dès le milieu des années 1930, ils commencent à reprendre le terme à leur compte. Rares sont toutefois les géographes italiens à les suivre dans cette voie. Bien conscients de l’image trouble dont souffre alors la géopolitique allemande dans de larges pans du monde académique italien, Massi et Roletto prennent soin d’affirmer que la geopolitica dont ils n’hésitent désormais plus à se réclamer n’est pas une pâle copie de son homonyme allemande, mais bien une « géopolitique italienne » dotée de caractéristiques propres. Ce qui leur permet au passage d’endosser le costume de pionniers plutôt que celui, peu flatteur, de simples imitateurs. Reste que l’école allemande est clairement un modèle pour eux, notamment pour Massi qui, devenu professeur de géographie politique et économique à l’université catholique de Milan en 1936, se rêve en Haushofer italien. C’est pourquoi, face au peu d’allant dont font preuve nombre de ses collègues géographes pour le suivre sur le terrain de la géopolitique, il décide de concentrer ses efforts sur la quête de soutiens institutionnels à même de lui offrir reconnaissance et subsides. Il a pour ambition de créer un équivalent italien de la Zeitschrift für Geopolitik, la revue éditée à Munich par Karl Haushofer, et il part pour ce faire en quête de financements. En 1938, il obtient par l’intermédiaire du recteur de l’université catholique de Milan, le père Agostino Gemelli (1878-1959), une entrevue qui s’avère déterminante avec le ministre de l’Éducation de Mussolini, Giuseppe Bottai (1895-1959). Ce dernier accorde en effet une grande attention au développement de l’enseignement de la géographie qu’il considère comme un préalable nécessaire au redressement impérial italien. Dans son esprit, c’est en apprenant aux Italiens à connaître le monde qui les entoure qu’on les rendra capables d’y tenir le rang qui leur revient et dont ils ont été trop longtemps privés. En 1937, devant un parterre de géographes réunis à l’occasion du congrès de la Société italienne de géographie, Bottai affirme ainsi que « la connaissance géographique est d’autant plus nécessaire que toute connaissance est une forme de possession » et qu’en conséquence, tout progrès de la connaissance géographique d’un espace est un premier pas en vue de sa possession : « Un renouveau géographique est toujours corrélé avec un renouveau politique[3]. » On comprend donc qu’il prête une oreille attentive au projet de revue géopolitique porté par Massi et fasse jouer ses réseaux pour en assurer le financement.
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Une géopolitique pour l’Italie
En janvier 1939, paraît le premier numéro de la revue Geopolitica, publiée par l’éditeur milanais Sperling & Kupfer. La revue est aussi adoubée par Benito Mussolini qui prend le temps en février 1939 de recevoir en personne ses deux directeurs, accompagnés de Bottai. Le Duce leur assure qu’il sera « le lecteur le plus attentif et le plus assidu » de la revue[4]. Sollicité pour donner son parrainage, Karl Haushofer a également adressé un texte de soutien qui paraît dans le numéro inaugural. Tout en se revendiquant de ce modèle allemand, Roletto et Massi cherchent toutefois à ne pas apparaître comme ses simples importateurs en Italie. Pour mieux souligner l’originalité de leur propos, ils rédigent pour le premier numéro de Geopolitica un long article-manifeste significativement intitulé « Pour une géopolitique italienne ». Sa vocation est clairement de prendre des distances avec l’école allemande sans pour autant nier l’existence d’une dette à son égard. Dans ce texte, qui s’ouvre par une citation de Benito Mussolini (« la géographie est la donnée immuable qui conditionne la vie des peuples »), les deux chevilles ouvrières de la revue affirment leur conviction que « de nouvelles tâches » incombent à la géographie italienne « dans le cadre des nouvelles relations entre la science et la politique dans l’État fasciste ». L’objectif de la revue Geopolitica est ainsi, en permettant l’éclosion et l’épanouissement d’une géopolitique écrite par et pour des Italiens, d’aboutir en ce domaine à une nécessaire « autarcie de la pensée » et ainsi d’échapper aux « orientations intéressées et arbitraires » qui caractérisent selon Roletto et Massi les productions géopolitiques étrangères. C’est que même alliées au sein de l’Axe, Allemagne nazie et Italie fasciste n’en ont pas moins des intérêts géopolitiques parfois divergents dont l’exemple le plus saillant est la question sud-tyrolienne. Ancienne province austro-hongroise, le Sud-Tyrol, peuplé majoritairement de germanophones, avait été annexé par l’Italie en 1920. Une annexion dénoncée par les géopoliticiens allemands, Haushofer en tête, comme une aberration appelée à être réparée, mais qui était au contraire défendue par les géopoliticiens italiens au nom des droits historiques qu’ils prêtaient à leur pays sur cette région. L’alignement de l’école italienne de géopolitique sur sa consœur allemande, à laquelle elle devait beaucoup, ne fut donc jamais total. Mais les divergences entre elles furent plus d’ordre politique qu’épistémologique. La querelle entre les deux écoles « jumelles » n’eut au demeurant guère le temps de s’envenimer dans la mesure où Geopolitica, emportée avec le régime fasciste qui avait permis sa naissance, cesse de paraître à la fin de l’année 1942, bientôt imitée par la Zeitschrift für Geopolitik qui ne survécut pas à la chute du régime nazi.
[1] Giorgio Roletto, La Geografia come scienza utilitaria, Trieste, 1929, p. 20.
[2] Ernesto Massi, « Geografia politica e Geopolitica », La Coltura geografica, n° 6, 1931, p. 137-145.
[3] Giuseppe Bottai, « Discorso inaugurale al XIII C.G.I. », in Atti del XIII Congresso Geografico Italiano, vol. I, 1937, p. 29.
[4] Anonyme, « I direttori di Geopolitica ricevuti dal Duce », Geopolitica, n° 2, 1939, p. 75-76.