<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Pourquoi l’armée française continuera à privilégier la qualité sur la masse

24 mai 2023

Temps de lecture : 14 minutes

Photo : Porte-Avions Charles de Gaulle Wiki Commons

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Pourquoi l’armée française continuera à privilégier la qualité sur la masse

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Performante et de qualité, l’armée française ne dispose toutefois pas de la masse et de la profondeur pour mener des opérations d’envergure. Cela est désormais su par les autorités et dit publiquement, mais la France préfère encore privilégier la qualité sur le nombre. 

Article original paru sur le site War on the rocks. Traduction de Conflits. 

Le modèle de guerre français actuel est-il viable ? En 2021, j’ai co-écrit une étude avec Stephanie Pezard qui suggérait que la réponse était négative. Nous avons soutenu que l’armée française – qui est aujourd’hui incontestablement la plus compétente d’Europe occidentale – pouvait faire beaucoup de choses très bien. Mais elle n’avait ni la profondeur ni la masse nécessaire pour faire quoi que ce soit à grande échelle pendant un certain temps avant d’être tout simplement à court de matériel. L’étude a fait grand bruit en France, où elle a été reprise par des journalistes et citée par l’Assemblée nationale et des officiers supérieurs français. Le rapport a dit tout haut un grand nombre de choses que l’armée française elle-même avait du mal à exprimer, tout en fournissant malheureusement des munitions à ses détracteurs.

Le révélateur ukrainien

La guerre en Ukraine n’a fait qu’accentuer ce problème. Les combats conventionnels, même à l’ère de la guerre de précision et des réseaux d’information avancés, nécessitent toujours d’énormes réserves de main-d’œuvre, d’équipement et de munitions. L’Ukraine et la Russie ne dépensaient peut-être pas ces ressources à un rythme comparable à celui de la Première Guerre mondiale, mais elles ont sérieusement remis en question l’idée selon laquelle des armées hautement professionnelles mais de petite taille (« bonsaïs ») pouvaient s’en tirer en substituant la qualité à la quantité, une idée qui a encouragé la réduction des flottes de véhicules et des stocks militaires par les armées à la recherche des dividendes de la paix de l’après-guerre froide. 

Le vieux rêve selon lequel les armes de précision permettraient de réduire le nombre de munitions est un fantasme. Compte tenu des stocks actuels, le don de quelques chars ou obusiers peut entraîner de graves problèmes pour les capacités d’une force. Ainsi, remettre à l’Ukraine ne serait-ce que 20 chars Leclerc, par exemple, affaiblit les capacités de l’armée française, étant donné que la France n’en possède qu’environ 200. La France a déjà remis une grande partie de ses précieux obusiers CAESAR, qui n’étaient qu’au nombre de 70, et leur remplacement constitue désormais un défi de taille. Les industries de défense françaises et européennes en général ont déjà du mal à remplacer les anciens équipements, sans parler de l’approvisionnement des grandes structures de forces – d’où une liste croissante de clients pour l’industrie sud-coréenne. Pour Michel Goya, éminent analyste militaire, la conclusion est claire : la France n’est pas en mesure d’affronter un adversaire, même s’il est proche.

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La France ne peut pas simplement renoncer aux nouvelles technologies coûteuses et revenir aux armées de masse du passé. Le président français Emmanuel Macron a évoqué l’idée d’une « économie de guerre », mais le consensus en France est que cela est impossible pour des raisons financières et politiques. Une partie du problème réside dans le fait que, s’il est vrai que, par exemple, la production française de ses obusiers et de divers systèmes de missiles guidés est actuellement très insuffisante, produire ces choses à une échelle beaucoup plus grande n’est pas une tâche facile. L’entreprise qui fabrique le CAESAR en produit actuellement quatre par mois et devrait atteindre un rythme de six par mois d’ici décembre, puis de huit par mois à la mi-2024. Des progrès, certes, mais des progrès lents. La France n’est pas non plus sur le point de relancer la production de chars. Oui, un nouveau char est en préparation – un produit conjoint franco-allemand destiné à remplacer à la fois le Leclerc et le Leopard 2 – mais il n’est pas prévu qu’il soit produit avant 2035, et on peut supposer qu’il y a une limite à l’accélération du processus. On peut également supposer que le nouveau char sera nettement plus cher que le Leclerc ou le Léopard 2. Enfin, personne ne discute sérieusement d’un retour à la conscription militaire de masse, qui a rendu possible les armées de masse du siècle dernier.

