<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Pour la Royal Navy, demain ne meurt jamais

12 septembre 2022

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Photo : Le HMS Prince of Wales et le HMS Queen Elizabeth photographiés en mer pour la première fois, mai 2021. Crédits: Royal Navy

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Pour la Royal Navy, demain ne meurt jamais

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Les James Bond racontent toujours quelque chose de leur époque, y compris sur le plan naval. L’agent secret lui-même n’hésite pas à revêtir régulièrement son uniforme de commander de la Royal Naval Reserve, référence sans doute au passé de Ian Flemming au sein de la Naval Intelligence Division durant la Seconde Guerre mondiale. Du reste, comment imaginer que la Royal Navy n’apparaisse pas dans des films qui perpétuent la grandeur de l’Empire britannique, dont la flotte a longtemps été l’assurance-vie la plus éclatante ? Le dernier en date n’a pas échappé à la règle. Héros métallique de Mourir peut attendre, le destroyer HMS Dragon de type 45 tire une salve de missiles de croisière surface-terre contre une île perdue entre le Japon et la Russie.

Sauf que ces imposants navires de classe Daring déplaçant 7 000 tonnes… n’en tirent pas. Leur armement principal consiste en 48 missiles antiaériens franco-britanniques Aster ensilotés dans la coque. L’installation de missiles de croisière américains Tomahawk avait bien été envisagée, mais fut abandonnée car il aurait fallu doublonner les silos verticaux Sylver par d’autres silos, cette fois américains, les Mk.41. De même, les Sylver A-50 prévus pour les Aster diffèrent des Sylver A-70 accueillant les MdCN (missiles de croisière navals) français. La Royal Navy ne figure donc pas parmi le petit club de pays disposant de cette capacité de frappe en profondeur contre la terre depuis des navires de surface. Au grand dam de James Bond, et de longue date ! En 1997, dans Demain ne meurt jamais, c’est une frégate de type 23 – navire de classe Duke alors flambant neuf – qui tire ce qui ressemble beaucoup à un Tomahawk contre une base militaire au fin fond de la Russie. Là encore, impossible, mais tant pis : l’on voit cette fois un missile sortir des silos inclinés prévus pour les missiles antinavires Harpoon.

Ces invraisemblances ne sont pas seulement une source un peu vaine d’agacement pour les férus de programmes navals, mais révèlent quelque chose de plus profond. Dans l’univers collectif, les missiles Tomahawk américains tirés depuis les destroyers Arleigh Burke ou les croiseurs Ticonderoga de l’US Navy sont, peut-être presque autant que les porte-avions Nimitz et leur chasse embarquée, la plus pure incarnation de la thalassocratie américaine. Ces projectiles rasant les flots peuvent atteindre depuis la mer presque n’importe quel point de la terre en quelques heures. Que l’empire de Sa Majesté où le soleil, naguère, ne se couchait jamais ne dispose pas de cet outil de projection a quelque chose de definitely shocking. Pour que l’honneur de la Royal Navy soit sauf, précisons que les nouveaux sous-marins nucléaires d’attaque de classe Astute peuvent tirer des Tomahawk depuis leurs tubes lance-torpilles – de même que les nouveaux Suffren français déploient des MdCn.

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Le retard anglais

Mais il y a quelque chose d’autre, plus fondamental encore. La trame de fond de Demain ne meurt jamais est la perspective d’un conflit naval ouvert entre la Royal Navy et la PLAN, la flotte chinoise. On était en 1997, année de la rétrocession de Hongkong à la République populaire de Chine. Et, sur le papier, la perspective d’un tel duel entre Londres et Pékin n’était pas si absurde. La Royal Navy alignait alors 12 destroyers de type 42, l’unique destroyer de type 82, 13 frégates de type 23, 10 frégates de type 22. Soit 36 navires de premier rang plus ou moins modernes, sans compter les trois porte-aéronefs de classe Invincible. En face, la flotte chinoise ne soutenait pas la comparaison : sa composante hauturière se limitait à 16 destroyers de type 051 – des navires surannés inspirés des destroyers soviétiques Neustraschimmiy et Kotlin des années 1950 – et deux destroyers plus modernes de type 052, mais déjà dépassés par rapport aux standards occidentaux. On ne parle pas d’une époque lointaine, mais d’il y a vingt-cinq ans seulement ! De vieux capitaines d’armes qui roulent encore leur bosse dans les coques de la Royal Navy étaient sans doute déjà en mer en 1997, avec quelques barrettes en moins à leur poitrine.

