Poutine d’Arabie

21 juin 2020

Temps de lecture : 5 minutes

Photo : Poutine d'Arabie, de Roland Lombardi

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Poutine d’Arabie

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Pour beaucoup d’observateurs ou d’experts, le retour de la Russie sur la scène moyen-orientale n’a représenté surtout qu’une volonté de revanche sur les Occidentaux, au premier chef les Etats- Unis, qui s’y sont conduits après 1992, en régisseurs absolus. En fait si cette composante existe bel et bien, elle n’est guère prépondérante et exclusive. En réalité dans cette région proche d’un millier de kilomètres de son Caucase, en majorité musulman, Moscou n’a fait que renouer avec une politique séculaire, répondant sur plusieurs piliers.


 

La coopération russo-turque

Le premier pilier a été le rôle de défenseur des Chrétiens d’Orient, qui a persisté, mais s’est mué en une approche plus générale de soutien aux régimes amis et alliés, déstabilisés par des forces extérieures, souvent instrumentalisées. Le second élément est représenté par les relations avec la Turquie, l’autre grand riverain de la mer Noire, gardien des Détroits. Ankara, de plus en plus déçu par ses partenaires de l’OTAN, a noué avec Moscou des relations de coopération, n’excluant ni divergences, ni compétition, comme on l’a vu, récemment au sujet de l’enclave d’Idlib.

 

 

 

Rarement, au cours des siècles, la coopération russo-turque, n’aura été aussi fournie. Trois jours avant l’anniversaire de la tentative de coup d’Etat, de 2016, la Russie a commencé le 12 juillet 2019 la livraison du système anti aérien S-400 : ainsi la Russie assurera 13% des fournitures d’armes à la Turquie. Comme l’a montré le processus d’Astana, (Russie- Turquie, Iran) et de Sotchi, la coopération russo-turque, malgré certaines frictions au sujet d’Idlib, s’est avérée profitable pour les deux parties.

Elle ne se cantonne pas à ce dossier, mais se déplace de plus en plus vers des industries stratégiques, qui génèrent une dépendance mutuelle durable : oléoduc Turkish Stream, construction de la centrale nucléaire d’Akkuyu. Erdogan – et Poutine qui se sont rencontrés de nombreuses fois, apparaissent-ils comme les nouveaux artisans d’un axe eurasien post-occidental, censé façonner la géopolitique du XXIe au Proche-Orient et en Méditerranée ?  En tout cas, lors de son discours, Vladimir Poutine a tenu à souligner à quel point la coopération russo-turque allait bien au-delà de l’acheminement du gaz. « Ensemble, la Russie et la Turquie sont à même de résoudre certaines des tâches les plus complexes et les plus ambitieuses au monde, pour le bien commun », évoquant « un exemple unique de coopération dans une région en proie à une escalade des tensions », une allusion à la crise en cours entre les Etats-Unis et l’Iran.

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Une stratégie de coopération économique et commerciale au Moyen-Orient

L’approche russe ne s’est nullement cantonnée à ces deux seuls éléments. Moscou s’est efforcé de changer la politique d’appui du Qatar aux Frères musulmans et aux milices djihadistes, en Syrie, en Turquie (PKK), en Libye et au Maghreb, en échange de coopérations économique et commerciale. Entretenir ses relations traditionnelles avec Israël qui lui permettent de jouer la déconfliction entre acteurs militaires en Syrie, mais aussi l’intermédiaire avec l’Iran. La Russie maintien des relations constantes avec la communauté juive, originaire de l’URSS, forte de près d’un million et demi de personnes. Un autre axe de la politique russe dans la région, bien connu, subtil et changeant, est de nourrir la crédibilité de l’axe Russie-Syrie, avec l’Iran. Certes en Libye, il s’est agi de prendre sa revanche sur les Occidentaux, qu’elle estime avoir dépassé le mandat du Conseil de sécurité de l’ONU dans l’intervention qui conduisit à la disparition de Kadhafi. Dans ce pays, on retrouve d’ailleurs la double présence russe et turque, dans un jeu subtil de compétition et de partage des pouvoirs. La Russie s’est également efforcée de raviver ses anciens liens d’amitié et de coopération avec bon nombre de pays de la région. Avec l’Egypte, si les rapports n’ont pas toujours été linéaires, ils se sont notablement raffermis ces dernières années, et se sont diversifiés : coopération économique et commerciale, ventes d’armes, lutte contre le terrorisme islamique, accès à l’Océan indien. Il en est de même avec l’Irak.