Que peut donc faire la France pour trouver le juste milieu entre la masse et la qualité ? Le gouvernement français espère trouver des économies en adoptant une approche particulière de ses investissements technologiques. En fin de compte, l’état actuel des débats dans les cercles politiques et militaires français montre que le pays reste attaché à la qualité et à la forme de guerre qu’il a perfectionnée depuis 1940. 

La guerre de haute intensité à la française

Depuis la catastrophe de 1940, l’approche française de la guerre de haute intensité a consisté à privilégier la manœuvre, la vitesse et l’audace au détriment de la masse et de la puissance de feu. Il s’agit d’une réaction aux doctrines rigides qui ont vu le jour pendant la Première Guerre mondiale – souvent associées au général Philippe Pétain – et qui ont contribué à la construction d’une force qui, en 1940, était vaste en termes de taille et de puissance de feu, mais peu maniable et inflexible lorsqu’elle était attaquée par la Wehrmacht, qui se déplaçait rapidement et était beaucoup plus agile. 

La nouvelle approche centrée sur la manœuvre a été renforcée par l’expérience coloniale de l’armée française et ses doctrines expéditionnaires, qui encourageaient également l’audace et l’improvisation en l’absence de nombres et de ressources. Cette culture coloniale a eu une influence profonde sur l’armée française jusqu’à aujourd’hui en raison d’une variété de facteurs institutionnels et de la réalité selon laquelle, comme un officier de la Légion étrangère me l’a souvent dit, « une armée est ce qu’elle fait ». Au cours des dernières décennies, l’armée française a été le plus souvent occupée par de petites guerres en Afrique. 

Une armée est ce qu’elle fait 

Bien sûr, ce qui est utile au Mali l’est beaucoup moins, par exemple, à Donetsk. Historiquement, cependant, la pensée militaire française concernant un conflit avec le Pacte de Varsovie reflétait cette même approche de la guerre, renforcée par la pensée militaire française concernant l’importance stratégique des armes nucléaires. Les unités françaises lourdes, fondées sur la conscription et stationnées en Allemagne, étaient conçues pour défendre la France sur le sol allemand en menant des manœuvres agressives de type Blitzkrieg contre des adversaires beaucoup plus grands et plus puissants, mais stables. Les Français estiment qu’ils ne disposeront jamais d’une puissance de feu et d’une masse suffisantes pour faire autrement. Ainsi, par exemple, les chars français de l’époque de la guerre froide, dont l’AMX-30, offraient moins de protection que les chars américains de la même époque : leurs concepteurs ont misé sur la vitesse et la maniabilité. 

Cependant, les Français partaient du principe qu’une guerre serait brève. Soit la guerre deviendrait nucléaire, soit elle se terminerait avant d’atteindre ce seuil. En effet, selon la pensée stratégique française de l’époque – voir, par exemple, le Livre Blanc sur la Défense de 1972 – l’objectif des forces conventionnelles françaises en Europe était d’être suffisamment fortes pour tester la détermination de l’adversaire, mais pas assez pour le vaincre. S’il fallait accumuler une force énorme pour vaincre l’armée française, les Français seraient en mesure de le constater. Ils auraient pu mesurer les intentions du Pacte de Varsovie et savoir si le danger était suffisamment grave pour recourir à l’arme nucléaire. Il s’ensuit que les planificateurs français de la guerre froide n’ont pas jugé nécessaire de constituer d’importants stocks d’équipements et de munitions. 

