Après le Japon dont l’émergence avait suscité une vive inquiétude dans les années 1980, c’est aujourd’hui la Chine qui nourrit aux États-Unis une profusion d’analyses parmi la communauté des spécialistes de relations internationales. Faut-il s’inquiéter de son ascension ? Quelles sont ses ambitions ? Une confrontation est-elle inéluctable ? Autant de questions auxquelles les observateurs apportent des réponses très différentes.
Si l’ampleur de la réflexion stratégique américaine sur la Chine atteint aujourd’hui des proportions inégalées, il convient de rappeler qu’elle ne date pas d’hier. Déjà au début du xxe siècle, l’amiral Alfred Thayer Mahan, devenu aujourd’hui une référence stratégique en Chine, s’était penché sur Le problème de l’Asie et ses effets sur les politiques internationales (1900). Il y plaidait en faveur d’une intensification des échanges entre les États-Unis et la Chine, ce dernier pays étant considéré comme un potentiel contrepoids à la volonté de domination russe sur l’Eurasie. Une leçon qui sera retenue, trois quarts de siècles plus tard par Henry Kissinger qui œuvrera en pleine guerre froide au rapprochement a priori contre nature entre Washington et Pékin afin de priver Moscou d’un allié de poids.
En dépit de ce rapprochement symbolisé par la visite de Nixon à Pékin en 1972, les relations entre la Chine et les États-Unis sont demeurées tendues car, contrairement aux prévisions, il n’a nullement aboutit à une « normalisation » de la Chine. Ceux qui avec Fukuyama voyaient dans la libéralisation économique de l’empire du Milieu initiée par Deng Xiaoping le prélude à son inéluctable libéralisation politique en ont été pour leurs frais. Les hiérarques pékinois sont au contraire parvenus à utiliser les armes du libéralisme économique pour mieux renforcer leur modèle politique autoritaire. Une évolution qui fut dans un premier temps tolérée par Washington, qui ferma globalement les yeux sur le massacre de Tian’anmen en n’imposant que des sanctions minimes et temporaires à la Chine.
Un affrontement inéluctable ?
Pour de nombreux analystes américains, la confrontation avec la Chine paraît probable voire inéluctable. Graham Allison, professeur de sciences politiques à Harvard, l’explique par l’existence d’un « piège de Thucydide » (Thucydide’s Trap) qui voudrait que, comme jadis Sparte face à Athènes, l’ascension chinoise finira par pousser les États-Unis à recourir à la force pour tenter de conserver leur suprématie menacée par l’ambitieux outsider : Pékin et Washington seraient ainsi « destinés à la guerre ». Les raisons d’être pessimiste sont d’autant plus fortes que, s’agissant de la modération et du tact dont Graham Allison fait des conditions sine qua non pour éviter le scénario du pire, on a connu mieux que Donald Trump qui a axé sa campagne sur une critique virulente de la Chine, le tout dans des termes fort peu diplomatiques (voir page XX).
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Dans la dernière édition de The Tragedy of Great Power Politics, John Mearsheimer abonde dans cette direction pessimiste en affirmant que la probabilité qu’une guerre éclate entre les États-Unis et la Chine est aujourd’hui bien plus grande que ne le fut jamais durant la guerre froide le risque d’une guerre américano-soviétique. En effet, les territoires aujourd’hui disputés sont géographiquement et démographiquement relativement insignifiants (des îlots, des territoires marginaux) ce qui aboutirait à lever les inhibitions : on oserait plus facilement y livrer bataille que du temps de la guerre froide où c’était le cœur de l’Europe occidentale qui était en jeu.
Pour Mearsheimer, la Chine est engagée dans une montée en puissance classique qui suit fidèlement la stratégie jadis adoptée par Washington : d’abord prendre le contrôle de son environnement régional afin d’éliminer toute menace dans son arrière-cour (ce fut la fonction de la doctrine Monroe), puis partir à l’assaut du vaste monde en développant une capacité de projection militaire d’envergure mondiale (ce fut la leçon de Mahan). Cela expliquerait que la Chine cherche aujourd’hui à nouer des liens avec les voisins américains des États-Unis car cela lui permettrait d’obliger Washington à se concentrer sur la gestion de son arrière-cour occidentale plutôt que sur celle du lointain théâtre asiatique.
