Les questions environnementales sont une partie importante des enjeux de sécurité, en Indopacifique et ailleurs. Dans une région qui regroupe une cinquantaine de pays, de taille et de développement inégaux, la coopération est plus que jamais essentielle. L’Indo-Pacifique est une échelle pertinente pour aborder les enjeux en matière de sécurité environnementale. Analyse d’Antoine Bondaz et d’Alexandre Taithe.
Par Antoine Bondaz et Alexandre Taithe.
Antoine Bondaz est docteur en sciences politiques, directeur de l’Observatoire du multilatéralisme en Indopacifique à la FRS et enseignant à Sciences-Po.
Alexandre Taithe est Chercheur associé à la FRS et Chargé de cours magistral à l’Université Panthéon Sorbonne (Paris I).
Les enjeux de sécurité traditionnelle, notamment les tensions interétatiques et la sécurité maritime, sont omniprésents dans les études sur l’Indo-Pacifique. Pour y répondre, de nombreux formats de coopération bilatéraux ou multilatéraux, militaire ou militaro-industriel se développent, à l’instar de la multiplication des exercices militaires conjoints ou encore de la création du partenariat AUKUS. Les enjeux de sécurité non-traditionnelle sont pour autant tout aussi importants dans une région qui rassemble une cinquantaine de pays, au niveau de développement très inégal, et qui font face aux mêmes défis globaux. En ce sens, l’Indo-Pacifique est une échelle pertinente pour aborder les enjeux en matière de sécurité environnementale.
Du changement climatique à ses impacts
Plus de 50% des émissions de dioxyde de carbone sont réalisées annuellement dans la région, principalement par la Chine (31,3%), l’Inde (7,5%) et le Japon (3,1%). Et alors que les émissions diminuaient de 22% au sein de l’UE au cours des 15 dernières années, les émissions ont fortement augmenté en Indo-Pacifique, y compris dans les pays développés : +26% pour la Corée du Sud, +84% pour la Chine, +123% pour le Kenya, +206% pour le Vietnam ou encore +514% pour le Cambodge[1]. La transition énergétique y est d’autant plus importante que le charbon est en général dominant dans les mix énergétiques. 7 des 10 premiers consommateurs de charbon se trouvent dans la région, et la Chine, à elle seule, en consomme davantage que tous les autres pays du monde réuni.
Les conséquences du changement climatique sont considérables dans la région, à tel point que depuis le sommet du Forum des îles du Pacifique de 2018, les États insulaires du Pacifique le considèrent comme la principale menace sur leur sécurité. Certains pays sont notamment particulièrement affectés par la montée des eaux, comme le Vietnam dont 70% des habitants vivent dans des régions côtières et de basse altitude, mais aussi, évidemment, l’ensemble des États insulaires des deux océans Indien et Pacifique. Selon le rapport Groundswell de la Banque mondiale (2021), et dans le cas du pire scénario de dérèglement climatique, l’Asie de l’Est, le Pacifique, et l’Asie du Sud compteraient jusqu’à 89 millions de migrants climatiques internes sur 216 millions (soit 41%) dans le monde, auxquels il faudrait y ajouter ceux d’Afrique de l’Est.
La fréquence et l’intensité des catastrophes naturelles s’accroit également dans la région. Les inondations au Pakistan à l’été 2022 ont par exemple affecté plus de 30 millions de personnes. Selon la base de données du Centre for Research on the Epidemiology of Disasters de l’Université catholique de Louvain, utilisée par les Nations unies, 6 des 7 pays ayant la plus forte occurrence de catastrophes naturelles, et ayant le plus grand nombre de personnes affectées par des catastrophes naturelles entre 2000 et 2020 étaient situés en Indo-Pacifique. La vulnérabilité des pays de la région est particulièrement importante, avec 14 des 20 pays les plus exposés aux conséquences directes du changement climatique dont les Maldives, Tuvalu, Kiribati, Micronésie ou encore les Seychelles selon le « Notre Dame Global Adaptation Initiative » (ND-GAIN).
