<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Un pôle peut en cacher un autre

28 décembre 2020

Temps de lecture : 5 minutes

Photo : Anvers Island, Antarctica (c) Unsplash

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Un pôle peut en cacher un autre

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L’Antarctique fait moins parler de lui que l’Arctique. La principale raison à cela est qu’il se trouve au bout du monde, à l’écart des grandes puissances, situées pour la plupart dans l’hémisphère Nord. Il a si peu d’intérêt pour celles-ci qu’il a fait l’objet d’un traité qui en interdit l’appropriation. Pour autant, peut-on vraiment considérer qu’il restera toujours à l’écart des convoitises ?

Si la région située au-dessus du cercle polaire arctique, le Grand Nord, est peuplée et connaît des activités humaines de longue date, il n’en va pas de même pour le « Grand Sud ». On peut déjà noter qu’il commence au 45e parallèle (1), latitude au sud de laquelle le seul espace réellement peuplé est la Patagonie, la transition commençant même au 35e parallèle, là où finissent l’Afrique du Sud et l’Australie. Outre cette « péninsule » sud-américaine, cet espace se compose du continent Antarctique, inhabitable sans support extérieur, entouré de l’océan Austral, un espace où les conditions météo sont très difficiles avec les Quarantièmes hurlants et les Cinquantièmes rugissants, ledit océan étant parsemé de quelques îles à peine plus habitables que le continent voisin.

Un jeu entre puissances régionales

Il a fallu attendre la fin du xviiie siècle pour voir les explorateurs visiter régulièrement cette région du monde, alors largement méconnue, à l’exception bien sûr de la Patagonie. Quant au continent Antarctique, ce n’est que vers 1820 que plusieurs expéditions l’identifient en tant que tel. L’exploration devient effective au tournant des xixe et xxe siècles avec la multiplication des expéditions, celle du Norvégien Roald Amundsen étant la première à toucher le pôle Sud en décembre 1911.

Après la Seconde Guerre mondiale, l’implantation de bases scientifiques permet une présence régulière, voire permanente. Toutefois, aujourd’hui, de nombreuses zones d’ombre subsistent, comme l’atteste la découverte récente d’une source de chaleur inconnue sous la calotte de glace. La subsistance de rumeurs et de légendes urbaines, par exemple sur la présence de bases secrètes, est un excellent exemple du fait qu’il s’agit de « l’ultime nouvelle frontière » sur une planète où la plupart des terres émergées ont été largement explorées.

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Contrairement à l’Arctique qui voit les États-Unis et la Russie se regarder en chiens de faïence, aucune grande puissance mondiale n’est riveraine de l’Antarctique. On compte la Nouvelle-Zélande, l’Australie, le Chili et l’Argentine, qui revendiquent d’ailleurs un morceau du continent Antarctique, ainsi que l’Afrique du Sud, qui possède l’archipel du Prince Édouard.

On note aussi la présence de trois puissances coloniales de l’hémisphère Nord, même si le terme peut se discuter dans la mesure où il n’y a pas de populations autochtones. Il y a d’abord la France, qui possède quelques archipels dont les Kerguelen et exprime des revendications sur la terre Adélie. Il y a également la Norvège, qui possède les îles Bouvet et Pierre Ier, et revendique la Terre de la Reine Maud, ces territoires constituant son seul outremer lointain. Le Royaume-Uni, enfin, détient plusieurs îles et archipels, comme la Géorgie du Sud, les Orcades du Sud et les Sandwich du Sud, et revendique également « son » morceau du continent. Les possessions et revendications britanniques entrent en conflit frontal avec celles de l’Argentine, et la seule guerre significative de la région (2) s’est d’ailleurs produite entre ces deux États au sujet des îles Malouines en 1982 (3). Ce type de tension entre ancienne puissance coloniale, qui conserve des confettis d’empire dépourvus de population autochtone, et pays émancipé qui réclame la maîtrise de son pré carré n’est toutefois pas exceptionnel, on peut penser à l’île française de Clipperton qui est revendiquée par le Mexique.

À la présence territoriale des États se superpose celle des bases scientifiques. Elles ne sont pas censées créer un droit à posséder ou utiliser de façon privilégiée les différents territoires sur lesquels elles sont implantées, mais elles n’en permettent pas moins de marquer une présence. Une vingtaine d’États disposent d’au moins une base, et si certaines présences n’ont vraisemblablement pas de grande signification géopolitique comme dans le cas de la Belgique ou de la Pologne, la question se pose bien sûr dans d’autres termes dans le cas d’États ayant des revendications territoriales comme l’Argentine et le Royaume-Uni, ou encore de puissances ayant une ambition globale comme les États-Unis, la Russie, agissant dans la continuité de l’URSS, ou encore la Chine.

