<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Porc-épic ou crevette vénéneuse ? Stratégies militaires de Taïwan et de Singapour

13 avril 2023

Temps de lecture : 4 minutes

Photo : Soldats du ROC(Republic Of China)Army Hualien-Taitung Defense Command avec une mitrailleuse légère T75

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Porc-épic ou crevette vénéneuse ? Stratégies militaires de Taïwan et de Singapour

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Les dépenses militaires chinoises sont aujourd’hui équivalentes à la somme des dépenses militaires des autres États de l’Indopacifique. L’écart est particulièrement important, et se creuse, avec les petites puissances. Selon le Sipri, Pékin dépensait près de 300 milliards de dollars en 2021, contre seulement une dizaine de milliards pour Taipei ou Singapour. Cependant, loin d’être l’apanage des seules grandes puissances, des doctrines militaires pertinentes sont formulées depuis des décennies par ces États. Les concepts et modèles stratégiques ainsi créés s’adaptent au fil de l’évolution des menaces et du renforcement des capacités nationales. 

L’étude géopolitique de l’Indopacifique s’organise ces dernières années autour de la rivalité sino-américaine, selon le concept classique de la rivalité hégémonique. Bien que pertinente, cette vision obère une partie non négligeable des aspects stratégiques, en particulier la capacité des petites puissances. Or, le conflit en Ukraine l’a montré, la logique du faible au fort peut s’avérer payante en faisant dérailler militairement une grande puissance. L’étude de la pensée stratégique des « petits » de l’Indopacifique s’avère de ce fait indispensable pour disposer d’une compréhension exhaustive de la région, à commencer par Taïwan et Singapour, archétypes de ce dynamisme militaire.  

Taïwan au prisme de la stratégie du « porc-épic »

Si la défense de Taïwan fait l’objet de nombreuses études, le prisme taïwanais est assez souvent passé sous silence ou ramené soit au cadre de la protection américaine, soit à un rapport quantitatif brut avec les capacités chinoises. Cette confusion entre moyens militaires et capacités opérationnelles est préjudiciable à plus d’un titre. Elle induit mécaniquement la victoire de la grande puissance, ne centre l’analyse doctrinale que sur les concepts de celle-ci, et oublie de prendre en compte les principes élémentaires de la guerre (frictions, réciprocité des actions, supériorité de la défensive, forces morales, etc.). 

Tout l’enjeu de la doctrine taïwanaise est justement d’accroître ce décalage entre capacités numériques et efficacité opérationnelle, pour que la supériorité quantitative chinoise ne permette pas l’atteinte de ses objectifs. C’est dans ce cadre qu’a été formulée officiellement depuis 2017 une conception défensive intégrale (overall defense concept), souvent traduite sur le plan de la doctrine militaire par l’application de la stratégie dite du « porc-épic1  ». Adapté aux capacités nationales et centré sur l’exploitation des faiblesses adverses2, un modèle stratégique de défensive asymétrique multicouche est mis en œuvre. 

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Il consiste en la construction d’un ensemble de capacités de déni d’accès qui – sur le modèle des premières phases du conflit en Ukraine – sera suffisante pour briser l’élan offensif ennemi. Consciente de ses faiblesses, Taïwan ne cherche pas à défaire les armées chinoises dans leur intégralité, mais bien à détruire les capacités d’invasion pour désarmer l’adversaire et assurer sa survie. Pour ce faire, l’accent est mis sur les moyens d’interdiction à bas coûts (missiles portatifs anti-air, antichars, antinavires) permettant un usage en masse pour créer des zones contestées, combinant à terre une défense renforcée des zones urbaines (terrain par nature délicat pour l’attaquant) et en mer une manœuvre de guérilla freinant l’avancée ennemie et infligeant des pertes aux éléments de transport. La doctrine taïwanaise, bien qu’exprimée succinctement, apparaît adaptée à la menace selon un rapport objectifs/moyens cohérent, représentant de ce fait un défi non négligeable pour la Chine. 

 Carte des différentes zones maritimes

Singapour et une stratégie militaire évolutive en fonction du développement 

Le cas singapourien, bien qu’exprimant certaines similitudes avec Taïwan, est davantage encore révélateur de l’importance de la vision stratégique des petites puissances indopacifiques du fait de son succès. Si la cité-État est devenue en quatre décennies la première puissance militaire et économique d’Asie du Sud-Est, elle le doit en grande partie à sa vision stratégique, dont la formulation consciente et officielle offre un aperçu de la progression militaire et doctrinale d’une petite puissance.

Afin de garantir la survie de l’État à la suite de l’indépendance de 1965, une stratégie dissuasive centrée sur la défense ferme du pays entraînant des coûts démesurés à l’adversaire vis-à-vis des gains espérés a été mise en œuvre, une stratégie dite de la « crevette vénéneuse ». Ensuite, dans les années 1980, du fait du développement économique et de l’acquisition de capacités militaires accrues, la doctrine singapourienne a évolué pour permettre une projection préemptive limitée à l’étranger proche afin de stopper l’élan offensif ennemi, une stratégie dite du « porc-épic ». Le développement continu du pays, notamment en matière de technologies de pointe, lui a permis de franchir une nouvelle étape capacitaire et doctrinale au début des années 2000 avec le passage progressif à une nouvelle génération de forces armées (3G SAF). Ce modèle, qui arrivera à maturité complète en 2030, est centré sur la stratégie dite du « dauphin », une référence à son agilité et à son intelligence qui symbolise le modèle de guerre rapide et décisive par la haute technologie et l’interconnexion des forces. Dans ce cadre, la cité-État chercher à avoir la capacité à désarmer l’adversaire par une offensive éclair grâce à une armée intégrée et de haute technologie3. 

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Ce survol de la doctrine singapourienne et de son adaptation permet de mettre en exergue la capacité d’un petit État de la région à devenir une puissance à la capacité militaire conséquente. Il démontre également que du développement de la pensée stratégique d’une nation découle souvent une maximisation des intérêts politiques. Construite autour de la notion de « Total Defense », héritée de l’aide israélienne dans les années suivant l’indépendance, cette conception large de la défense entraîne de facto une logique grande stratégique en définissant une politique étrangère augmentant la puissance nationale sur le long terme par le développement conjoint des volets militaires, économiques et diplomatiques. Une perspective assumée par les autorités politiques du pays. 

Certains petits États de l’Indopacifique présentent une pensée militaire aboutie, dont l’interconnexion avec la politique étrangère entraîne une dimension grande stratégique manifeste. Loin de l’image commune, ils apparaissent comme des puissances à prendre en compte, dont l’analyse s’avère indispensable pour disposer d’une juste compréhension des dynamiques géopolitiques de la région. 

1 Pak Shun Ng, From ‘poisonous shrimp’ to ‘porcupine’: an analysis of singapore’s defence posture change in the early 1980s, National Library of Australia, 2005, p. 35-40.

2 Aussi bien capacitaires (vulnérabilité des avions aux missiles portatifs) qu’opérationnelles (un assaut amphibie d’ampleur étant une des missions tactiques les plus complexes, le débarquement allié du 6 juin 1944 étant un bon exemple de ces difficultés).

3 MINDEF Singapore, « 3G SAF », mindef.gov.sg, 2021.

À propos de l’auteur
Thibault Fouillet

Thibault Fouillet

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