Et pourtant… qui imaginerait aujourd’hui une fiction dans laquelle la Royal Navy envisagerait sérieusement d’aller au choc avec la marine chinoise ? Ce ne serait plus un film d’espionnage, mais bien de la science-fiction, la PLAN alignant à ce jour 49 destroyers et 42 frégates, contre 6 destroyers et 13 frégates pour la Royal Navy…

Certes, ce décrochage est d’abord dû à la croissance exponentielle de la marine chinoise. Et l’on ne saurait comparer une puissance comme le Royaume-Uni à un pays qui rivalise aujourd’hui avec les États-Unis. Néanmoins, le rappel de cette époque où la PLAN passait pour une flottille à vocation littorale comparé à la marine de Sa Majesté n’est pas inutile si l’on songe au discours naval britannique contemporain un brin triomphaliste, indissociable de la doctrine de Global Britain consacrée par Boris Johnson dans son Integrated Review du 16 mars 2021. L’on y découvre les contours de la puissance de l’Union Jack à l’horizon 2030, près de quinze ans après le vote du Brexit : cette rupture historique avec l’UE ne serait finalement pas la marque d’un isolement, fût-il splendide, mais bien plutôt d’une ouverture. Pour Londres, l’Europe était finalement un espace trop étroit, et c’est à l’échelle du monde que les Britanniques doivent désormais se projeter, et notamment en Asie, où réside la croissance.

Quelques jours plus tard la même année, le 22 mars, le Premier ministre présenta la traduction militaire de cette ambition géopolitique. Baptisé Defence in a Competitive Age, cette feuille de route favorise très nettement la Royal Navy, au détriment en particulier de l’armée de terre. « J’ai lancé le plus grand programme d’investissement dans la défense depuis la fin de la guerre froide », clame Boris Johnson, qui estime que, « parmi les pays européens, le Royaume-Uni a des intérêts, des partenariats et des capacités uniques à l’échelle mondiale ». La Chine ? Une « rivale systémique ». Le théâtre « indopacifique » ? L’expression est employée 25 fois dans le texte. Les Anglais n’ont pas perdu la raison au point de se rêver derechef en superpuissance régionale en Asie. Toute la stratégie de Global Britain s’inscrit dans une logique de partenariats divers, avec les États-Unis, mais aussi avec les nations du Commonwealth de sorte à réunir l’anglosphère dans son ensemble, via l’OTAN bien sûr, mais aussi la nouvelle alliance Aukus (Australie, Royaume-Uni, États-Unis) que les Français ont découvert pour leur plus grand malheur en septembre 2021 après le déchirement brutal du « contrat du siècle ».

 

Rule the waves ?

Pour le pays qui a fait de Rule, Britannia ! Britannia, rule the waves ! un quasi-hymne national, cette grande stratégie ne pouvait exister sans renouveau de la Royal Navy. Dès novembre 2020, Boris Johnson annonçait vouloir « restaurer sa grandeur » et rétablir son statut de « plus importante puissance navale en Europe ». Une telle formule, il y a quelques décennies, aurait fait sourire… La flotte britannique, la première d’Europe ? N’est-ce pas un pléonasme ? Et pourtant, en 2001, la marine nationale se dota du Charles-de-Gaulle, premier et encore seul porte-avions non américain à propulsion nucléaire et de l’architecture aéronavale la plus aboutie, dite Catobar – catapultes pour le décollage des aéronefs et brins d’arrêt automatiques pour leur appontage. Dans le même temps, les trois porte-aéronefs légers britanniques Invincible, qui mettaient en œuvre des Sea Harrier à décollage court et atterrissage vertical (STOVL), tiraient lentement leur révérence et, en 2014, la Royal Navy perdait même le statut de puissance aéronavale avec la décommission du dernier d’entre eux.

