La guerre du droit des espaces communs aura bien lieu. S’y affrontent puissances maritimes traditionnelles et puissances continentales ré-émergentes. Elle est une traduction des tensions existantes entre les cinq membres permanents du Conseil de sécurité.
En haute mer se défient puissances maritimes traditionnelles attachées à la liberté de navigation et puissances continentales plaidant pour une territorialisation des espaces communs. Les espaces hors juridiction étatique sont en effet aujourd’hui les lignes de front d’une nouvelle bataille juridique. Dans ce contexte, la France affirme son attachement au principe de la liberté des mers, comme l’a rappelée la ministre des Armées Florence Parly en juin 2019 à Singapour. Cette déclaration fait suite à plusieurs incidents en mer de Chine méridionale et à l’interpellation de la frégate Vendémiaire par la marine chinoise en avril dernier. Puissance continentale entrée dans une stratégie de déni d’accès, la Chine est rejointe dans cette politique d’affirmation souveraine par Moscou qui a récemment arraisonné des navires ukrainiens dans le détroit du Kertch. Ces divers incidents traduisent une opposition commune à une vision occidentale dominante des espaces communs – haute mer, espace extra-atmosphérique et cyberespace – fondée sur la liberté d’accès et de navigation et le régime de l’utilisation pacifique.
Les fondements juridiques traditionnels résistent encore. Mais pour combien de temps ?
La guerre du droit : influence et détermination
Contesté, le droit international d’inspiration occidentale est encore dominant. En 2016, la Cour permanente d’arbitrage a ainsi jugé sans effet légal les prétentions chinoises en mer de Chine méridionale. En mai 2019, le tribunal international du droit de la mer a fait droit à la thèse ukrainienne fondée sur la liberté de navigation dans son différend avec la Russie relatif au déni d’accès en mer d’Azov. Pourtant, ces décisions judiciaires ont beau rappeler l’état actuel du droit international, elles sont vivement contestées par les puissances continentales qu’elles condamnent et finalement peu soutenues par les puissances maritimes qu’elles confortent. Ainsi la France a-t-elle tardé à réagir, voire à révéler l’interpellation de son navire militaire par les autorités chinoises dans le détroit de Taïwan.
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De plus, si deux navires de l’OTAN ont fait escale à Odessa en avril pour soutenir l’Ukraine face à la Russie, les Européens conservent une attitude prudente dans ce conflit. Pourtant, au même moment, la Chine, proactive, dévoile une stratégie d’influence juridique pour peser sur le droit international en mutation. Dans le cadre du programme des routes de la soie, Pékin a développé un projet China Standard 2035 avec, pour objectif affiché, d’influencer les standards juridiques internationaux dans le cadre de la révolution numérique. Elle s’allie également à Moscou dans la conquête du cyberespace afin de renforcer leurs stratégies de territorialisation des espaces communs en soutien de leurs politiques souveraines. Ici encore, le concept de souveraineté informationnelle est privilégié à celui de liberté d’usage. Les deux puissances se rapprochent de surcroît dans les faits. La Russie a, par exemple, mis en place un système de traitement et de conservation des cyber-donnés en Sibérie dont elle fait bénéficier son voisin chinois. On ne peut pas rester insensible à cette alliance que le géopoliticien Mackinder avait envisagée entre la Russie et la Chine. Elle serait amenée à terme à dominer les rapports de force internationaux.
Le droit de la guerre : influence et détermination
Cette guerre d’influence juridique a des conséquences sur le droit du recours à la force, le jus ad bellum. Ainsi, Chine et Russie accordent leurs positions au regard des dernières interventions militaires internationales. Leur positionnement au sein du Conseil de sécurité des Nations unies marque une réticence à justifier les dernières opérations davantage fondées sur une vision occidentale de la légitimité plutôt que sur un recours commun à la légalité. Dans ce cadre, le recours à la force dans les espaces communs devient un enjeu de puissance et d’influence. En effet, dans le cadre d’une tentative politique de territorialisation des espaces communs, Chine et Russie auront beaucoup plus tendance à qualifier de manœuvres militaires toute tentative de maintenir, dans les faits, le régime juridique de la liberté des espaces.
Il faut prendre au sérieux cette contestation du droit international qui va déboucher sur une transformation des standards juridiques internationaux. Dans ce contexte, ne pas avoir invité la Russie lors des dernières commémorations du débarquement allié en Normandie marquant la dernière vaste opération militaire en Europe occidentale est une faute diplomatique majeure. La visite officielle du président Xi Jinping à Moscou au même moment, une anecdote ? Non, un avertissement.