De la pollution à la perte de biodiversité
La pollution, sous toutes ces formes, est un fléau en Indo-Pacifique. Les grandes villes d’Inde, du Pakistan et du Bangladesh sont particulièrement affectées par la pollution de l’air, alors que celle-ci est responsable de la mort prématurée de 7 millions de personnes par an, principalement dans la région, selon l’OMS. La pollution plastique y est omniprésente, et les 15 des 20 rivières les plus responsables d’émissions de plastique fluvial dans les océans sont en Indo-Pacifique[2]. Selon un rapport de la WWF de 2020, la région est celle dans laquelle la pollution a le plus d’impact sur la biodiversité. L’ensemble de l’Indo-Pacifique est ainsi menacé par des pertes de biodiversité liées également à la déforestation, à la fragilisation des littoraux (action humaine, changement climatique), à l’urbanisation, à de nouveaux modes d’exploitation agricole ou encore à l’industrialisation. Ces pertes de biodiversité ont des effets directs et indirects sur la qualité de vie (pollution, exposition aux aléas, sécurité alimentaire…), créant un cercle vicieux.
A lire aussi
La mer Caspienne : du lac irano-soviétique au carrefour géopolitique
Or, la richesse de cette biodiversité est unique dans la région. Au titre du patrimoine mondial de l’humanité, l’Indopacifique comprend 37% des 257 sites naturels ou mixtes (naturels et culturels). Quatre d’entre eux sont aujourd’hui considérés comme menacés : les forêts humides de l’Atsinanana (Madagascar), la réserve de gibier de Selous (Tanzanie), les forêts tropicales ombrophiles de Sumatra (Indonésie) et l’atoll corallien de Rennell Est (Îles Salomon). Le seul Triangle de Corail est une des zones de vie marine les plus riches au monde en matière de biodiversité, et est souvent comparé à l’Amazonie. S’étendant sur six pays d’Asie du Sud-Est et du Pacifique (Indonésie, Philippines, Malaisie, Papouasie-Nouvelle-Guinée, Îles Salomon et Timor Leste), cette zone abrite 76% de toutes les espèces de corail connues dans le monde et 37% de tous les poissons des récifs coralliens de la planète. Plus de 100 millions de personnes dépendent de ces ressources pour leur subsistance.
La montée de la criminalité environnementale
Les ressources halieutiques sont particulièrement exposées par la pêche non-réglementée, la pêche non-déclarée et la pêche illégale. Les trois bassins océaniques les plus touchés par les différentes formes de pêche illicite se retrouvent[3] ainsi dans l’Indo-Pacifique : l’océan Pacifique occidental, l’océan Indien occidental et l’océan Pacifique oriental. Si ces opérations peuvent avoir une dimension politique et être orchestrées par des acteurs publics, ce secteur a également une forte dimension sociale : plus de 85 % des populations travaillant dans les domaines de la pêche ou de l’aquaculture résident en Asie. Le changement climatique fragilise la pêche en rivière et l’aquaculture à proximité des littoraux, ce qui contribue à intensifier les activités de pêche côtière et hauturière et le risque de pêche illicite.
La criminalité environnementale menace directement la biodiversité et crée des pertes de revenus pour les États et acteurs privés qui respectent les règles de sauvegarde et de protection. Selon la Task Force sur le trafic d’espèces sauvages du gouvernement américain[4], 18 des 28 pays faisant l’objet d’une surveillance se situent dans l’Indo-Pacifique. Mais les trafics touchent aussi bien des variétés de bois (bois tropicaux, bois de rose…) que des ressources minérales exploitées sans régulation. Le pillage de volumes considérables de sable pour les constructions accélère l’érosion côtière.
Eau douce, des pénuries en partage
Les grands fleuves transfrontaliers de l’Indo-Pacifique se situent pour l’essentiel en Asie du Sud et Asie du Sud-Est, et prennent naissance dans les massifs de l’Hindou Kouch, du Karakoram et de l’Himalaya. Riverain d’amont, la Chine valorise unilatéralement les ressources de ces bassins hydrographiques partagés par la construction de nombreux barrages (Brahmapoutre ou Indus par exemple), ou ne participe que symboliquement aux organismes de bassins, à l’image de la Commission du fleuve Mékong (MRC). Mais le partage de ces grands fleuves, que ce soit aux échelles locales ou transfrontalières, est déjà éprouvé tant par les sécheresses et pénuries qui en découlent, que par des inondations dramatiques.
