On peut s’étonner de voir encore figurer, aux cinq premières places de notre classement, les cinq États membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU ! C’est, semble-t-il, moins un effet de construction de l’indice (le critère ONU ne représente que 2 % du total), que le signe d’un ordre planétaire encore marqué par le partage du monde en deux blocs puis par l’effondrement de la Russie, l’évolution récente ne l’ayant pas oblitéré.
Les États-Unis dominent très largement l’ensemble des 37 États, devançant de 68 % la Chine, et représentant plus du double des États suivants. Les écarts très nets au départ (20 points entre les USA et la Chine, 12 entre celle-ci et la Russie) s’atténuent rapidement ; la hiérarchie, très marquée au sommet, perd de sa force, devient floue et continue à la base, les pays se distribuant régulièrement selon une courbe inversée régulière, jusqu’aux plus faibles.
La fin de l’hyperpuissance américaine ?
En 1945, les États-Unis occupent une position hégémonique unique dans l’histoire : ils créent alors plus de 50 % de la richesse mondiale (24,6 % en 2016) ; seuls à détenir l’arme absolue, la bombe atomique, ils dictent la politique mondiale de l’Europe au Japon. La situation ne dure pas, et l’équilibre bipolaire s’instaure pour un demi-siècle. L’effondrement de l’URSS (1991) et du bloc soviétique crée à nouveau un bref « moment unipolaire » tandis que l’extension de la démocratie fait croire à « la fin de l’histoire » (F. Fukuyama). Puis les équilibres se modifient et la situation apparaît aujourd’hui plus nuancée. Les États-Unis occupent néanmoins une position très forte au sommet des grandes puissances ; aucune ne peut prétendre rivaliser avec eux dans les quatre domaines – militaire, économique, technoscientifique et culturel – qui en font une puissance globale.
La « full spectrum dominance » américaine
Rang | Catégorie Forces armées | Catégorie Économie | Catégorie Science et techniques | Catégorie
Influence |
|
États-Unis | 1 | 18,3687 | 17,8302 | 12,2061 | 13,8850 |
Russie | 2 | 9 ,7570 | |||
Chine | 2 | 11,0432 | 6,9992 | ||
France | 2 | 6,9820 | |||
Nombre de premiers rangs américains pour les indicateurs de chaque catégorie | 5 | 7 | 5 | 7 |
Le tableau montre le score des États-Unis dans chacune des quatre catégories retenues, ainsi que celle de leur second et le nombre de premières places qu’ils obtiennent parmi les 32 indicateurs qui permettent de calculer les notes de chaque catégorie.
Dans chacune de ces catégories, les États-Unis réalisent un score deux fois supérieur au suivant immédiat ; ils raflent 24 premières places sur les 32 indicateurs retenus. L’homogénéité du profil, à un haut niveau, est remarquable, car même dans la catégorie 1, le score américain (7,963) est proche de ceux de la Chine (8,595), du Canada (8,36) ou de la Russie (8,28). Seule la catégorie « cohérence interne » accuse quelque faiblesse, le patriotisme (réel) étant affecté par les inégalités sociales et la question raciale. « Aucun rival ne sera assez fort pour disputer seul aux USA le statut de puissance globale » disait Brzezinski en 1997, ajoutant cependant qu’ils seraient sans doute la dernière superpuissance unique.
La puissance américaine n’est plus absolue et le monde n’a pas pris l’allure d’une nouvelle hyperpuissance américaine : la Chine s’affirme comme moteur de l’économie mondiale, les budgets militaires de Moscou et Pékin progressent rapidement, la prééminence technoscientifique américaine est écornée ; mais la capacité d’influence des USA (langue, médias mondiaux, Internet, dollar, diplomatie, diffusion des valeurs démocratiques) reste inaccessible et nombre d’États déterminent encore leur politique par rapport à eux.
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La Russie : la nostalgie de la puissance
Après la tourmente des années 1990, la Russie engage un redressement spectaculaire ; soucieux de restituer à son pays sa grandeur passée, Vladimir Poutine modernise l’armée, restructure l’économie, engage une diplomatie du rapport de force à l’égard de son voisinage (Géorgie, Ukraine, Estonie, Syrie) ; comme le souligne Dmitri Trenin, la Russie retrouve « la place qui lui revient dans le monde aux côtés des États-Unis et de la Chine » (Foreign Affairs, n° 4, 2006).
