La conversation et les bonnes manières ont à voir avec la politique. Si l’association de la politesse et de la chose publique surprend de prime abord, Frédéric Rouvillois démontre, dans un livre d’histoire et de réflexions, que les deux sont indissociables.
Professeur de droit public et écrivain, Frédéric Rouvillois est l’auteur d’une œuvre consacrée à l’histoire de la politesse, des mœurs et des représentations politiques. Il vient de publier Politesse et politique (Le Cerf, 2024).
Propos recueillis par Alban de Soos.
Comme vous l’expliquez au début de votre ouvrage, le lien entre politique et politesse peut sembler en apparence contradictoire. Comment avez-vous été inspiré à établir une comparaison entre ces deux notions ?
Tout d’abord, pour des motifs à la fois personnels et professionnels. D’une part, mon intérêt pour la politesse remonte à longtemps, avant même mon premier ouvrage significatif sur la question, l’Histoire de la politesse de la révolution à nos jours, paru en 2006. D’autre part, en tant que professeur de droit constitutionnel, les questions institutionnelles et politiques se trouvent naturellement au cœur de mon métier. Je passe ainsi mes journées à étudier et à enseigner ces sujets. La corrélation entre les deux domaines m’est alors apparue évidente.
Pour ce qui est de la politesse s’ajoute le fait que dans les facultés de droit, nous avons souvent recours à des comparaisons avec les normes morales pour expliquer la notion de règle de droit aux étudiants novices. Le problème, c’est que les normes morales sont beaucoup plus compliquées à saisir que les règles de droit. Il est paradoxal de vouloir enseigner des concepts simples en utilisant des exemples complexes. En revanche, la comparaison entre les règles juridiques et les règles de politesse s’avère bien plus aisée sur tous les plans : tout le monde sait évidemment de quoi il s’agit. Fondamentalement, la seule différence entre les deux réside dans l’autorité émettrice de la règle : la puissance publique pour les règles de droit, le groupe social pour les règles de politesse. Ainsi, le rapprochement entre les deux sphères s’avère particulièrement éclairant.
Dans chaque société, on retrouve une norme globale, représentée par la règle de droit, la loi, et une norme plus spécifique, incarnée par la règle de politesse, les codes de savoir-vivre. Or, ces normes de comportement convergent forcément.
Ce constat m’a conduit à explorer davantage la similitude entre les termes, « politesse » et « politique », dont les cinq premières lettres sont identiques. Ce n’est pas un hasard, comme je le montre à propos d’autres termes apparentés : la civilité et la cité, la ville (urbs en latin) et l’urbanité, la courtoisie et la cour. Ce champ lexical récurrent dans toutes les langues européennes suggère une connexion profonde et intentionnelle.
En y réfléchissant, il devient évident que les règles de politesse et les règles juridiques poursuivent en définitive le même objectif : permettre à la société de fonctionner harmonieusement, en évitant les frictions, les conflits et en dernier lieu les violences entre les individus, qui pourraient en menacer l’existence.
À la conclusion de votre livre, vous mettez en lumière le fait que la politesse nécessite une certaine forme d’égalité, mais qu’elle s’efface lorsque l’égalité est absolue. Dans cette optique, et comme le souligne Tocqueville dans son œuvre, est-il possible que la passion pour l’égalité (en démocratie) ait érodé la politesse à notre époque, notamment avec la montée de comportements violents dans la société ?
Effectivement, Tocqueville souligne l’existence d’une passion pour l’égalité, et l’égalité totale entraîne la disparition de la politesse. On a pu le constater dans les pays où un système strictement égalitaire avait été instauré, comme dans la France jacobine de la Terreur, entre 1792 et 1794, dans la Russie bolchevique après 1917, dans la Chine de la révolution culturelle en 1966, ou dans le Kampuchéa démocratique de Pol Pot en 1975. Dans de tels systèmes, où les individus ne sont plus que des numéros, des êtres interchangeables, des éléments de la masse, la politesse serait, au mieux, considérée comme une relique archaïque et aberrante à jeter aux oubliettes, au pire, comme la preuve que l’on est un contre-révolutionnaire, un ennemi du peuple, et que l’on mérite d’être éliminé.
