Pourquoi Recep Tayyip Erdoğan a-t-il été réélu ? Les six failles de l’opposition

4 juin 2023

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Pourquoi Recep Tayyip Erdoğan a-t-il été réélu ? Les six failles de l’opposition

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En toute logique, le scrutin présidentiel de mai 2023 aurait dû mettre un point final à la carrière de Recep Tayyip Erdoğan. Tout du moins si l’on en croyait les unes des médias occidentaux, les instituts de sondages, les experts éclairés… Or, rien ne s’est passé comme prévu. Une fois de plus, Erdoğan a déjoué les pronostics.

À la tête d’un pays rongé par l’inflation, on le disait usé, fatigué.

À l’habituel procès en despotisme, s’était ajouté celui de l’incompétence, conséquence de la gestion calamiteuse du séisme de février 2023.

Tout semblait converger en faveur de l’opposition réunie sous la bannière de la table six (Altılı masa). Autour d’un programme commun, six partis ont cimenté un pacte. Cette alliance hétéroclite, mêle kémalistes, libéraux pro-européens, conservateurs déçus, nationalistes anti-Erdoğan. En surplomb, les kurdistes apportent un soutien tactique. Surtout, avec Kemal Kılıçdaroğlu, chef de file de l’aile social-démocrate du parti kémaliste, l’opposition pensait avoir trouvé le candidat idéal.  Mais le « Ghandi turc » s’est fracassé sur le réel. Certes, dès le départ, le candidat laïc a livré un duel inégal. Une écrasante majorité des médias dépendent d’oligarques proches du reis [chef]. Toutefois, l’hypertrophie médiatique d’Erdoğan n’explique pas tout. Pétrie de certitudes, l’opposition aura commis six erreurs.

La forme : Face à la rugosité d’un Erdoğan, Kılıçdaroğlu, a fait le choix de l’évitement. Une formule résume cette stratégie : « Ignorer Erdoğan et aimer ses électeurs ». Un cœur formé de deux mains conclut chacune de ses réunions. Exclue des médias officiels, l’opposition accapare les réseaux sociaux. Les vidéos de Kılıçdaroğlu, impriment des dizaines de millions de vues. Mais loin d’exprimer la majorité silencieuse, l’opposition a juste généré des bulles euphorisantes. Des convaincus s’adressent à d’autres convaincus. Si ces boucles happent les plus jeunes, les plus âgés eux, continuent de s’abreuver aux médias d’État.

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L’homme : D’un naturel calme et affable, Kemal Kılıçdaroğlu, se drape des vertus de l’homme ordinaire. Au gré des vidéos, il se met en scène. On l’aperçoit chez lui en bras de chemise épluchant ses oignons sur fond de placard en formica. Tirant des victuailles d’un panier de course, il disserte sur la cherté de la vie. Tout le problème est que la politique est d’abord affaire d’incarnation. Dans un pays où la figure du chef écrase tout depuis Atatürk, la personnalité de l’ancien contrôleur des impôts semble bien falote. L’homme de la rue s’interroge : Kılıçdaroğlu pourra-t-il tenir tête au maître du Kremlin ?  Saura-t-il se faire écouter du locataire de la Maison-Blanche ?

Or, pour nombre de Turcs, la brutalité d’Erdoğan répond d’abord à un monde cruel. Là où les Occidentaux dénoncent un autocrate sans foi ni loi, les Turcs y voient eux une figure protectrice.

Le discours : Tout au long de la campagne, Kılıçdaroğlu, a fait mine de proposer des solutions concrètes. Aux victimes du séisme, il a non seulement promis des logements, mais en plus qu’ils n’auront rien à débourser.

Promesses identiques à celle d’Erdoğan, au détail près que le reis préconise un crédit à rembourser. Pourtant, les régions dévastées ont plébiscité le président turc. De manière instinctive, l’électorat islamo-conservateur a compris qu’il y avait quelque chose qui n’allait pas avec un candidat qui proposait de tout faire gratuitement. Pour cet électorat qui place la valeur travail au-dessus de tout, rien n’est jamais gratuit. Tout se paye un jour ou l’autre. Mieux vaut donc faire confiance à l’homme qui veut construire des maisons « pour nous mais avec notre argent ».

Le centre de gravité : L’opposition est partie du principe qu’il fallait sceller un front commun des nationalistes aux Kurdes en passant par les laïcs, les alévis (minorité chiite hétérodoxe), les LGBT et les conservateurs déçus. En d’autres termes, construire une alliance des minorités qui vaille que vaille finirait bien par se transformer en majorité. Mais une nouvelle fois la flèche a manqué sa cible. En Turquie, il existe une majorité silencieuse, turque, sunnite et conservatrice : 60% de la population. Elle est le cœur de la vie politique turque. Le parti qui parvient à capter cette majorité silencieuse s’assure automatiquement le pouvoir.

Les électeurs : La table des six a cru que la diversité serait sa force. Que tel un râteau à plusieurs dents, elle serait capable de ratisser large. Encore une fois, il n’en a rien été. Les gains des têtes d’affiches conservatrices, Ahmet Davutoğlu (ancien ministre des Affaires étrangères) et Ali Babacan (ancien ministre des Finances) s’avèrent infimes. Si à l’intérieur de chaque bloc les voix circulent, les transferts demeurent marginaux entre les deux camps. Les conservateurs deviennent rarement laïcs et inversement. Pis, le soutien kurde à Kılıçdaroğlu s’est mué en repoussoir. Dès lors, une partie des électeurs du Bon parti (droite radicale), ont préféré rallier Sinan Oğan le candidat nationaliste indépendant.

A contrario, Kılıçdaroğlu peine à engranger toutes les voix kurdes. Au sud-est de l’Anatolie, l’abstention grimpe jusqu’à 20 points au-dessus de la moyenne nationale. Comme si malgré ses aggiornamentos successifs, le candidat laïc n’arrivait toujours pas à se défaire des oripeaux du kémalisme jacobin.

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Le temps : L’opposition a pensé qu’en présentant un copieux programme de 240 pages, elle gagnerait en crédibilité. Mais elle a oublié que l’action politique nécessite le temps long. Les électeurs eux l’ont compris. Même pourvu de larges pouvoirs, Erdoğan a mis 20 ans à faire de nouveau résonner la prière sous les voutes de Sainte-Sophie. Les électeurs jugent le reis moins sur la crise actuelle que sur ses réalisations. En deux décennies le pays s’est couvert d’infrastructures, le niveau de vie a augmenté, les services publics ont gagné en efficacité. Tout cela n’aurait pas était possible sans une certaine continuité dans l’effort. Bien sûr, tout le monde s’accorde sur les maux : l’économie souffre, la guerre est aux portes, les dégâts du séisme sont effroyables. Aussi, quelles que soient ses tares les plus insupportables, la majorité des Turcs a choisi de rester fidèle à Erdoğan. Un homme qu’elle a adoré pour ses succès et qu’elle estime être malgré tout le plus apte à surmonter les défis qui s’annoncent.

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À propos de l’auteur
Tancrède Josseran

Tancrède Josseran

Diplômé de Sorbonne-Université, il est chercheur associé à l’Institut de stratégie comparé.
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