Heureusement pour le drapeau de saint Georges, les deux porte-avions de classe Queen Elizabeth sont admis au service actif en 2017 et 2019… mais ils doivent attendre encore quelques années pour recevoir leurs avions – ce qui leur vaut quelques moqueries françaises –, des F-35B américains, la version STOVL du F-35. Qu’importe pour la Royal Navy, la suprématie navale britannique en Europe est rétablie : les deux nouveaux flagships, si reconnaissables avec leurs deux îlots séparés, sont massifs avec un déplacement supérieur à 60 000 tonnes, le triple de leurs prédécesseurs. C’est aussi près de moitié plus que le Charles-de-Gaulle, et les Britanniques en ont deux ! Les Français, qui ne diraient pas non dans l’absolu à un « PA2 », savent en même temps qu’adjoindre un sistership à leur fleuron serait financièrement irréalisable dans la mesure où Paris a fait le choix de l’architecture la plus coûteuse. Malgré ses deux super carrier – expression utilisée par le First Sea Lord britannique, et qui a fait sourire de ce côté-ci de la Manche et outre-Atlantique également –, Londres ne dispose toujours pas du saint Graal. Les capacités aéronavales britanniques demeurent structurellement limitées par l’architecture des deux navires, dont l’autonomie est limitée faute de propulsion nucléaire et qui ne permettent pas de déployer des avions de guet aérien – type AWACS – faute de catapultes et de brins d’arrêt. Et, alors que le Queen Elizabeth et son sistership vogueront jusqu’en 2050 au moins, le PANG, successeur du Charles-de-Gaulle prévu pour entrer en service en 2038, deviendra à cette date le plus grand navire européen (75 000 tonnes et 305 mètres) et disposera des technologies les plus abouties (catapultes électromagnétiques). La marine nationale pèse certes moins lourd que la Royal, mais elle demeure la seule « marine complète » d’Europe et l’une des deux au monde avec les États-Unis – et bientôt la Chine.

L’esbrouffe britannique

Londres renouvelant par ailleurs ses sous-marins nucléaires d’attaque – sept Astute ont été admis ou doivent être admis au service actif entre 2010 et 2026, soit un de plus que le format des SNA français –, le grand enjeu pour la Royal Navy est désormais la mise à niveau de sa flotte de surface. À cet égard, sur le papier, les Britanniques conservent un écart favorable avec la marine nationale puisqu’ils alignent 19 destroyers et frégates – c’est néanmoins près de deux fois moins qu’en 1997 au moment de la sortie de Demain ne meurt jamais… – contre 15 frégates de l’autre côté de la Manche. Mais sur ces 15, les Français en ont renouvelé 10 : fin 2022, les deux frégates de défense aérienne Horizon et les huit frégates européennes multimissions (Fremm) Aquitaine seront toutes commissionnées tandis que la construction des cinq futures frégates de défense et d’intervention Amiral Ronarc’h a déjà commencé.