À l’heure actuelle, dans la France contemporaine, je ne pense pas cependant que la montée des incivilités et des violences soit liée à cette passion de l’égalité. Dans le contexte actuel, notamment dans nos sociétés de consommation où la compétition pour la possession et la consommation prime tout, cette « passion » décrite par Tocqueville me semble d’ailleurs avoir du plomb dans l’aile, y compris à gauche : d’autres facteurs entrent en jeu pour expliquer la montée des incivilités.
En évoquant l’anecdote du roi Louis XIV, qui a tenu l’escabeau pour un ouvrier réparant une horloge, vous avancez l’idée qu’en présence d’une figure de pouvoir dont les paroles et les actions sont largement médiatisées et imitées dans la société, un phénomène d’imitation peut se produire au sein de cette société. Aujourd’hui, pouvons-nous interroger la responsabilité des politiciens dans le déclin des normes de savoir-vivre ? Notamment en utilisant la politesse à des fins politiques, par exemple pour des gains populistes en transgressant les codes.
Le problème réside ici dans la question du modèle : celui que l’on désire imiter, et pourquoi. Si Louis XIV pouvait être considéré comme un modèle pour la cour et au-delà, c’est parce qu’en tant que roi, il incarnait une figure paternelle et l’autorité suprême, ce qui légitimait son comportement comme exemplaire pour ses sujets.
En revanche, il est tout aussi évident que les puissants d’aujourd’hui, députés, sénateurs, ministres, voire président de la République, ne bénéficient pas de cette aura qui entourait le roi de l’Ancienne France. Lorsque les hommes politiques sont méprisés ou regardés de travers, perçus comme corrompus, incompétents ou lâches, ils ne peuvent plus guère être des modèles à suivre. À cet égard, il y a un décalage entre Louis XIV, le Roi-Soleil, et le pauvre Louis XVI d’après 1789. Quant aux politiciens d’aujourd’hui, ils ne constituent des modèles, ni dans un sens ni dans l’autre. On ne peut être un modèle que dans certaines conditions. Le fait que le président de la République ne soit élu que par une partie de la population et que son mandat soit limité dans le temps contribue à cette absence de modèle. Les Français savent d’où il vient et qu’il ne sera plus là dans quelques années, ce qui rend difficile pour lui de représenter un exemple à imiter.
Ainsi, lorsque le président se montre poli ou impoli, cela répond à d’autres motivations que celle de servir d’exemple de comportement pour les citoyens, comme Emmanuel Macron n’a cessé de le montrer depuis 2017.
La décadence du pouvoir politique conduit inévitablement à un déclin des normes sociales. Avant son effondrement, Rome a connu une détérioration de ses mœurs et de son savoir-vivre. Dans le contexte actuel, la montée de la violence et de la décivilisation en France ne sont pas des signes annonçant la fin d’un système.
Effectivement, l’une des principales causes de la dépolitisation et de la décivilisation semble être le sentiment croissant de désaffiliation des individus envers leur pays ou groupe social où ils sont nés. Cette déconnexion conduit à une moindre implication dans la politique et à une diminution du respect des règles du savoir-vivre dans la vie quotidienne. Lorsque les individus ne se sentent pas véritablement liés à leur collectivité, pourquoi s’embêter à respecter les lois ou à s’investir dans la vie politique pour servir l’intérêt général ?
Or, aujourd’hui, le comportement hyper-individualiste, utilitariste, égoïste et déraciné renforce cette déconnexion et réduit l’importance accordée à la politique et à la politesse dans la vie quotidienne. Face à cette réalité, on peut se demander si nous n’assistons pas à « la fin d’un monde », comme l’évoquait Patrick Buisson dans l’un de ses derniers ouvrages.
