De Gergovie à la Limagne

15 juillet 2021

Temps de lecture : 9 minutes

Photo : Vue sur la plaine de la Limagne © Daniel Debost

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De Gergovie à la Limagne

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Gergovie, une victoire introuvable dans une plaine de basse montagne, celle de la Limagne. Voyage dans le Puy de Dôme, au milieu de la chaîne des Puys, des stations thermales et des villes d’eaux dans ce que l’Auvergne offre de plus typique.

Les lecteurs d’Astérix sont au courant : personne ne sait où est Alésia ! En revanche, Gergovie, tout le monde sait que c’est à côté de Clermont-Ferrand. Mais si Goscinny et Uderzo voulaient écrire aujourd’hui leurs albums, ils seraient sans doute surpris de la tournure prise par le débat depuis un demi-siècle : alors que les fouilles poursuivies à Alise Sainte Reine sous la direction de Michel Reddé ont confirmé que ce site, orné d’une statue monumentale de Vercingétorix sur ordre de Napoléon III, était sans aucun doute celui de la défaite du chef arverne en 52 avant JC, au grand dam des autres candidats comme Alaise ou Chaux des Crotenay, les campagnes archéologiques autour de Clermont ont rendu les historiens perplexes quant à la localisation précise de Gergovie.

Conflit de mémoires

C’est aussi Napoléon III qui imposa le plateau à un plateau alors appelé « plaine de Merdogne », situé à une dizaine de kilomètres au sud de Clermont-Ferrand, comme lieu de la victoire gauloise. Le 11 janvier 1865, un décret rebaptisait le village de Merdogne « Gergovie », non sans arguments littéraires (l’identification étant proposée dès le XVIe siècle par un humaniste italien), toponymiques (une ferme y portait ce nom depuis le Xe siècle), topographiques (le plateau culmine à plus de 700 m d’altitude, soit quelque 400 m au-dessus de la plaine environnante ce qui paraît indispensable à un site défensif), et enfin archéologiques, les premières fouilles remontant au XVIIIe siècle. Tout imparfaites que soient ces dernières, elles semblent confirmées par celles organisées dans les années 1860 à la demande de l’empereur.

L’omniprésence de Louis-Napoléon Bonaparte dans ce débat pourrait surprendre. De fait, l’empereur était fasciné par Jules César, dont il publia d’ailleurs une biographie en 1865-66, comme en écho au Précis des guerres de Jules César de son oncle. Le message d’Alésia était double : sur le socle de la statue du chef gaulois érigée en 1865 – et qui arbore, dit-on, les traits de l’empereur lui-même – figure une phrase reprenant un discours attribué par César au chef arverne : « La Gaule unie, formant une seule nation, animée d’un même esprit, peut défier l’univers ». Mais la victoire romaine était aussi présentée comme le point de départ d’une colonisation à l’origine de la Nation française.

Il se trouve que, depuis les années 1840, avait commencé au centre de l’Allemagne l’édification d’un monument à la gloire d’Arminius, le chef germain qui avait piégé les 3 légions de Varus dans le Teutoburger Wald en l’an 9 de notre ère – il ne sera achevé qu’une fois l’empire allemand proclamé. Ainsi se construisaient en miroir, de part et d’autre du Rhin, deux « romans nationaux » symétriques : celui des Germains préservés de la soumission aux Romains (alors qu’Arminius était un officier des auxiliaires de l’armée romaine et avait reçu à ce titre la citoyenneté) ; celui des Gaulois, héros d’une résistance glorieuse mais désespérée et finalement enrichis par l’apport civilisationnel de leurs vainqueurs. A l’heure où s’amorçait la rivalité géopolitique qui allait conduire à la guerre de 1870-71, le passé venait à point démontrer que l’antagonisme était plus que séculaire.