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Au contraire, la France a investi d’importantes ressources dans l’acquisition de l’assurance ultime contre les invasions : les armes nucléaires, ainsi que les moyens de les mettre en œuvre. La structure de l’armée de l’air et de la marine françaises reflète cette priorité plutôt que la capacité de vaincre l’armée de l’air et la marine soviétiques. Elles sont conçues pour délivrer des ogives nucléaires et protéger les moyens de le faire. Toutes les autres missions sont secondaires. Il en résulte des sous-marins lanceurs de missiles balistiques à propulsion nucléaire et des avions de combat haut de gamme conçus avec des missions nucléaires en tête de liste des besoins. Mais tout cela se fait au détriment de la masse. Outre le fait que l’argent nécessaire au maintien des capacités nucléaires est de l’argent qui n’est pas disponible à d’autres fins, la France met de côté une partie de ses avions et navires juste au cas où ils seraient nécessaires pour des missions nucléaires, ce qui réduit le nombre de ceux qui sont disponibles pour d’autres missions. 

Hubin et la haute technologie

La disparition des vastes divisions blindées du Pacte de Varsovie et l’avènement des armes de précision et de la guerre en réseau ont incité la France à réformer son armée en mettant encore plus l’accent sur l’audace et la manœuvrabilité. La France a mis fin à la conscription dans les années 1990, ce qui a notamment permis de rendre l’ensemble des forces armées expéditionnaires. Cela s’est traduit, entre autres, par une plus grande place accordée à l’improvisation dans la culture militaire française. La force a également diminué, ce qui signifie qu’elle doit faire plus avec beaucoup moins. Enfin, les promesses de la haute technologie ont encouragé un certain nombre de théoriciens – au premier rang desquels le général Guy Hubin – à imaginer de petites unités très décentralisées et très maniables se déplaçant dans de multiples directions, soutenues par une logistique en flux tendu qui dose les provisions essentielles. Les unités reçoivent précisément ce dont elles ont besoin, où et quand elles en ont besoin, ce qui devrait être beaucoup moins qu’auparavant.

Ces principes sont désormais intégrés dans les unités mécanisées françaises, qui disposent de nouveaux véhicules connectés à de nouveaux réseaux conçus pour frapper les bonnes cibles au bon moment. Finis les feux en masse. Finis les gigantesques convois de ravitaillement qui permettent les feux groupés, à l’image de l’interminable fleuve de camions de la Voie Sacrée qui ravitaillait les forces françaises à Verdun. Les unités françaises se déplaceraient rapidement et, selon Hubin, de manière « isotrope », c’est-à-dire sans suivre d’axes fixes.

Hubin avait raison sur certains points, mais, comme tout le monde, il était trop optimiste quant à la durabilité de ce type de combat et aux économies que la guerre en réseau et la guerre de précision permettraient de réaliser. La guerre en Ukraine a démontré que les guerres conventionnelles de haute intensité continuent d’infliger un lourd tribut aux soldats et à l’équipement. Les armées, même dotées des technologies les plus avancées, consomment encore un nombre stupéfiant d’obus, sans parler d’éléments tels que les canons. En effet, l’artillerie tubulaire – comme le soulignent les études – reste le roi du champ de bataille, à l’exception des javelots et des systèmes de roquettes d’artillerie à haute mobilité. 

L’une des raisons en est que la guerre conventionnelle exige souvent que l’artillerie soit utilisée pour bloquer ou supprimer des mouvements : il s’agit moins de précision que de volume de feu pour forcer l’adversaire à se terrer. La guerre en Ukraine a également remis en question les hypothèses relatives à la manœuvrabilité face à des tirs groupés à l’ancienne. La manœuvre offensive n’est pas impossible, mais, comme l’a affirmé Steven Biddle, elle est simplement plus difficile. Compte tenu de son engagement historique en faveur de la manœuvre, la France pourrait s’en sortir mieux que l’Ukraine. Mais d’un autre côté, elle pourrait aussi ne pas s’en sortir. 

Vers un juste milieu ?

Le fait que les Français aient besoin de plus de tout n’est plus contesté. La question est de savoir ce qu’il est possible de faire de plus, et si des augmentations relativement modestes, rendues possibles par des augmentations budgétaires politiquement plausibles, feront la différence. 

