<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Puissance et droit : la potestas et la souveraineté #7

7 avril 2022

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Puissance et droit : la potestas et la souveraineté #7

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Pas de puissance sans droit. Juristes et légistes ont pensé les rapports et les liens du droit de la famille au droit international, posant la réflexion de la potestas et de la souveraineté.

Pierre-Louis Boyer est doyen de la faculté de droit, Maitre de conférences HDR de l’Université du Mans.

Si la question juridique est intrinsèquement liée à celle de la puissance, c’est avant toute chose que la puissance marque un lien de domination entre l’être et la chose, voire entre deux êtres. Or, tout rapport, ou du moins toute régulation de rapport est, par essence, juridique, l’adage d’Ulpien extrait du Digeste faisant du droit « l’attribution à chacun de ce qui lui est dû »[1] et, pour reprendre Platon, « La justice consiste à rendre à chacun ce qui convient »[2]. Montesquieu lui-même soulignait ce lien entre puissance et droit, distinguant trois formes de puissance : celle de faire la loi, celle de réguler les rapports internationaux, celle de réguler ceux internes : « II y a, dans chaque État, trois sortes de pouvoirs ; la puissance législative, la puissance exécutrice des choses qui dépendent du droit des gens, et la puissance exécutrice de celles qui dépendent du droit civil »[3].

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En Droit, on distingue plusieurs applications et définitions de la notion de « puissance », mais qu’il s’agisse du pouvoir exercé ou du titulaire de ce pouvoir, comme peuvent l’être la puissance publique ou une « puissance étrangère », la puissance reste la mise en œuvre par le détenteur d’une autorité de sa faculté d’imposer à un tiers sa volonté. Entre la puissance « pouvoir » et la puissance « entité titulaire du pouvoir », toutes deux établies par le droit, nous pouvons dégager une réflexion d’ensemble relative à l’expression de cette puissance, mais aussi à ses limites et aux conséquences de son exercice.

La potestas romaine et la famille

Dans le droit romain, à travers la notion de « potestas », la puissance s’exerce tant sur la respublica en tant qu’entité politique que sur la famille en tant que cellule première de la vie politique romaine. La puissance tribunicienne, tribunicia potestas, est le pouvoir des magistrats romains qui repose sur des droits juridictionnels et coercitifs[4] ; ce pouvoir a une étendue quasi-absolue sur l’ensemble du corps politique romain[5], raison pour laquelle Polybe écrivait que la puissance tribunicienne s’imposait à tous, même aux consuls[6]. La puissance paternelle, quant à elle, implique aussi un pouvoir juridique et coercitif, cette fois-ci du père de famille à l’encontre du fils, la patria potestas faisant du paterfamilias un juge au sein du cercle familial. Or, ce juge est revêtu d’une telle puissance qu’il peut emprisonner, vendre ou encore mettre à mort le fils in potestate, c’est-à-dire l’enfant placé sous la puissance de ce juge paternel[7]. Cette puissance juridiquement fondée vient de cette prérogative du droit de vie et de mort du père sur le fils, vitae necisque potestas, dont on considère qu’elle trouve son fondement dans les origines royales de Rome[8] et qu’elle est perpétuée par la Loi des XII tables qui l’introduit, de fait, dans le jus civile[9].

Une telle puissance paternelle s’est perpétuée au fil des siècles, soit dans une continuité purement romaniste, soit dans une forme germanique appelée mainbournie, ou encore dans une forme plus contemporaine et partagée appelée « autorité parentale », la puissance paternelle ayant été remplacée par cette dernière avec la loi du 4 juin 1970 qui dispose que « l’enfant, à tout âge, doit honneur et respect à ses père et mère »[10]. La puissance paternelle a subi, avec cette évolution législative, une bilatérisation de son attribution et, conséquemment, une diminution effective au regard de ce partage. Cet affaissement a continué avec la loi du 4 mars 2002 qui a permis l’exercice en commun de l’autorité parentale, dès lors qualifiée de coparentalité.