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Ces visions n’étaient pas sorties tout armées des cerveaux politiques : c’était en substance la reconstruction des historiens les plus célèbres du  XIXe siècle, influencés par une philosophie téléologique et positiviste, à l’image de Jules Michelet et de ses continuateurs républicains. Les Allemands ayant trouvé leur « lieu de mémoire » fondateur avec la forêt de Teutberg – même si les incertitudes de localisation de la bataille d’Arminius sont au moins aussi nombreuses que celles sur Gergovie ou Alésia, car il s’agit d’une bataille « en rase campagne » –, il fallait bien que les Français aient le leur ! Et même deux : celui de la victoire, confirmant la phrase de la statue – qui aurait du coup été mieux à sa place à Gergovie, qui n’a droit qu’à un modeste clocheton placé en 1900 –, et celui de la défaite glorieuse, inaugurant ainsi une fascination nationale pour les « perdants magnifiques » : Napoléon  vaincu à Waterloo à cause de… Blücher ; l’équipe de football de Saint Etienne battue en finale de coupe d’Europe en 1976 par… le Bayern Munich ; l’équipe de France éliminée en 1982 en demi-finale de coupe du monde par… l’Allemagne ! Le personnage est même devenu un archétype littéraire avec Cyrano de Bergerac.

La Limagne et la chaîne des Puys, vus depuis les monts du Forez. À mi-distance, la « Toscane auvergnate » dominée par les ruines de Mauzun perchées sur une butte. Sur lequel des plateaux au pied du Puy-de-Dôme était Gergovie ? Sur les hauteurs des Côtes de Clermont (à droite) ? Sur la « plaine de Merdogne », à droite de la butte du Puy Saint André, au centre ? Les passionnés en débattent encore.

« C’est encore plus beau lorsque c’est inutile » (E. Rostand)

Mais revenons à Gergovie. Contrairement à Alésia, les sites dissidents ne sont pas à plus de 100 km du site officiel, mais juste à côté. Il se trouve en effet que le centre de la Limagne propose plusieurs lieux pouvant prétendre s’identifier à Nemossos, le nom que l’historien Strabon donne à la ville capitale des Arvernes, avant que ne soit fondée, au Ier siècle de notre ère, Augustonemetum, la ville romaine qui fut le noyau de l’actuelle Clermont-Ferrand.

Le premier proposé à la place de Merdogne, dès les années 1930, est le site des Côtes de Clermont, situé au nord de Montferrand. Selon des érudits locaux, ce plateau, bien plus vaste que Merdogne, était plus à même d’héberger l’armée gauloise et la capitale arverne, et la topographie des alentours correspondrait mieux au récit de César. Des indices archéologiques permettraient en outre de localiser le camp romain principal – assez vaste pour au moins 4 légions, soit quelque 20 à 25 000 hommes – au Puy de Chanturgue. Malgré cela, la communauté scientifique n’a pas été convaincue et aucune campagne archéologique d’ampleur n’a vraiment exploré ce lieu. Au contraire, les fouilles complémentaires dirigées à Gergovie depuis la fin du XXème siècle par Yves Deberge et Vincent Guichard ont paru y confirmer la présence de fortifications romaines, notamment au lieu-dit la Roche Blanche où se serait situé le « petit » camp romain. La controverse fait cependant toujours rage par réseaux sociaux et sites internet interposés.

Les autres candidats sont tous les deux au sud et forment avec Gergovie un triangle quasi-équilatéral  de 6 km de côté. L’un est l’oppidum de Corent, au sud-est de Gergovie, où des fouilles approfondies ont révélé des vestiges attestant une cité d’importance. Le second est l’oppidum de Gondole, vers l’est. Des fouilles y ont été entreprises plus récemment et ont aussi confirmé un établissement ancien, quoique plus modeste en taille que les deux autres, et livré une curieuse tombe collective de 8 hommes accompagnés de chevaux, pratique inhabituelle chez les Gaulois. La chronologie de l’occupation de ces trois sites n’est pas suffisamment fine pour déterminer si les trois étaient actifs au moment de la conquête romaine, constituant ainsi une agglomération multipolaire, ou s’ils se sont succédé en tant que capitale arverne.

Vue sur les Turlurons et la plaine de la Limagne (c) Daniel Debost

La seule certitude est finalement que 6 légions romaines connurent autour de Clermont un échec en avril 52 et durent lever le siège d’une place forte qu’elles n’avaient pu emporter par un assaut frontal, de peur d’être coincées entre les assiégés et une masse de manœuvre extérieure qui pouvait les prendre à revers. C’est en essayant de reproduire le même piège que Vercingétorix s’enferma devant (et non pas « dans ») Alesia à la fin du mois d’août. Contrairement à l’interprétation de Montaigne, l’enfermement dans Alésia était dûment préparé, car Vercingétorix ne voulait pas livrer une bataille rangée dans laquelle le professionnalisme romain aurait sans nul doute eu raison de la furia gauloise, et avait opté pour une stratégie de la terre brûlée et de la prise en étau. Mais le 27 septembre 52, l’armée de secours ne parvint pas à briser l’encerclement, malgré une sortie désespérée des assiégés, et le chef arverne se rendit à César pour épargner ses hommes – qui finirent néanmoins esclaves.