Des ressources faibles

Du reste, cette région possède peu de ressources, celles-ci ont d’ailleurs généré une première présence humaine dès le xixe siècle dans les archipels de l’océan Austral. En l’espèce, c’est la pêche, en particulier celle à la baleine, qui a amené des milliers de pêcheurs et d’ouvriers à s’aventurer dans cette région hostile et à occuper des colonies dédiées à cette activité, comme Grytviken en Géorgie du Sud ou Port-Jeanne-d’Arc aux îles Kerguelen. Au xxie siècle, la pêche reste toujours une activité majeure, même si les navires s’intéressent plutôt à des espèces comme la légine, et si le traitement ne se fait plus dans des bases avancées.

Une autre navigation est devenue monnaie courante dans ces eaux : la croisière. Cette activité, qui s’est fortement développée dans le Grand Nord, transporte aussi ses passagers vers les régions froides du Sud, des armateurs s’étant spécialisés comme la Compagnie du Ponant. Le succès est réel, même si la présence de touristes dans cette région pose parfois question, notamment quant à un éventuel sauvetage en cas de nécessité (4).

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Quant aux ressources minières et pétrolières, peu de découvertes ont été effectuées jusqu’ici, sauf un peu de pétrole aux Malouines, difficile à exploiter cependant. Toutefois, des ressources potentielles de pétrole, de charbon, de fer, voire de diamant semblent y être disponibles, ce qui ne peut qu’attiser les appétits.

Le droit international gèle les ambitions… en théorie

Sur cet aspect des ressources, il faut distinguer le cas des îles de l’océan Austral, soumises au « droit commun », de celui de l’Antarctique lui-même (5), qui relève d’un traité signé en 1959 selon lequel ce territoire doit rester exclusivement destiné à des usages pacifiques. Le protocole de Madrid de 1991 renforce même ces dispositions en y ajoutant des règles relatives à la protection de l’environnement, interdisant par exemple l’exploitation des ressources minérales (6). L’information selon laquelle le traité et l’ensemble de ses dispositions devaient expirer en 2048 s’est répandue comme une traînée de poudre ces dernières années, alors que la réalité est un peu différente. En effet, les dispositions du protocole de Madrid permettent, à compter de cette échéance, de réexaminer son fonctionnement, mais il continuera à s’appliquer si rien n’est fait. Bien sûr, la découverte de gisements à exploiter serait de nature à réaliser un tel scénario, mais la question se pose déjà depuis 2011 puisque plusieurs nations, au premier rang desquelles la Russie, ont envisagé de faire de la prospection, ce qui les conduirait à renoncer à appliquer les dispositions du traité, et donc in fine, à le vider de sa substance.

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En fait, plus que le droit international, c’est très certainement la faiblesse des ressources accessibles qui a fait de l’Antarctique un terrain neutre de l’humanité, à l’instar des corps célestes comme la Lune. Et en l’absence de peuplement significatif, c’est très certainement ce dernier facteur qui déterminera, seul, l’avenir de cette région du monde et la nature de la rivalité entre les puissances.


  1. Latitude à laquelle se trouvent, dans l’hémisphère nord des villes comme Bordeaux, Venise ou Sébastopol. Par ailleurs, le village permanent le plus au sud, Puerto Toro, est à 55° de latitude, tandis qu’au nord, Ny-Alesund est proche des 80° de latitude.
  2. Les îles Malouines se trouvent cependant en limite de l’espace Antarctique.
  3. Un autre incident notable a eu lieu autour de l’île Marion, appartenant à l’Afrique du Sud, avec la détection par les Américains de signaux correspondant à un essai nucléaire, en 1979.
  4. Le sauvetage du navire russe Akademik Shokalskiy, durant l’été austral 2013-2014, a ainsi fait polémique en raison des risques qu’ont dû prendre les secours pour sauver les occupants du navire, parmi lesquels des touristes.
  5. Selon les termes du traité, il s’agit de l’espace situé au sud du 60eparallèle, à l’exception des zones relevant du régime juridique de la haute mer.
  6. Une tolérance étant prévue pour la recherche scientifique.
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Photo : Anvers Island, Antarctica (c) Unsplash

À propos de l’auteur
Jean-Yves Bouffet

Jean-Yves Bouffet

Officier de la marine marchande.

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