Il n’y a pas de puissance sans économie forte. Non seulement celle-ci assure une place mondiale aux pays qui affichent de bonnes dispositions économiques, mais la vitalité économique permet de financer les attributs de la puissance, notamment l’armée. En s’enferrant dans une impasse économique constante, la France se condamne donc à amollir sa puissance.
Bernard Landais est professeur émérite de Sciences Économiques à l’Université de Bretagne-Sud. Il vient de publier Réagir au déclin. Une économie politique pour la droite française, (VA éditions).
Dans les colonnes de Conflits, Pascal Gauchon et Jean-Marc Holz ont naguère (2018) proposé une mesure globale de puissance géopolitique particulièrement pertinente aboutissant à un classement mondial de 37 pays. Pour établir et comparer les scores nationaux, ils attribuaient à l’économie un poids de 25 %. Cette pondération est sans doute raisonnable de façon instantanée si elle exprime ce que la puissance économique apporte à la puissance totale du moment. Mais en longue période, elle est notoirement insuffisante, dans la mesure où presque tous les autres facteurs de puissance globale (militaire, culturel, scientifique…) profitent du progrès économique ou souffrent des conséquences de son déclin. La Chine d’aujourd’hui ne serait sans doute pas grand-chose sans sa prodigieuse croissance des quarante dernières années. La France se place quasiment dans la perspective inverse. Dès lors, on reste un peu interloqué de la façon dont sont traitées les questions économiques dans le débat présidentiel de cette année 2022. Insuffisamment et à courte vue !
Il y a deux façons d’apprécier notre situation économique :
La myopie keynésienne
La première façon consiste à considérer que les problèmes sont conjoncturels et par conséquent pas trop graves. L’expansion de courte période, la reprise après Covid, les déséquilibres du moment, qu’ils soient budgétaires ou extérieurs font l’objet de maigres débats. On est prêt à se féliciter d’une baisse temporaire du taux de chômage même quand ce taux reste très élevé et sans se demander quelle est la productivité des nouveaux emplois créés. Certains préconisent des baisses d’impôts ou de charges, mais les reporte sur d’autres contribuables sans faire baisser la dépense publique. Du côté gauche de l’échiquier politique, mais pas seulement, on entend même proclamer qu’il faut encore plus de redistribution et d’ « avancées sociales », quitte à saborder définitivement les comptes publics et le financement des retraites. Les quelques considérations sur la réindustrialisation relèvent plutôt des effets de mode, sans perspectives sérieuses de mise en œuvre. Une forte « myopie » est l’attitude de la quasi-totalité des candidats à la prochaine élection. La durée courte du mandat présidentiel y conduit d’ailleurs assez naturellement ainsi que l’attitude des médias et de l’opinion. Ayant eu entre les mains le programme complet d’un parti de gouvernement dont je tairai le nom, j’y ai repéré beaucoup de bonnes intentions et de bonnes mesures, mais sans perdre l’impression que je relisais presque mot pour mot les promesses électorales d’il y a vingt ans et jamais honorées depuis. À supposer même que ce programme soit enfin mis en œuvre, ce qui demeurerait une bonne chose, il est manifestement insuffisant et ne correspond pas à la gravité de la situation.
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Une appréciation lucide du déclin
La deuxième façon correspond à la réalité profonde de long terme, celle d’un déclin économique en marche depuis une quarantaine d’années. Nous ne produisons plus assez, car les facteurs de production sont déficients. On en voit une illustration par la difficulté des entreprises à recruter en dépit d’un chômage élevé ; les cultures professionnelles requises ne sont plus présentes en quantité suffisante. Les investissements et la transmission se sont progressivement grippés ; la classe d’entrepreneurs prenant des risques se réduit, car l’environnement éducatif et familial pousse au conformisme social plus qu’à l’aventure ; le niveau de formation générale et professionnelle s’abaisse; la genèse du progrès technique est ralentie par la perte de l’excellence et de la formation scientifique. Le facteur travail se dérobe au profit de l’assistanat et le capital national nous échappe de plus en plus, faute de maîtriser l’ouverture internationale ; les tumeurs juridiques et administratives ne cessent de se développer.
