L’Insee estime qu’ils représentent environ 11 % de la population française. Les descendants d’immigrés figurent, ainsi, un corps électoral non négligeable. Si beaucoup de partis politiques se sont déjà montrés friands du vote de certaines communautés, on peut se demander pour qui votent réellement ces diasporas. Historiquement ancré à gauche, nous verrons en quoi, loin d’être homogène, ce vote dépend de nombreux facteurs. Parmi ceux-ci, l’origine est-elle déterminante ?
Michèle Tribalat, dans ses études avec Hervé Le Bras sur la démographie française, fut la première à mettre au jour l’importance du nombre de ceux qu’on appelle « immigrés », et de leurs descendants. Est un immigré une personne née étrangère dans un pays étranger. Quant aux descendants, conformément aux sources de l’Insee, ce sont ceux dont au moins un parent est immigré. Si un Français sur quatre a – au moins – des grands-parents étrangers, on compte plus exactement 7,3 millions de descendants plus « directs » d’immigrés. Ce sont eux dont nous parlons. Ils sont majoritairement algériens (pour 15 % d’entre eux), marocains (11 %), italiens (12 %) ou portugais (9 %). Et, s’ils partagent une culture étrangère en plus de celle de leur lieu de naissance, ils votent en France, et votent autant que la population dite « majoritaire ».
Si nous avons pu dresser le portrait de la population étudiée, une telle enquête sur leur comportement politique reste difficile. En effet, la France est le pays de l’interdiction de la statistique ethnique. S’il est possible de connaître tous les détails du vote ouvrier, catholique, homosexuel ou haut-marnais, la patrie des droits de l’homme ne reconnaît pas de communautés ethniques en son sein. Ce qui n’empêche pas les partis politiques et les différents candidats de porter une attention particulière, même discrète, à certaines diasporas. Ce qui n’empêche pas non plus les observateurs et commentateurs d’assimiler à certaines communautés des préférences politiques. Il est ainsi devenu courant de penser le vote maghrébin ou, plus largement, africain, comme plus à gauche que celui des Asiatiques ou descendants d’Européens. Mais quelle réalité tirer de ces conceptions ?
Ne pourrait-on pas, alors, affilier à ces préférences électorales des raisons plus culturelles, plus liées aux pays d’origine ?
Pour répondre à ce pari risqué, nous nous penchons sur les quelques études disponibles. Si la littérature scientifique est muette à ce sujet, nous pouvons utiliser quelques autres moyens. En analysant de rares statistiques, leur vote dans leurs pays d’origine, ou leur présence dans les partis politiques. Aussi, nous pouvons regarder les études faites dans les pays voisins, en Grande-Bretagne ou aux États-Unis. En Amérique, d’ailleurs, si on a longtemps pensé que le vote des immigrés finissait mécaniquement par s’aligner sur celui de la population majoritaire, on s’aperçoit aujourd’hui que ce constat n’est plus vrai. Et le vote des Afro-Américains, comme celui des populations latinos, est l’illustration d’un phénomène de vote communautaire. Qu’en est-il chez nous ?
Le « tropisme à gauche » des descendants d’immigrés : toujours une réalité ?
En 2005, une enquête sur le « rapport politique des Français issus de l’immigration », réalisée par Sylvain Brouard et Vincent Tiberj, concluait à la même idée que celle partagée par la majorité de l’opinion publique : le vote des descendants d’immigrés est plus favorable à la gauche.
Un « sur-vote à gauche » confirmé par une autre enquête du Cevipof, le centre d’études politiques de Sciences-Po, en 2007. Indiquant que ces minorités s’orienteraient à gauche parce que justement minoritaires et discriminées, l’étude donne le chiffre de 80 % de vote à gauche parmi les électeurs maghrébins, ou encore 75 % de « proximité avec un parti de gauche » parmi l’ensemble des descendants d’immigrés. Des chiffres qui se rapprochent de ceux de l’étranger, alors qu’on estime qu’aux États-Unis, 90 % des Afro-Américains seraient plus enclins à voter démocrate. Les raisons théoriques de ces préférences politiques sont : l’attachement aux questions d’égalité, la lutte contre le racisme et les préjugés, l’image plus favorable à l’immigration de la gauche. Aussi, on estime qu’une des raisons du vote à gauche, dans ces années-là, des populations issues de l’immigration, était d’abord celle du rejet de la personnalité, et donc de la candidature, de Nicolas Sarkozy. La stratégie du « petit Français de sang mêlé » n’ayant pas suffi à convaincre les descendants d’immigrés. Ces derniers seront particulièrement présents dans toute la rhétorique du candidat François Hollande, en 2012. Ils seront nombreux, les enfants d’étrangers, à soutenir le socialiste, comme ils furent nombreux durant son discours victorieux, place de la Bastille, à brandir leur drapeau d’origine. Mais s’il y eut un « effet Sarkozy » sur le vote immigré, il y aura un « effet Hollande », par la suite, sur leurs préférences politiques.