Son profil, singulier, reste marqué par les facteurs anciens de la puissance (territoire et ressources immenses, suréquipement militaire). Ceci est conforme aux vœux de Poutine qui, dès 1999, explique que « le développement stable de l’économie russe doit reposer sur la croissance du potentiel de ressources minérales, qui tiendra lieu de garantie de la sécurité économique de la Russie et de socle à l’industrie de transformation ». De fait, l’économie russe présente encore un visage très « soviétique » et décroche dans la compétition industrielle mondiale. Quand Staline meurt, la production soviétique est trois fois inférieure à celle des États-Unis, et aujourd’hui 13,4 fois, si l’on en croit les chiffres ! La ressource humaine reste insuffisante (stagnation démographique malgré un redressement récent et un taux de fécondité maintenant supérieur à celui de l’Union européenne, faible espérance de vie, etc.). On aurait tort cependant de la sous-estimer. La Russie a, par exemple, de hautes compétences cybernétiques : l’institut ITMO de Saint-Pétersbourg, pépinière de hackers, remporte régulièrement depuis 2013 le trophée du concours mondial (103 pays, 2 948 universités) de programmation (ACM-ICPC)…
Si son emprise idéologique a vécu, la Russie bénéficie toujours d’une expérience et d’un savoir-faire diplomatique séculaires. Enfin, la nature même du régime, autocratique depuis Ivan le terrible, permet des prises de décision et une capacité d’action rapides, gages d’efficacité.
Points forts Points faibles
Catégories ou indicateurs rang note Catégories ou indicateurs rang note
Ressources naturelles 3 8,2854 Sciences et techniques 15 2,0054
Forces armées 2 9,7570 Économie 18 2,9198
Diplomatie/ONU 6 5,3827 Innovation 19 0,5726
Réserves de change 8 0,2097 Compétitivité globale 21 0,7762 Capacité à attirer les talents 24 0,5087
Le tableau montre le classement de la Russie pour certaines catégories (en gras) ou pour certains indicateurs de ces catégories.
Nouveau rival, la Chine retrouve son statut de grande puissance
« Il y a maintenant deux vents dans le monde : le vent d’est et le vent d’ouest » disait Mao Zedong en 1957. La Chine s’est glissée entre les deux superpuissances de la guerre froide, à la faveur d’une formidable mutation économique engagée au début des années 1980. Son profil de puissance, hybride, participe tant du modèle russe (puissance militaire, vastes ressources) qu’américain (essor économique et technoscientifique). C’est précisément ce qui fait sa force et le rend comparable à celui des USA, mais à un niveau plus faible : différence de degré plus que de nature. La Chine a ainsi fait de la puissance technoscientifique un axe stratégique de développement ; sa poussée est spectaculaire dans le domaine de l’intelligence artificielle (7 691 articles scientifiques publiés en 2016 contre 6 345 aux USA, 2 570 au Japon). Grâce à elle la richesse nationale chinoise pourrait croître de 25 % d’ici à 2030, mais c’est son usage militaire qui inquiète Washington, qui a nommé le président exécutif d’Alphabet (Google) au Département de la Défense. Poutine l’avait dit : « Celui qui deviendra leader en intelligence artificielle sera le maître du monde. »
Si la Chine se défend de toute prétention hégémonique, elle devient peu à peu un acteur incontournable sur l’échiquier mondial, jouant du sharp power (pressions, manipulations) et installant sa puissance de facto. Faut-il craindre à terme, comme Graham Allison, un affrontement Chine-États-Unis ? (Conflits, n° 16 p. 76).
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L’Europe en retrait
En retrait de ces trois grandes puissances mondiales, se pressent les puissances européennes (France, Royaume-Uni, Allemagne) avec un nombre de points assez voisin (environ 30). Centre de force et de rayonnement pendant des siècles, l’Europe s’efface, dépassée sur le plan militaire notamment. L’Union européenne ne pèse guère sur le plan géopolitique. Avec le Brexit, le Royaume-Uni poursuit son lent déclin relatif et fait figure d’« acteur stratégique à la retraite » (Brzezinski), se reposant sur ses « lauriers illustres » dont sa puissance soft (2e rang) est le vestige. L’Italie et l’Espagne sont encore plus loin. La Suisse et la Suède offrent un profil original de « puissance douce » (économie prospère, haut niveau technologique, société démocratique).