L’Algérie, grand partenaire commercial de la Russie

De même, les liens avec l’Algérie se sont raffermis : appui à l’armée, ventes d’armes, propositions de ventes de céréales, dont la Russie est devenue le premier exportateur. L’Algérie fait figure, à cet égard, d’un des partenaires privilégiés de Moscou sur le continent, qui a soutenu le pouvoir en place tout en prévenant la France qu’elle ne devait pas s’ingérer dans les affaires intérieures du pays. La chaîne de TV, Russia Today vient d’ouvrir un bureau à Alger. C’est au plan des armes dont elle est devenue un acheteur substantiel, que la coopération algéro-russe se développe. La Marine algérienne a procédé, le 29 septembre, 2019 dans l’ouest du pays, au premier exercice de lancée de missiles, contre des cibles terrestres, en l’occurrence les missiles de croisière Kaliber de type Club – S, ceux -là même qui sont employés en Syrie.

Tout récemment elle lui a commandé 42 avions de combats : 14 Sukhoi 57, 14 Sukhoi 34, et 14 Sushi 35. « Une option pour deux autres escadrons de 14 appareils pour chaque type d’avion a aussi été signée pour remplacer le retrait d’appareils de la flotte de l’armée de l’air à l’avenir», devenant ainsi le premier client à qui le constructeur Sukhoi exportera ce fleuron de l’aviation de combat de 5e génération. En 2025, l’Armée de l’air algérienne sera en mesure de déployer deux escadrons de Su-30MKA, un autre de Su-57, un de Su-35 et un de MiG-29M2. Elle a également en sa possession deux escadrons de Su-24 modernisés et un de Su-34 pour la flotte de bombardiers, rappelle le média, soulignant que la formation des pilotes se fera avec des Yak-130. Notons cependant que la coopération dans le domaine du gaz, où les deux pays sont plutôt concurrents sur le marché européen, n’a pas atteint le niveau espéré par Gazprom.

 

Poutine : mener une politique globale et pragmatique

En Libye, la Russie s’est positionnée en faveur du maréchal Haftar, tout en sauvegardant ses rapports avec le gouvernement de Tripoli. Elle lui a envoyé des missiles balistiques à courte portée de type Scud-B sur les champs de bataille au sud de Tripoli, selon le site d’information Al-Wasat Libya spécialiste des affaires militaires.  Certes, elle a affirmé à maintes reprises qu’elle n’avait déployé aucune force en Libye, mais l’émissaire onusien pour la Libye, Ghassan Salamé, a de son côté fait part plusieurs fois de ses inquiétudes quant à une internationalisation de cette guerre en référence à la présence de centaines de mercenaires russes, sans parler des objectifs divergents qu’y poursuivent Moscou et Ankara.  Le groupe paramilitaire Wagner cette milice russe, active en Libye , en RCA ou au Mozambique  (quelques centaines d’hommes dans chacun de ces pays)  souvent perçue comme une armée parallèle à la solde du Kremlin  dont Evguéni Prigojine en est le réel patron,  sert en tout cas les intérêts financiers de l’homme d’affaires en Afrique. En Syrie, Evguéni Prigojine a obtenu du régime 25 % des revenus des champs gaziers et pétroliers que les forces paramilitaires russes ont contribué à reprendre à Daech. Mais la grande nouveauté de ces dernières années a été la nette percée de la Russie avec les pays du Golfe, où Vladimir Poutine a effectué en octobre dernier des voyages officiels, en Arabie Saoudite et aux Emirats arabes unis où il fut accueilli avec faste.

En définitive, la connaissance empirique des Russes du monde arabo-musulman, est ancrée dans le réel. Elle est au service d’une politique globale et pragmatique où intérêts sécuritaires nationaux et géostratégiques s’imbriquent et se confondent. En outre, à la différence des Occidentaux, celle-ci prime sur toute autre considération philosophique, intellectuelle ou morale et elle n’est nullement soumise, au commerce, à l’émotionnel ou à une quelconque idéologie. Là est le véritable secret des succès russes et la raison pour laquelle Poutine continuera à déplacer ses pièces avec parcimonie et habileté, tout en se heurtant à de nombreuses difficultés qu’il ne convient pas de dissimuler.

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Photo : Poutine d'Arabie, de Roland Lombardi

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À propos de l’auteur
Eugène Berg

Eugène Berg

Eugène Berg est diplomate et essayiste. Il a été ambassadeur de France aux îles Fidji et dans le Pacifique et il a occupé de nombreuses représentations diplomatiques.
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