Certains ont spéculé sur la possibilité de construire des forces importantes mais à faible technologie, en visant uniquement des niveaux de technologie adéquats qui seraient suffisamment abordables pour permettre une plus grande masse. Goya, par exemple, a écrit sur l’opportunité d’être sélectif quant aux technologies dans lesquelles investir, l’idée étant que dans de nombreux cas, il serait idéal de viser la suffisance plutôt que la plus haute qualité, afin de rendre la masse abordable. On n’a pas besoin des meilleurs missiles antichars, par exemple, mais plutôt d’un plus grand nombre de missiles moins chers mais adéquats. Un autre exemple qui revient dans les débats sur la modernisation de l’armée française est celui du nouvel hélicoptère NH90, destiné à remplacer le vénérable Puma, développé dans les années 1960. L’armée française aurait voulu quelque chose de relativement simple et robuste pour ce qui, après tout, était censé être une camionnette volante. Au lieu de cela, elle a obtenu une machine sophistiquée et complexe, dont le prix d’achat est élevé et dont l’entretien est difficile et coûteux. De même, l’hélicoptère d’attaque Tigre est superbe mais coûteux et difficile à maintenir opérationnel, une plainte partagée par l’Allemagne, qui a du mal à maintenir sa flotte de Tigre en état de marche.

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La nécessité stratégique de l’interarmées

M. Goya déplore le fait que, depuis la fin de la guerre froide, l’armée française a connu des réductions significatives dans presque tous les systèmes d’armes majeurs. Les armes les plus récentes de la France, notamment ses frégates et ses obusiers, sont superbes et, comme il le fait remarquer à propos de l’avion de combat Rafale, leur qualité compense dans une certaine mesure leur nombre réduit par rapport aux systèmes plus anciens qu’ils ont remplacés. (L’armée de l’air française dispose d’une centaine de Rafale et d’une centaine de Mirage 2000. La marine en possède 42). Cependant, alors que, pour citer à nouveau Goya, le « Rafale peut faire beaucoup de choses et même à longue distance, il ne peut pas être partout », beaucoup d’officiers pourraient se contenter de pouvoir être en mesure d’effectuer des missions d’observation et de surveillance. De nombreux officiers pourraient être satisfaits s’ils pouvaient renoncer aux nouveaux véhicules blindés qui sont entrés en service (le Véhicule Blindé de Combat d’Infanterie, le Jaguar et le Griffon) en faveur de versions nouvellement fabriquées d’équipements plus anciens et moins chers. Les vieux équipements doivent être remplacés parce qu’ils sont usés et de plus en plus difficiles à entretenir, mais doivent-ils être remplacés par des véhicules super performants équipés des derniers et meilleurs gadgets de haute technologie que l’industrie française peut fournir ?

Quelle technologie ? 

Je me suis entretenu avec le général de division Charles Beaudouin, récemment retraité, qui, en 2018, a supervisé les programmes technologiques de l’armée française et peut être considéré comme un commandement du futur de l’armée à lui tout seul. Beaudouin a géré le développement de plusieurs programmes de haute technologie qui sont aujourd’hui mis en œuvre, à grands frais il est vrai. Ses arguments sont similaires à ceux de Goya, bien qu’il rejette plus clairement l’idée de construire une force à faible contenu technologique et qu’il plaide en faveur d’un mélange de haute et de basse technologie qui nécessite une hiérarchisation stricte des priorités. La voie à suivre, selon lui, est de penser à une technologie qui vise à être suffisamment bonne et d’accepter l’idée d’avoir un équipement moins efficace mais « de masse » à côté d’un équipement de supériorité sur le champ de bataille. Investir dans ce dont on a vraiment besoin.

Le CAESAR est un exemple de réussite pour la France. Selon Beaudouin, l’armée française a investi dans le canon lui-même et n’a rien sacrifié en termes de portée, de cadence de tir et de précision. Pour compenser, cependant, l’armée française a choisi de se contenter de placer le canon sur un châssis de camion avec une cabine blindée, plutôt que sur une plate-forme blindée et chenillée comme le PzH 2000 allemand. Le résultat est un canon beaucoup moins cher à acheter et à entretenir, au prix d’un compromis sur d’autres capacités jugées moins vitales.