Les autres géants asiatiques
Le Japon reste une puissance économique avant tout. Affaibli par l’absence d’arsenal nucléaire et par son faible rayonnement, il nourrit un certain réveil nationaliste. L’Inde – 4es forces armées mondiales et bientôt 6e puissance économique –, figure au 11e rang dans notre classement, car elle est marginalisée dans la gouvernance mondiale (ONU, OCDE, G7…) et handicapée encore par l’extrême pauvreté, la corruption et les inégalités (The Economist, janvier 2018). Son statut de grande puissance régionale doit prendre cependant une dimension mondiale grâce au partenariat stratégique avec les États-Unis (2005) et à sa position géographique, face à la Chine, entre Europe et Asie orientale, contrôlant les routes du pétrole sur l’océan Indien.
Au-delà de cette poignée de grandes puissances mondiales de plein exercice ou incomplètes, s’égrènent en un long chapelet de 22 pays entre 12 et 19 points, jusqu’aux scores les plus bas, enregistrés en Afrique. Soulignons la situation particulière de l’immense arc musulman s’étirant du Maroc au Pakistan. Dans cette zone de troubles endémiques, terre de souffrances, ravagée par des guerres sans fin, 3 ou 4 puissances rivales (Iran, Turquie, Israël, Arabie saoudite) tentent d’asseoir leur suprématie régionale. Leur poids très proche (environ 14 points) – avec un avantage à l’Arabie saoudite et à Israël (17,6 points) mais sans domination nette –, implique de subtils jeux d’alliance qui ajoutent sans doute à l’instabilité chronique de la région. Loin de cette zone incandescente, les puissances régionales excentrées de l’hémisphère Sud (Brésil, Afrique du Sud, Australie) limitent leur ascendant à leur voisinage.
La configuration des puissances mondiales reste dominée par la suprématie américaine, mais son caractère multipolaire et l’importance du pouvoir feutré ne cessent de s’affirmer.
Encadré 1
Classements comparés des grandes puissances
Indice Conflits
de puissance globale PIB 2017 Global Fire Power Index 2017
- USA 100 1. USA 100 1. USA 100
- Chine 59,5 2 . Chine 63,8 2. Russie 92,3
- Russie 43,2 3. Japon 26,3 3. Chine 90,7
- France 42,1 4. Allemagne 18,7 4. Inde 53,8
- Royaume-Uni 41,2 5. Royaume-Uni 13,4 5. France 45,2
- Allemagne 40,1 6. France 13,3 6. Royaume-Uni 40,2
- Canada 36,3 7. Inde 12,7 7. Japon 40,1
- Japon 34,6 8. Brésil 10,0 8. Turquie 34,4
Notre indice Conflits de puissance globale se démarque légèrement des autres classements que nous montrons. Le PIB calcule la puissance économique ; il contribue bien sûr à la puissance globale en fournissant des moyens à l’armée, à la recherche, à l’influence. Mais il s’en démarque et permet au Japon et à l’Allemagne de figurer en tête. L’indice Global Fire Power insiste sur les forces armées, ce qui explique la seconde place de la Russie. Le nôtre apparaît donc comme une synthèse, ce qui justifie la formule « puissance globale ».
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Les profils des États-Unis, de la Chine et de la Russie
Le profil est construit en plaçant le score de chaque pays sur les six axes qui correspondent aux six catégories de notre indice : territoire et ressources (axe 1), forces armées (axe 2), stabilité et cohésion (axe 3), économie (axe 4), science et techniques (axe 5) et influence (axe 6).
Le résultat est parlant. L’hexagone de la puissance américaine est approximativement deux fois plus étendu que celui de la Chine et trois fois plus que celui de la Russie. Ce dernier est très déséquilibré, à l’inverse des deux autres, ce qui démontre que la puissance russe est incomplète.