Cet effet est relaté dans la presse, où du Nouvel Obs à Libération, les journalistes s’inquiètent des témoignages de descendants d’immigrés qui ont « le sentiment d’avoir été trahis » ou même « la haine de la gauche », à la fin du quinquennat Hollande. L’analyse devient moins binaire, et le vote des personnes d’origine étrangère s’éparpille. Il n’est plus aussi simple qu’avant d’affirmer que le vote maghrébin est acquis à la gauche, pas plus que celui des enfants d’Espagnols ou d’Italiens. Ces derniers, nombreux dans les bassins désindustrialisés, partagent avec tous les enfants d’ouvriers, le sentiment et la peur du déclassement.
Et puis d’ailleurs, pourquoi ne voteraient-ils pas plus à droite ? En effet, on estime qu’aujourd’hui, la répartition socio-professionnelle des descendants d’immigrés est, à peu de choses près, la même que celle des majoritaires. Parmi ces enfants d’étrangers, on en retrouverait un peu plus de 7 % dans les catégories sociales supérieures, et on observe une généralisation des trajectoires ascendantes fortes. Si ce constat social ne suffit pas, on peut analyser sa culture ; celle de la réussite et de l’ascension économique ; comme plus proche de la droite ou de l’idée qu’on s’en fait. Enfin, pourquoi ne pas souligner le conservatisme dans les mœurs d’une grande partie des immigrés ? Nombre d’entre eux, musulmans notamment, furent d’ailleurs en partie déçus par les lois sur le mariage et l’adoption pour les couples homosexuels, et sont encore inquiets par les propositions de « progrès » bioéthiques. De 2014 à 2017, on n’hésita pas à faire campagne contre les positions sociétales du Parti socialiste, pour rallier à droite le vote des descendants d’immigrés imbibés de culture religieuse. Ainsi, désormais que le vote est parfaitement éclaté, peut-on le penser selon les nationalités ?
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« Les Algériens votent à gauche, les Portugais votent à droite »
C’est une idée qui fait son chemin, en dehors des sentiers du politiquement correct. Car, s’il est interdit d’imaginer en France que des communautés puissent voter selon leur nation d’origine, il suffit de s’y intéresser un peu pour que cela ne semble pas aberrant. L’enquête de Brouard et Tiberj avait déjà affirmé que les taux d’adhésion aux idées de gauche étaient très différents selon les communautés. Ainsi, on obtenait, en 2005, 77 % des jeunes descendants de Maghrébins ou 83 % des jeunes descendants d’Africains (Afrique sub-saharienne) se déclarant « plutôt à gauche ». En revanche, ces chiffres n’atteignaient que 56 % pour les jeunes descendants de Portugais, et seulement 50 % pour ceux d’ascendance asiatique. Des chiffres inférieurs à la moyenne nationale. Comment expliquer ces écarts ?
On sait expliquer le vote traditionnellement à gauche des Algériens, par exemple, par l’idée très largement partagée, au sein de la communauté, que la France a une dette envers ses colonies. Le passé colonial de la France est donc une question clé de la stratégie électorale à l’égard de ces communautés. On comprend mieux qu’elle ait été une part du discours de François Hollande, puis, surtout, d’Emmanuel Macron. C’est certainement la principale explication d’un vote quasi systématique de ces descendants pour des candidats qui affirment que la France leur doit des excuses. À l’inverse, le Maroc partage une histoire moins tumultueuse avec la nation française. Le vote des communautés marocaines, plus connues également pour leur conservatisme et leur attachement aux traditions, serait moins naturellement porté à gauche.