S’inspirant de la guerre en Ukraine, le général Beaudouin note avec satisfaction que les Russes ont choisi d’investir dans certaines technologies, en particulier celles associées aux missiles hypersoniques et aux missiles anti-accès et de déni de zone, en négligeant totalement les systèmes aériens, terrestres et maritimes vieillissants. Si l’on peut contester les choix des Russes, il insiste sur le fait que l’idée même d’un investissement sélectif pourrait en fait constituer une bonne voie pour les forces européennes, qui tentent de regagner de la masse tout en investissant dans la technologie. Il s’agit d’identifier et de cibler certains domaines clés qui promettent de changer la donne.

Mais la masse peut-elle être restaurée ?

L’investissement sélectif dans certaines technologies pourrait permettre de réaliser quelques économies, mais il n’en reste pas moins que la France et d’autres pays européens devront dépenser beaucoup plus d’argent s’ils veulent retrouver un peu de la masse dont ils pensent de plus en plus avoir besoin. Cette année, la France s’est engagée à dépenser beaucoup plus d’argent, mais pas suffisamment pour retrouver la masse.

Augmentation budgétaire 

Fin janvier, M. Macron a annoncé l’intention de son gouvernement d’augmenter de manière significative le budget de la défense de la France. Dans son discours, il a souligné la nécessité d’augmenter les stocks de la France et de réinvestir dans les forces de soutien de l’armée, ce que l’on appelle souvent la « queue », qui, historiquement, a été considérablement réduite pour conserver autant que possible la « dent ». Après le discours de M. Macron, le colonel Goya s’est plaint du fait que la simple reconstruction de l’armée absorberait tout l’argent frais et qu’il n’en resterait plus pour développer les forces armées. Le nouveau projet de loi de programmation militaire, publié en avril, confirme son point de vue. Bien qu’elle prévoie de dépenser 413 milliards d’euros au cours des cinq prochaines années, la nouvelle loi ne prévoit pas d’augmenter les forces armées, bien qu’elle exige des augmentations significatives de la flotte de drones et des capacités de défense aérienne de la France, ainsi que des dépenses supplémentaires pour le renseignement, les capacités de contre-mines et la cybernétique. La France cherche également à accroître ses forces de réserve. Pour le reste, le nombre de brigades restera inchangé et la taille des flottes navale et aérienne de la France n’augmentera que de façon marginale.

La vision du général Pierre Schill : repenser l’armée Lego

Le 13 février, le chef d’état-major, le général Pierre Schill, a présenté à un groupe de journalistes sa nouvelle vision de l’avenir de l’armée française. Il est intéressant de noter que la réponse du général Schill au dilemme qualité/masse consiste à maintenir le cap, principalement en investissant dans la capacité de l’armée à mieux faire ce pour quoi elle a déjà été conçue, en d’autres termes à travailler à l’amélioration de sa qualité.

Le général Schill a clairement indiqué que l’armée conserverait sa taille actuelle, à savoir 77 000 soldats déployables (sur un effectif total d’environ 120 000). Il a expliqué qu’il ne servait pas à grand-chose d’acheter simplement plus de chars, d’obusiers, etc. Sa vision était plutôt de se concentrer sur la résilience et la cohésion, afin de permettre à l’armée de mieux faire face à la guerre de haute intensité avec sa taille actuelle, et idéalement d’avoir des stocks plus importants afin de pouvoir durer plus longtemps. Cela signifiait également qu’il fallait renoncer à l’esprit expéditionnaire et à certaines des qualités qui faisaient partie de ses vertus.

Le général Schill a comparé l’armée française à des briques Lego. Il a fait remarquer qu’elle a fonctionné en assemblant des briques, souvent à la volée, pour constituer des forces déployables. Ses vertus étaient la modularité, mais cela signifiait également que les forces étaient assemblées en bricolant des morceaux d’unités multiples pour leur fournir des capacités spécifiques, en fonction des besoins. Ces capacités étaient généralement dosées en petites quantités, ce qui était acceptable la plupart du temps en raison de l’intensité relativement faible des combats auxquels la France était confrontée. Ainsi, par exemple, le déploiement français au Mali en 2013 n’a comporté que quatre CAESAR, car on a estimé qu’il n’en fallait pas plus. En outre, les différentes forces opérationnelles de la taille d’un bataillon que les Français ont déployées au Mali étaient composées de pièces détachées provenant de nombreux régiments faisant partie de nombreuses brigades.