Il reste à voir s’il est possible de faire marche arrière et de retrouver un sentiment d’appartenance et de cohésion sociale. Cela nécessiterait sans doute des efforts considérables, à la fois individuels et collectifs pour reconstruire des liens et des valeurs communes au sein de la société.
La politesse, les conventions sociales et l’étiquette peuvent être perçues comme des symboles politiques, historiques ou religieux. Ainsi, dans le passé, il y a eu une volonté de renverser les normes de l’ancien régime, de la société patriarcale et du modèle familial traditionnel. Par conséquent, ne peut-on pas considérer que la perte de savoir-vivre découle en partie de ces aspirations ? De plus, comme vous le soulignez, les individus prennent conscience de l’importance de la politesse uniquement lorsqu’elle fait défaut.
C’est en effet une histoire longue, même si l’on se concentre uniquement sur la France. Avant la Révolution, il existait un savoir-vivre sophistiqué diversifié, mais largement partagé. Cependant, la Révolution a brisé cet équilibre, et l’ère napoléonienne a initié sur les ruines fumantes laissées par les révolutionnaires la construction d’une nouvelle politesse, une politesse codifiée, bourgeoise, qui a persisté avec des hauts et des bas jusqu’à nos jours.
Le déclin de cette politesse bourgeoise a en fait commencé après la Première Guerre mondiale, un déclin qui aboutit à Mai 68 et aux années suivantes. Mais elle a commencé à revenir en force à partir du milieu des années 80. Il y a alors une prise de conscience de ce que, dans une société où la politesse est absente, une nouvelle forme d’inégalité émerge : les riches et les puissants continuent à être traités avec courtoisie, tandis que les plus pauvres et les plus faibles, ceux qui en théorie en auraient le plus besoin, en sont privés. Cette prise de conscience se produit lorsque la politesse décline, mais aussi lorsque le pays traverse des crises, entraînant une fragilité sociale accrue pour les plus modestes. Ces personnes réalisent alors que le respect et la politesse qui existaient autrefois étaient précieux. Et devraient être restaurés.
En somme, ce n’est pas tant le déclin de la politesse qui suscite le désir de politesse, mais plutôt une compréhension des conditions politiques, sociales et économiques difficiles qui rendent évidente l’injustice de traitement entre les différentes strates de la société.
Comme vous l’expliquez, la politesse et la politique sont étroitement liées ; la politesse dépend d’une politique sécuritaire efficace garantissant son développement. Cependant, pour qu’il y ait une puissance souveraine, il faut une population, un territoire et de la politesse, avec des groupes dotés d’un minimum de stabilité. Ainsi, peut-on dire que la politesse préexiste au politique, mais a besoin de celui-ci pour perdurer et se développer pleinement ?
Je dirais non. Je pense que tout vient un peu en même temps, au moins pour les bases de la société. Au fond, pour qu’un groupe social puisse naître, se développer et survivre, il faut des moyens de communication, un langage, il faut les moyens de régler les rapports patrimoniaux et les conflits graves, donc le droit. Il faut également une instance qui puisse établir ces règles de droit et les sanctionner, donc l’autorité politique. Et il faut enfin, au niveau le plus modeste des rapports quotidiens, quelque chose qui mette de l’huile dans les rouages, un lubrifiant susceptible de rendre ces rapports aussi fluides, aussi faciles que possible : c’est le rôle de la politesse. Ces quatre éléments sont indispensables, et l’histoire politique et culturelle prouve qu’ils ne peuvent pas réellement exister, ou fonctionner, les uns sans les autres.
Ainsi, la politesse est peut-être la quatrième roue du carrosse : la moins importante, peut-être, mais sans laquelle le carrosse ne pourrait avancer de façon équilibrée et durable.