Les Britanniques, eux, ne peuvent compter comme navires modernes que sur leurs six destroyers Daring de type 45. Et encore, en raison de la fragilité de leur propulsion, ces destroyers offrent un taux de disponibilité extrêmement faible. Quant aux 13 frégates Duke de type 23, mises en service entre 1990 et 2002, elles commencent sérieusement à accuser leur âge. En mars 2021, quand Boris Johnson annonce vouloir porter à 24 le nombre de destroyers et de frégates, contre 19 aujourd’hui, c’est donc bel et bien un programme d’une grande ambition qu’il affiche puisqu’il consiste à étendre le format de la flotte de surface alors même que son simple renouvellement apparaît déjà comme une gageure pour Londres. La construction des huit frégates City de type 26, qui sont un peu l’équivalent de nos Fremm, a commencé en 2017, mais le premier exemplaire ne sera pas livré avant 2025, et le dernier probablement entre 2030 et 2035. Quant aux cinq frégates de type 31, plus légères et faiblement armées, la mise sur cale de l’unité de tête n’a eu lieu que cette année. Le nouveau projet de frégates de type 32 – probablement cinq unités – annoncé par Boris Johnson en 2021 n’est donc pas près d’aboutir. Le Premier ministre a même annoncé un destroyer de type 83, successeur des types 45 qui ne prendront pourtant leur retraite qu’entre 2045 et 2050. L’ambitieux programme naval britannique relève donc en partie d’un habile coup de communication qui a consisté, pour Boris Johnson, à tellement déplacer le curseur vers la droite sur l’axe des temps que les projets fourmillent nécessairement.

À ce rythme, la marine nationale, qui, en matière de frégates, ne voit pas plus loin que 2030 avec la fin de la construction des FDI, paraît bien peu ambitieuse. Mais il y a un biais : il est certain qu’à l’horizon où communiquent les Britanniques, un nouveau programme de frégates sera aussi sur pied, de même que le format de la flotte aura probablement été relevé de 15 et 18. Là aussi, « BoJo » embellit quelque peu la réalité : au regard de leur armement, les frégates de types 31 et 32 ne peuvent être considérées comme des bâtiments de premier rang, mais plutôt comme des patrouilleurs hauturiers. À cet égard, la France disposera aussi dans la décennie 2030 d’au moins six European Patrol Corvette beaucoup mieux armées – des missiles antiaériens Aster et des moyens de lutte anti-sous-marine sont évoqués – que les frégates de surveillance Floréal construites aux normes civiles qu’elles remplaceront.

Il y a donc dans les annonces grandiloquentes et les chiffres fastueux des Britanniques un peu d’esbroufe, mais cela témoigne au moins d’une volonté manifeste. En face, l’incertitude à moyen terme du format de la marine nationale témoigne probablement aussi en creux d’une hésitation moins heureuse. Surtout, au-delà de savoir laquelle des deux marines européennes sera la plus puissante – notion à bien des égards artificielle –, tant la Royal Navy que la marine nationale témoignent surtout du déclassement naval du continent européen face aux marines asiatiques en pleine expansion. Les frégates européennes sont sans conteste d’excellents navires, mais aucune d’entre elles n’est réellement comparable aux destroyers les plus modernes des marines américaine ou asiatiques, plus imposants, plus polyvalents et mieux pourvus en silos de missiles – 48 pour les Aquitaine françaises ou les Daring britanniques contre 64 à plus de 100 pour la plupart des grands capital ships contemporains. C’est là encore une vieille leçon de l’univers de James Bond : donner l’impression, en pleine guerre froide, d’un Empire britannique qui affronte encore en tête-à-tête des géants politiques, avec les États-Unis en simple soutien. La réalité est bien sûr tout autre : le Royaume-Uni n’est qu’une « puissance moyenne », certes à « vocation mondiale » comme la France, et sa flotte dépend directement et massivement des technologies américaines, contrairement à la marine nationale. Mais Boris Johnson, non sans talent rhétorique et volonté politique, montre aussi à sa manière que « demain ne meurt jamais ». La Royal Navy non plus.

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À propos de l’auteur
Alexis Feertchak

Alexis Feertchak

Journaliste, diplômé de Sciences Po Paris, Alexis Feertchak est chef de service au Figaro et créateur du journal iPhilo.ff

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