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Géologie de la Limagne

Le touriste amateur d’Antiquité aura donc l’embarras du choix en Limagne, entre musées archéologiques officiels, visites de sites réels ou virtuels et promenade, Guerre des Gaules en main, sur les localisations potentielles, non fouillées et plus ou moins préservées de toute occupation humaine.  Sans parler des nombreux sites mégalithiques, la région ayant été très anciennement occupée, sans doute en raison de la richesse de son terroir. Comme bien d’autres fossés tectoniques – des zones d’effondrement découpées au cœur d’un massif montagneux par des failles parallèles – comme par exemple l’Alsace, cette plaine organise le réseau hydrographique autour de l’Allier qui la traverse du sud au nord et son sol est constitué de couches fertiles issues de l’érosion des montagnes environnantes, notamment des anciens volcans qui la bordent à l’ouest (chaîne des Puys) ; elle est donc très favorable à l’agriculture et à l’installation de fortes collectivités humaines – « limagne » est même devenu un nom commun pour désigner une plaine fertile. La densité humaine y offre toujours un saisissant contraste entre l’axe de l’Allier et les massifs environnants, que ce soit à l’ouest (monts Dore) ou à l’est (Livradois-Forez).

Gergovie

Cette richesse s’est aussi traduite par nombre de domaines aristocratiques, conduisant à une floraison de châteaux dont l’état de conservation est très variable, certains permettant des visites d’intérieurs raffinés comme aux Martinanches (Saint Dier) ou à l’abbaye-château du Moûtier (Thiers), d’autres n’offrant que des ruines majestueuses comme Tournoël, près de Volvic, Montmorin ou encore Mauzun, surnommé le « géant d’Auvergne » avec ses 3 enceintes couvrant plus de 5 hectares.

La Toscane auvergnate

Le sud-est de la Limagne, aussi appelé la Comté, ne comporte aucun village de hobbits mais présente un charme et des paysages particuliers, qui lui valurent le surnom de « Toscane auvergnate » par Catherine de Médicis. La reine et régente connaissait bien les deux régions puisque, née à Florence, elle fut comtesse d’Auvergne par sa mère, Madeleine de la Tour, et possédait un château (encore visible) à Saint Saturnin. Elle transmit ensuite la Comté à son fils Henri III, achevant le rattachement de l’intégralité de l’Auvergne au domaine royal après la confiscation des fiefs du connétable de Bourbon en 1527[1].

Catherine y expédia en exil sa propre fille, Marguerite, dont le mariage contraint avec Henri de Navarre (le futur Henri IV) avait fourni l’occasion de la Saint Barthélémy (1572). Epouse bafouée, coupable d’avoir rejoint la Ligue contre son frère et son mari, Marguerite vécut de 1586 à 1605 au château d’Usson, une forteresse imposante en bordure du Livradois. On dit qu’Honoré d’Urfé s’inspira d’elle pour la princesse Galathée de son roman-fleuve L’Astrée1, avant qu’elle ne devienne le personnage central de la Reine Margot d’Alexandre Dumas.  Si le château d’Usson a disparu, comme nombre de châteaux féodaux, sur ordre de Richelieu, il reste un charmant village, perché sur une butte volcanique présentant d’intéressantes orgues basaltiques et un panorama saisissant sur la Limagne, la chaîne des Puys et les monts Dore.

Dans les alentours, les géologues amateurs pourront retrouver les traces du plus important gisement d’améthyste d’Europe, dont l’activité n’est plus aujourd’hui qu’anecdotique mais peut donner lieu à une promenade champêtre et à une chasse au trésor pour occuper petits et grands. Et les amateurs du Grand Siècle ne manqueront pas le « petit Versailles auvergnat », à Parentignat, qui propose un inhabituel parc « à l’anglaise » aménagé au XVIIIe siècle, et une exceptionnelle collection de tableaux de peintres français des XVIIe et XVIIIème siècles, qui n’est autre que la collection privée de l’historien de l’art Georges de Lastic (1927-1988), dont le château était une propriété familiale.