C’est également le cas des descendants d’immigrés turcs. Issus d’une immigration tardive d’un peuple avec lequel la France ne partage pas de passé colonial, les descendants turcs seraient environ 611 000 en France. Cette diaspora possède des traits bien particuliers. Déjà, elle est beaucoup plus fermée et plus endogame que les autres. Aussi, sa population n’est pas la même. Les Turcs de France sont, selon Stéphane de Tapia, originaires de régions rurales et très conservatrices. Ils sont souvent très religieux et sont pour beaucoup des employés, des artisans ou des petits commerçants. Conformément à leur vote très conservateur et pro-Erdoğan dans leur pays d’origine, la diaspora turque en France serait plus susceptible de voter à droite que les autres. Toutefois, c’est sans évoquer les Turcs alévis, également très présents en France et pourtant très critiques du régime d’Erdoğan, car pratiquant un islam moins rigoriste et s’inspirant d’une pensée plus socialiste.
Enfin, que penser des descendants des communautés d’immigrés européens à l’instar des Italiens, des Espagnols ou des Portugais ? Là, le débat existe. Car si l’on sait que les immigrés espagnols furent majoritairement de gauche, car réfugiés de la guerre civile et du franquisme, on n’est moins sûr que l’héritage ait été perpétué parmi les générations suivantes. D’une autre façon, les immigrés italiens étaient d’abord connus comme proches du socialisme voire du communisme. D’autant plus qu’ils étaient très présents dans les grands bassins ouvriers et miniers du nord-est de la France. Mais de la même façon que les habitants de ces régions délaissent désormais la gauche pour se tourner de plus en plus vers le vote RN, on aurait tendance à penser que les descendants d’immigrés européens feraient de même. Il n’est pas non plus rare qu’ils rejettent d’autant plus les immigrations plus tardives et plus lointaines, dont ils partagent les lieux de vie et de travail, et au sujet desquels il est fréquent de les entendre dire « qu’ils ne font pas l’effort de s’intégrer comme nous ».
En revanche, s’il y a une communauté dont on vante l’intégration, c’est celle des descendants d’immigrés asiatiques. Une communauté dont on sait qu’elle est souvent une réserve de voix privilégiée pour la droite, comme à Paris, notamment, où stratégies de communication et choix de composition des listes concourent à renforcer cette adhésion des populations asiatiques à la droite.
Enfin, le vote des Portugais de France semble, lui aussi, s’orienter plus à droite. On estime que la diaspora portugaise, aussi nombreuse soit-elle, se caractérise par le goût de l’effort et l’attachement à la valeur du travail. Aussi, les Portugais en France ont souvent hérité de leur pays d’origine un certain conservatisme lié à leur foi catholique prononcée et leur respect des valeurs familiales. Les raisons de l’immigration portugaise furent avant tout économiques. Et, si on sait que les jeunes descendants de Portugais votent moins à gauche que d’autres, on peut avancer sans trop prendre de risques qu’ils votent même un peu plus à droite. Une conclusion qui n’est pas si simple quand on sait que la majorité des Portugais résidant au Portugal vote à gauche, et ce, depuis plusieurs décennies, la droite n’existant quasiment pas dans le pays lusitanien. Cette différence entre le vote des nationaux est particulièrement intéressante. Comment expliquer qu’un même peuple vote si différemment selon qu’il vive en dehors de ses frontières ou non ? Une dichotomie qu’on retrouve dans le cas des immigrés tunisiens. Là, le vote ne diffère pas selon le lieu de vie, mais selon les élections. Les descendants d’immigrés tunisiens en France sont souvent bien plus enclins, comme leurs voisins algériens, à rejoindre les rangs de la gauche. On retrouve d’ailleurs de nombreux descendants de Tunisiens dans les listes ou les partis de gauche durant les élections françaises. Une position étonnante quand on sait que les mêmes Tunisiens de France avaient, en revanche, plébiscité le parti islamiste et conservateur Ennahdha, lors des élections de 2019. Des comportements politiques qui mériteraient d’être étudiés d’un peu plus près, à condition de s’affranchir du politiquement correct français.
Ces comportements électoraux soulignent la pertinence de l’origine comme un déterminant non négligeable du vote. Un constat loin d’être étonnant quand on sait qu’une communauté nationale est avant tout un ensemble de valeurs, une culture et une religion partagées par ses membres. En fait, s’il existe bien un comportement politique propre à chaque diaspora, c’est parce que chacune des communautés représente un ensemble de variables sociologiques typiques. De quoi remettre en cause l’importance primordiale des déterminants socio-économiques du vote, peut-être moins importants qu’on ne le pense. Ou qu’on veut bien le dire.