Face à la concurrence grandissante pour les eaux de surface, le recours aux eaux souterraines s’accroît pour l’approvisionnement en eau potable dans tous les pays de l’Indo-Pacifique, insulaires ou non, et pour la petite irrigation par pompage en Asie du Sud. De plus, les puits artisanaux et forages sont indispensables à l’activité pastorale et à l’accès à l’eau de boisson dans les pays du littoral africain de l’océan Indien. L’accès à une eau de qualité améliorée[5] (non nécessairement potable aux standards de l’OMS) demeure lacunaire à Madagascar (52%), en Éthiopie (57%), au Kenya (61%), au Timor Oriental (72%), au Cambodge (76%). Les taux sont plus élevés au Bangladesh (87%), en Indonésie (87%), au Pakistan (91%) ou en Inde (94%), mais au regard de leur population respective, c’est près de 100 millions de personnes qui n’ont pas un accès basique à une eau de qualité améliorée.
La sécurité environnementale à la croisée de la stabilité sociale et politique et de la réalisation des ODD en Indo-Pacifique
L’Indopacifique constitue une région pivot pour la réalisation des Objectifs de développement durable (ODD), ne serait-ce que par la part de la population mondiale qu’elle représente. Outre la Chine et l’Inde, plusieurs pays dépassent les 100 millions d’habitants (Pakistan, Bangladesh, Indonésie, Philippines, Éthiopie, Vietnam) ou les 50 millions d’habitants (Thaïlande, Birmanie, Kenya, Tanzanie). Au-delà des défis liés à une forte croissance démographique, la prise en compte des enjeux environnementaux est rendue plus complexe par des contextes sociopolitiques le plus souvent sensibles (vie politique communautarisée, essoufflement de modèles politiques, sociétés inégalitaires, situation des femmes…).
A lire aussi
Du désert à l’Amazonie : l’urgence environnementale latino-américaine
L’intrication de la sécurité environnementale avec des enjeux sociaux, mais aussi de sécurité est omniprésente en Indo-Pacifique, à l’image de la sous-alimentation qui touche régulièrement plus de 380 millions de personnes dans cet espace, notamment en Inde (190 millions), en Indonésie (24,5 millions) ou en Afrique orientale. Les émeutes de la faim qui avaient ébranlé le monde arabe ou l’Afrique de l’Est en 2008 rappellent que la sécurité alimentaire est centrale dans la stabilité sociale et politique. Or les modes de production agricole sont fragilisés en Indo-Pacifique par l’addition de nombreux facteurs qui ont un point commun, une dégradation continue de l’environnement naturel : évènements climatiques extrêmes, disponibilité de l’eau douce, pertes de biodiversité, pollutions, dégradation des sols et déforestation…
La sécurité alimentaire, la sécurité hydrique ou encore la sécurité sanitaire font entrer les enjeux environnementaux de l’Indo-Pacifique dans la sphère d’une sécurité élargie. La sécurité environnementale s’avère ainsi essentielle pour la stabilité sociale et politique de cet espace.
[1] Crippa, M., Guizzardi, D., Muntean, M., Schaaf, E., Solazzo, E., Monforti-Ferrario, F., Olivier, J.G.J., Vignati, E., Fossil CO2 emissions of all world countries – 2020 Report, EUR 30358 EN, Publications Office of the European Union, Luxembourg, 2020, 244p.
[2] Lebreton, L. C., Van Der Zwet, J., Damsteeg, J. W., Slat, B., Andrady, A., & Reisser, J. (2017). River plastic emissions to the world’s oceans. Nature communications, 8(1), 1-10.
[3] https://globalinitiative.net/analysis/iuu-fishing-index-2021/
[4] https://www.state.gov/eliminate-neutralize-and-disrupt-end-wildlife-trafficking-act-report-2021/