Les effets cumulés de ces évolutions lointaines en arrivent maintenant à mettre gravement notre économie en péril avec, en corollaire, la baisse lente, mais inéluctable du pouvoir d’achat et la paupérisation. Les projets d’investissement sont le plus souvent des opérations mixtes impliquant le développement du capital physique, mais impliquant aussi la prise de risques, le travail, la culture professionnelle et le niveau technique associés. Si l’un de ces éléments est « court » ou très aléatoire, le projet tout entier devient irréalisable et ceci se produit de plus en plus souvent. Sur le plan des revenus, les salaires perçus sont une somme des rémunérations du travail effectif et des cultures professionnelles investies dans la production, des éléments qui dépendent aussi de la mobilisation des autres facteurs (esprit d’entreprise, progrès technique…) ; ainsi, les salaires réels ne peuvent que s’abaisser. La situation de la France se caractérise donc par une pénurie d’offre avec pour conséquence une érosion du pouvoir d’achat. La France se déclasse et sa puissance s’érode !
Réagir au déclin
En posant ce constat pessimiste du déclin on peut tirer trois conclusions.
La première est que l’économie française ne retrouvera pas la santé avant longtemps, à supposer même que les bonnes mesures soient prises. Ces dernières demanderont donc du courage et un certain désintéressement ! C’est un premier critère de sélection, critère qui risque bien de donner la solution à lui tout seul !
La deuxième est que ces mesures sont toutes celles qui renversent les tendances du déclin ; rassemblons-les en une politique durable de l’offre élargie : réformer le système éducatif pour faire prévaloir l’acquisition des connaissances et l’excellence ; privilégier la recherche de haut niveau ; réintroduire le risque et sa maîtrise personnelle à tous les échelons pour accroître l’esprit d’entreprise ; retrouver le rythme d’expansion de nos capacités énergétiques ; faire la promotion du travail en réduisant l’assistanat ; casser les citadelles administratives et juridiques ; retrouver la puissance culturelle et matérielle nationale pour maîtriser la mondialisation ; faire prévaloir nos intérêts économiques sur les oukases européens …
La troisième est aussi très claire : les problèmes se règleront au niveau national. Aucune des mesures que l’on vient d’évoquer n’a de chances d’être mise en œuvre dans le cadre de l’Europe et par des initiatives de la Commission européenne. La Commission n’a aucune motivation à souhaiter un retour à l’excellence des formations françaises, ni à restaurer chez nous les investissements stratégiques, ni même à nous aider pour accommoder la mondialisation. Elle ne nous aidera pas contre la graisse administrative et le cancer juridique, bien au contraire. Devant l’esprit de soumission et l’absence de prise de risques, elle a choisi de s’enfoncer encore plus avant, pas de réagir. Cela ne signifie pas que l’intégration européenne ait toujours été néfaste dans le passé, mais ses fruits les plus juteux (ouverture des échanges au sein de l’Europe, Marché Unique) sont déjà loin derrière nous. Le passage à l’étape politique et par conséquent socialiste à partir des années 1990 marque pour nous la fin des bienfaits économiques de l’aventure européenne. La création de l’euro, une avancée politique présentée naguère comme une promesse de croissance accrue, s’est avérée extrêmement décevante de ce point de vue, y compris dans le cas de l’Allemagne où seules les mesures nationales prises par le Chancelier Gerhard Schroeder ont été utiles. D’autres pays moins fortunés, la Grèce, l’Italie, l’Espagne et le Portugal entre autres, ont payé économiquement très cher leur adhésion à la zone euro.
Les mesures de redressement économique sont et seront donc toujours des mesures nationales ciblées sur le long terme. C’est là-dessus que nous devrons juger les candidats et. les programmes.
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