La patria potestas romaine, et l’approche patrimoniale du lien entre le père et le groupe familial, ont aussi entraîné la puissance maritale, c’est-à-dire cette prépondérance de l’époux sur sa femme, notamment au regard de certains actes juridiques permis ou non à l’épouse. Le mariage dit cum manu plaçait la femme sous la tutelle de l’époux, intégrant celle-ci dans le patrimoine du titulaire de la puissance. Plusieurs siècles plus tard, le Code civil n’échappa pas à cette approche patriocentrée, et ce n’est qu’à compter de la fin du XIXe siècle que la puissance maritale a été amputée, petit à petit, de son étendue. La loi du 6 février 1893 affranchissait les femmes séparées de corps de la puissance maritale et leur donnait une capacité juridique complète ; celle du 9 avril 1881 autorisait la femme ouvrière mariée à faire des dépôts et retraits à la caisse d’épargne sans l’autorisation de son mari ; celle du 13 juillet 1907 permettait aux femmes de disposer librement de leurs salaires ; la loi du 18 février 1938 donnait à l’épouse sa pleine capacité civile ; et la loi du 22 septembre 1942 autorisait l’épouse à ouvrir un compte en banque sans l’autorisation de son mari, entraînant la suppression du devoir d’obéissance de la femme et la disparition de l’autorisation maritale.

La puissance publique et la souveraineté

En dehors des rapports internes, le terme de puissance, en droit, fait référence à la puissance publique, c’est-à-dire à l’ensemble des prérogatives étatiques et, par analogie, l’État lui-même ainsi que les autres personnes publiques dépendant de lui. On peut alors parler de la « souveraineté » en tant que caractère de cette puissance publique, à savoir la qualité suprême de celui qui exerce cette puissance, sa summa potestas[11], sur l’entité politique qui lui est soumise. Jean Bodin définissait ainsi la souveraineté : « la puissance absolue et perpétuelle d’une République »[12]. Les développements des théories absolutistes sous l’Ancien Régime faisaient que la puissance publique était définie, avant l’ère révolutionnaire, comme l’exercice de pouvoirs illimités. Toutefois, la notion de puissance publique contemporaine est une création du Conseil d’État au XIXe siècle, la juridiction administrative venant affirmer en 1873 que la puissance publique n’avait pas un caractère illimité car elle pouvait être tenue pour responsable[13]. Le juge administratif venait ainsi soumettre au droit la puissance publique[14] ; le « règne du droit l’emportait sur l’impérialisme de la puissance publique »[15].

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La souveraineté de l’État, en tant que puissance publique, est la plupart du temps corrélative de sa puissance internationale. C’est au regard de sa capacité à gérer son propre ordre interne que l’État peut se définir comme puissance sur un plan international, tout en sachant que ses changements internes ne modifieront pas son statut de puissance internationale. C’est donc au regard de sa capacité à être un État, c’est-à-dire à affirmer sa puissance publique, que l’État pourra être une puissance internationale. Reste qu’un État, au sens du droit international (c’est-à-dire d’entité gouvernementalement et territorialement indépendante) fluctue dans l’affirmation de sa puissance internationale en fonction de sa force interne. Un État affaibli voit sa puissance internationale diminuée. Se pose alors la question, d’un point de vue du droit international, de savoir s’il pourrait exister une puissance publique internationale sans puissance publique interne : l’ONU peut-elle s’apparenter à une puissance ? L’Union européenne, sans souveraineté, et donc sans puissance publique, peut-elle être considérée comme une puissance internationale ?

Limiter la violence

Nous pouvons aussi observer que la production du droit, et notamment les moyens du droit, sont autant de puissances qui permettent d’éviter l’effondrement sociétal en limitant la violence. En effet, la violence interne à la société, que l’on se place dans une approche anthropologique girardienne ou autre, peut conduire à « l’éradication de l’espèce par elle-même »[16]. Or, face à l’hybris d’une violence dont la puissance peut s’avérer illimitée et, de fait, destructrice, le droit oppose une puissance de régulation, une puissance de maintien de l’ordre social. En effet, les moyens du droit que sont la loi, ou encore la jurisprudence, permettent d’affirmer au sein d’un tissu social une puissance de contrôle de cette violence. Elle est alors amoindrie, canalisée, grâce au droit. À titre d’exemple, on protège ainsi dans notre Code civil, la propriété, et l’on condamne le vol dans notre Code pénal, afin qu’aucune atteinte ne soit portée à cette propriété. Le vol est sanctionné car la propriété est légitimée par la puissance juridique du propriétaire sur la chose, le dominium. La puissance du moyen de droit vient protéger la puissance du droit. François Terré étudie cette « puissance du droit contre la violence », soulignant que « la force du droit exprime avec éclat une domination sur la violence »[17]. À certains égards, le droit comme puissance limitatrice de la violence pourrait être assimilé à la condition préalable de l’expression de la notion (voire de la vertu) de force. Ne parle-t-on pas en droit, d’ailleurs, de force probante, de force exécutoire ou encore de force majeure et de force de la loi ?