Si l’on se fie à ces sombres prédictions, l’intérêt des États-Unis serait finalement de précipiter l’affrontement avec Pékin afin de livrer bataille au plus tôt, tant qu’ils bénéficient encore d’une supériorité militaire significative.
La Chine : un colosse aux pieds d’argile ?
Pour l’essayiste néerlandais spécialiste de l’Asie Ian Buruma, les sombres prédictions de Mearsheimer sont infondées car elles ne tiennent pas compte des nombreuses faiblesses chinoises : si tant est qu’elle le veuille, la Chine a-t-elle seulement les moyens de tenir la dragée haute aux États-Unis ? Avec une démographie vieillissante, une pollution endémique et une économie pas aussi prospère qu’on veut bien le penser, la Chine aurait selon Buruma bien d’autres préoccupations que de chercher à contester l’hégémonie globale américaine. Une guerre pourrait d’ailleurs fournir l’occasion à la société civile de se révolter contre le régime communiste.
Une analyse partagée par Joseph Nye qui considère qu’on aurait tort de croire le siècle américain fini car, tant dans le domaine du soft que du hard power, les États-Unis dominent encore largement la Chine et rien ne laisse présager que celle-ci puisse les rattraper rapidement. D’aucuns tels l’essayiste américain d’origine chinoise Gordon G. Chang se risquent même à prophétiser un imminent « effondrement chinois » (Collapse of China) provoqué selon lui par un choc financier. Amitai Etzioni, professeur de relations internationales à l’université George Washington, souligne pour sa part que le potentiel militaire chinois ne constitue pour l’heure nullement une menace crédible pour les États-Unis, qui peuvent qui plus est compter sur un solide réseau d’alliés en Asie. Des alliés d’autant plus fidèles que la montée en puissance chinoise avive leurs inquiétudes. Etzioni considère par ailleurs que si la Chine a effectivement des ambitions révisionnistes s’agissant des frontières asiatiques, elle n’envisage pas le recours à la force comme le moyen naturel de les assouvir.
Des compromis pourraient donc tout à fait être trouvés ainsi que l’explique l’ancien correspondant du New York Times à Pékin Howard W. French. Selon lui, ceux qui prédisent une future guerre entre la Chine et les États-Unis se méprennent sur les ambitions chinoises. La Chine n’est pas fondamentalement une puissance impérialiste ou colonialiste. Elle n’a pas comme les États-Unis, la prétention à détenir une vérité universelle dont elle devrait assurer la propagation et la protection sur l’entière surface du globe (voir pages XX et XX). Elle se considère sans doute comme l’empire du Milieu, c’est-à-dire le centre du monde, mais cela ne signifie nullement qu’elle a la prétention de le dominer. Au contraire, elle considère qu’en dehors du centre civilisé que constitue le monde sinisé, les périphéries « barbares » doivent être pacifiées, éventuellement soumises par l’imposition du paiement d’un tribut, mais en aucun cas contrôlées directement par le biais d’une occupation ou d’une ingérence.
Il y a donc de la place pour trouver un compromis et, plutôt que de se préparer à la guerre, Washington devrait chercher à jouer les intermédiaires entre ses alliés asiatiques et Pékin dans le but d’aboutir par la négociation à un compromis régional acceptable par tous, selon French…
Bibliographie
Graham Allison, Destined for War : Can America and China Escape Thucydide’s Trap ?, Scribe, Melbourne-Londres, 2017.
Ian Burma, « Are China and the United States Headed for War ? », The New Yorker, 19 juin 2017.
Gordon G. Chang, The Coming Collapse of China, Random House, New York, 2001.
Gordon G. Chang, Fateful Ties. A History of America’s Preoccupation with China, Harvard University Press, 2015.
Amitai Etzioni, Avoiding War With China : Two Nations, One World, University of Virginia Press, Charlottesville, 2017.
Howard French, Everything Under the Heavens : How the Past Helps Shape China’s Push for Global Power, Knopf, New York, 2017.
Henry Kissinger, De la Chine, Paris, Fayard, 2012.
John Mearsheimer, The Tragedy of Great Power Politics, W.W. Norton and Co., 2014.
Joseph Nye, Is the American Century over ? Polity, 2015.