[1] Voir l’article sur la Bâtie d’Urfé

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De l’Allier à Issoire

Arrivés aussi loin en amont de l’Allier, il serait dommage de ne pas pousser jusqu’à Issoire. Non seulement pour un hommage à Jeannot et Colin, héros éponymes d’un conte de Voltaire, mais surtout pour admirer l’abbatiale Saint Austremoine, qui compte parmi les cinq églises majeures du style roman auvergnat. Deux autres de ces joyaux sont d’ailleurs aussi visibles en Limagne : l’église Notre-Dame de Saint Saturnin et la basilique Notre-Dame du Port, à Clermont, qu’il ne faut pas confondre avec la cathédrale Notre-Dame de l’Assomption, bâtie au XIIIe siècle entièrement en pierre de Volvic, ce qui lui donne sa couleur brune spécifique, et en style « français » – celui que les Italiens de la Renaissance baptiseront « gothique » de façon péjorative. Saint Austremoine fut le premier évêque de Clermont et évangélisateur de l’Auvergne au IIIe siècle.

L’église qui lui est dédiée, construite vers 1130, propose à l’extérieur un étagement des volumes de son chevet et un clocher octogonal qui sont caractéristiques du roman auvergnat, ainsi que d’élégantes décorations en pierres de différentes couleurs. A l’intérieur, le décor polychrome du XIIIe siècle apparaît d’une étonnante fraîcheur, grâce aux restaurations opérées au XIXe siècle.

On peut ainsi apprécier une église dans un état proche de l’origine, avec ses couleurs vives. Mais il ne s’agit nullement d’une restitution de l’original : au XIXe siècle, dans la pure tradition de Viollet le Duc, un peu de savoir autorisait volontiers à « réinventer », plutôt qu’à restaurer. Et si le décor (sinon la peinture) de certains chapiteaux provient bien du Moyen-Age, beaucoup ont été perdus au fil des siècles, voire détruits lors du sac de la ville par la troupe du capitaine Merle, chef protestant qui écuma la région en 1575.  Ils ont donc été remplacés par des créations récentes, comme c’est probablement le cas pour l’un des plus inventifs : le chapiteau de la dernière Cène qui présente les 13 personnages face au spectateur, cernés au niveau de la taille par une nappe faisant le tour du chapiteau et figurant la table eucharistique.

L’Auvergne est ainsi ambivalente : on y ressent une certaine permanence, comme une présence et une actualisation quotidiennes de traditions séculaires, mais l’héritage n’y est jamais sclérosant. Elle est donc aussi terre d’innovations ou d’audaces, parfois flirtant avec le mauvais goût, comme à Saint Austremoine, mais souvent pour le meilleur : Clermont n’est-elle pas le berceau de Michelin, fondée en 1889 et devenue 2ème fabricant mondial de pneumatiques tout en gardant son caractère familial et son ancrage régional ? Michelin qui sait allier tradition et réactivité, comme récemment en mettant au point en un temps record, avec le concours du CEA et d’un réseau de PME locales, un masque réutilisable pour lutter contre le Covid-19… et tout autre virus encore à découvrir !

Article initialement paru le 12 mai 2020

Sources complémentaires

https://www.persee.fr/doc/racf_0220-6617_2000_num_39_1_2847

https://journals.openedition.org/racf/1280#tocto2n2

https://www.gergovie.fr/htmfr/etat_recherches.html#a1

http://www.auvergne-centrefrance.com/geotouring/patrimoi/chateau/63/chateaux-puy-de-dome.html

[1] Voir l’article sur la Bâtie d’Urfé

Temps de lecture : 9 minutes

Photo : Vue sur la plaine de la Limagne © Daniel Debost

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À propos de l’auteur
Pierre Royer

Pierre Royer

Agrégé d’histoire et diplômé de Sciences-Po Paris, Pierre Royer, 53 ans, enseigne au lycée Claude Monet et en classes préparatoires privées dans le groupe Ipesup-Prepasup à Paris. Ses centres d’intérêt sont l’histoire des conflits, en particulier au xxe siècle, et la géopolitique des océans. Dernier ouvrage paru : Dicoatlas de la Grande Guerre, Belin, 2013.

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