La puissance et la responsabilité

On remarquera néanmoins que la notion de puissance reste toujours liée, en droit, à celle de responsabilité, la médiété, la mesure, l’équité (l’epikeia, pour reprendre un terme aristotélicien), impliquant qu’une puissance ne soit mise en œuvre qu’en contrepartie d’une responsabilité proportionnelle. La patria potestas romaine implique que le père de famille, en tant que responsable d’un groupe participant du corps politique, soit responsable des actes des membres de son groupe, mais aussi qu’il se comporte en bon citoyen. Une faute civique, une défaillance morale comme un abus de puissance, peut alors entraîner pour lui, via la nota censoria, une peine d’ignominia, c’est-à-dire une dégradation citoyenne. De même, la puissance paternelle, devenue autorité parentale avec la loi susmentionnée de 1970, implique une responsabilité naturelle à l’égard des enfants, ladite loi disposant que « l’autorité appartient aux père et mère pour protéger l’enfant dans sa sécurité, sa santé et sa moralité. Ils ont à son égard droit et devoir de garde, de surveillance et d’éducation ».

Dans cette même approche, la puissance publique est conçue comme la manifestation de la souveraineté dans les services que l’État rend aux individus, et a donc une finalité, « la direction du corps social dans le sens de la justice », et une double responsabilité, « le respect des droits d’autrui »[18] d’une part et, conséquemment, la réparation des dommages causés par le titulaire de la puissance publique d’autre part.

Enfin, les puissances internationales portent aussi une double responsabilité inhérente à leur statut : une responsabilité vis-à-vis de l’ordre international en tant que sujets de droit international, et une responsabilité politique et morale à l’égard des individus qui les composent.

La puissance du singulier (père de famille, citoyen, etc.) repose ainsi sur la responsabilité de celui-ci à l’égard de cet universel qu’est le bien commun, et la puissance d’une entité plurielle universelle (État, puissance internationale, etc.) repose sur sa responsabilité à l’égard des citoyens. Le principe de puissance est créateur de la responsabilité, le droit étant alors la recherche de la proportionnalité entre la puissance établie et la responsabilité y afférente. C’est donc bien la puissance de l’être qui engendre sa responsabilité, la puissance de l’être sur l’acte qu’il produit entraînant cette dernière : « Un acte est imputable à un agent quand celui-ci en est le maître (in potestate) au point d’exercer sur lui son souverain domaine (dominium) »[19]

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[1] D. 1, 1, 10.

[2] Platon, La République, 332c.

[3] Montesquieu, De l’esprit des lois, IX.

[4] M. Youni, « Violence et pouvoir sous la Rome républicaine : imperium, tribunicia potestas, patria potestas », Dialogues d’histoire ancienne, n° 45, 2019, p. 37-64.

[5] C. Nicolet, Rome et la conquête du monde méditerranéen (264-27 av. J.-C.), t. I, Paris, p. 398-399.

[6] Polybe, Histoire, VI, 12, 2.

[7] Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines, II, 26, 4 et II, 27, 1.

[8] Y. Thomas, « Vitae necisque potestas. Le père, la cité, la mort », Publications de l’École Française de Rome, n° 79, 1984, p. 499-548.

[9] Y. Thomas, « Remarques sur la juridiction domestique à Rome », in J. Andreau, H. Bruhns (dir.), Parentés et stratégies familiales, 1990, Rome, École française de Rome, p. 449-474.

[10] Loi n° 70-459 du 4 juin 1970, JO 5 juin 1970, p. 5227.

[11] Hobbes, Leviathan, XIII.

[12] J. Bodin, Les six livres de la République, I, VIII.

[13] TC, 8 février 1873, Blanco.

[14] J.-P. Théron, « À propos de la légitimité du juge administratif », in J. Krynen et J. Raibaut (dir.), La légitimité des juges, Toulouse, PUSST, 2004, p. 97-102.

[15] G. Bigot, Introduction historique au droit administratif, Paris, PUF, 2002.

[16] M. Serres, Réponse au discours de réception de René Girard à l’Académie française, 15 décembre 2005.

[17] F. Terré, « Sur le phénomène de la violence », Archives de philosophie du droit, n° 43, 1999, p. 243-252.

[18] M. Hauriou, Précis de droit administratif, Paris, Larose et Forcel, 1893, p. 10.

[19] Thomas d’Aquin, Somme théologique, Ia-IIae, q. XXI, a. 2. c : « Tunc autem actus imputatur agenti, quando est in potestate ipsius, ita quod habeat dominium sui actus ».

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