Schill estime que pour que l’armée puisse s’imposer dans un combat de haute intensité contre un adversaire, plusieurs choses doivent se produire. Les unités qui composent les bataillons déployés doivent être mieux préparées pour utiliser pleinement les nombreuses capacités qu’elles possèdent. Cela impliquait moins de formations ad hoc constituées à partir de nombreuses briques, et davantage de forces préassemblées dotées, en fait, de capacités plus organiques. Cela signifiait également des éléments de commandement et de contrôle plus robustes afin de parvenir à une plus grande cohérence. L’armée française, a-t-il indiqué, aurait exactement le même nombre de régiments et de brigades, mais ceux-ci seraient plus complets. Enfin, et c’est peut-être le point le plus controversé, l’armée doit investir beaucoup plus dans certaines capacités qui lui font défaut ou dans lesquelles elle n’avait pas suffisamment investi auparavant. Il s’agit notamment des capacités de défense aérienne (y compris anti-drone), de cybernétique et de tir à longue distance. Étant donné que la taille de la force est plafonnée, l’ajout de nouvelles capacités nécessite invariablement d’en réduire d’autres. Les unités de combat pourraient donc se retrouver avec moins de véhicules de combat. Il a donné deux exemples précis. Certains des nouveaux véhicules blindés Serval et Griffon actuellement construits et livrés seraient convertis en plates-formes de défense aérienne. Le nombre total resterait cependant le même, mais il y aurait donc moins de véhicules destinés à leur usage d’origine.

En ce qui concerne la masse, le général Schill a parlé de doubler la taille de la composante de réserve de la France et de créer des unités de réserve désignées – actuellement, la plupart des réservistes se contentent d’intégrer des unités existantes. Il s’agit d’un compromis qui a donné à l’armée française une partie de la masse qu’elle recherchait, mais qui n’a rien à voir avec ses dimensions de l’époque de la guerre froide et de la conscription.

Conclusion

Certains critiques, comme Goya, ont suggéré que la vision de Schill – confirmée par la loi de programmation militaire – signifiait que la France n’était finalement pas sérieuse en ce qui concerne la guerre de haute intensité. Philippe Chapleau a également fait remarquer que, malgré les importantes augmentations budgétaires, l’armée française ne faisait guère plus que se reconstruire, mais qu’elle resterait fondamentalement ce qu’elle était. Une évaluation plus juste pourrait être que la France suppose qu’une véritable armée de masse est hors de sa portée politique et fiscale, de sorte que le mieux qu’elle puisse faire est d’essayer d’optimiser la force dont elle dispose, qui est conçue pour la manœuvre plutôt que pour la puissance brute. 

Cela suffirait-il ? Une partie de la réponse, du moins pour les dirigeants français, consiste à se rabattre sur l’ancien point de vue selon lequel les armes nucléaires rendent inutile une armée de masse destinée à affronter un adversaire comme la Russie. En effet, la nouvelle loi de programmation militaire souligne la place essentielle de la dissuasion nucléaire dans la pensée stratégique française. La France suppose également qu’elle ne serait pas seule dans un tel combat, d’où l’insistance de M. Macron sur un effort de défense européen plus large, parallèlement à un engagement sérieux en faveur de l’intégration dans l’OTAN. L’espoir est que les armées européennes combinées puissent offrir le type de masse nécessaire pour une guerre conventionnelle.

La France, semble-t-il, maintient le cap. Cela signifie qu’elle disposera d’une armée haut de gamme capable de danser autour des forces russes et, vraisemblablement, de les tailler en pièces, mais pas pour longtemps. Ce qui se passera alors dépendra très probablement des États-Unis et du reste de l’OTAN, et de la question de savoir si la dissuasion nucléaire prouvera sa valeur.

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À propos de l’auteur
Michael Shurkin

Michael Shurkin

Titulaire d’un doctorat sur l’histoire de l’Europe moderne à l’Université de Yale, Michael Shurkin a longtemps travaillé pour la communauté du renseignement aux États-Unis. Il est aujourd’hui analyste politique sénior au sein de la RAND Corporation, spécialiste de la sécurité au Sahel.
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