Joël Blanchard nous plonge dans l’univers de Philippe de Mézières. Son livre explore la vie et la pensée de cet intellectuel et réformateur du XIVᵉ siècle, dont la vision de la chevalerie et de la croisade a influencé durablement ses contemporains.
Joël Blanchard, professeur émérite à l’Université du Mans et spécialiste reconnu de la littérature médiévale, nous plonge dans l’univers de Philippe de Mézières à travers son dernier ouvrage Philippe de Mézières : Un monde rêvé, d’Orient en Occident. Ce livre explore la vie et la pensée de cet intellectuel et réformateur du XIVᵉ siècle, dont la vision de la chevalerie et de la croisade a influencé durablement ses contemporains. Dans cet entretien, Joël Blanchard décrit les projets audacieux de ce personnage fascinant, en révélant les multiples facettes de sa pensée.
Joël Blanchard, Philippe de Mézières. Un monde rêvé, d’Orient en Occident, Passés Composés, 2024.
Propos recueillis par Paulin de Rosny
P. de R. Philippe de Mézières a été un ardent défenseur de la croisade, mais avec une vision bien différente de celle qui dominait à son époque. Loin du rêve d’un passé révolu, il est porteur d’un grand projet de réforme. Pouvez-vous nous le décrire ?
J. B. Pour bien comprendre les choses, il faut se replacer dans le contexte historique. Depuis la chute d’Acre en 1291, l’idée de croisade est en berne. Les Hospitaliers, dont l’ordre était dirigé depuis l’Orient, se sont repliés, d’abord à Chypre, puis à Rhodes ; le Temple, qui tenait Acre, n’existe plus depuis 1312, dissous par Clément V après un long procès orchestré par Philippe le Bel pour idolâtrie, apostasie et sodomie. Les initiatives pour lancer de nouvelles croisades sont éphémères ou isolées. Jérusalem est moins une ville sainte à reprendre aux Turcs qu’un symbole : elle reste néanmoins une image profondément ancrée dans les mémoires. C’est là tout l’intérêt de l’entreprise de Philippe de Mézières : non seulement revitaliser une ancienne idée, celle de croisade, mais aussi construire un projet ambitieux dont il envisage la réalisation dans les détails les plus infimes. Ce projet est global : il ne s’agit pas simplement de reconquérir la Terre Sainte, mais surtout de réformer, de refonder la société occidentale en mettant fin aux conflits. Quand Philippe écrit, nous sommes en pleine guerre de Cent Ans, la chevalerie s’est dévoyée – c’est l’époque des écorcheurs, des grandes compagnies –, l’Église est déchirée par ce qu’on appelle le Grand Schisme d’Occident (deux, puis trois, papes se disputent le siège de saint Pierre). Autant d’affrontements et de clivages auxquels Philippe veut apporter des solutions politiques, économiques et sociales. Il ne faut jamais perdre de vue cette idée d’une réforme globale.
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P. de R. Philippe de Mézières est un pragmatique, mais également un mystique. En quoi ses utopies sont-elles révélatrices des crises politiques et religieuses de son temps ?
J. B. Voilà le paradoxe pour nous modernes. Son projet a pour fondement une idée simple : la régénération de l’Occident passe par le rappel de la Passion du Christ. Nous sommes en un temps où la liturgie de la Passion, l’insistance sur les plaies du Christ, cet « Homme de Douleur familier de la souffrance » annoncée par Isaïe 53, apparaît comme une donnée essentielle de la foi chrétienne. Mézières baigne dans cet imaginaire qui ne cesse de le hanter et dicte sa conduite. Son ordre de chevalerie sera la Chevalerie de la Passion, appelée à revivifier le temps de la Passion par toute la chrétienté et au-delà.
P. de R. Philippe de Mézières a conseillé plusieurs rois et papes au cours de sa vie. Pouvez-vous nous parler de son rôle concret dans la politique de son époque et de la manière dont il a tenté d’influencer ces puissances pour faire avancer ses projets de réforme ?
J. B. Philippe de Mézières a beaucoup voyagé. À une époque où les jeunes chevaliers s’engageaient dans la guerre, lui quitte le château familial pour traverser l’Europe, de la Scandinavie à l’espace ibérique, des confins de l’Europe vers l’Est jusqu’à l’Orient chrétien. Il est au service pendant de nombreuses années du roi de Chypre, du Pape, des tyrans italiens… Il a aussi servi plusieurs rois, dont le roi de France, Charles V, qui lui aurait confié l’instruction de son fils, le futur Charles VI. Son expérience est riche et diversifiée, et l’idée qui l’a obsédée toute sa vie s’est confirmée, consolidée au fil de ses rencontres. À Chypre, il croise des musulmans, des juifs, des Italiens, des Grecs. Cette île, dont il fut le chancelier pendant dix ans, est une mosaïque de peuples et on y parle au moins trois langues : le grec, le syrien et l’italien, voire le français. Philippe de Mézières, lui, parle quatre langues (il parle et écrit le latin et le français, possède assez bien le grec et un peu mieux le toscan qu’il lit sans peine). C’est un chevalier, un laïc, qui s’est forgé sa propre culture tout au long de ses voyages ; c’est original, car les projets de croisade sont initiés d’habitude par des clercs, des hommes formés par l’Université et dans les centres d’étude conventuels (dominicains, franciscains). Philippe est un autodidacte, une figure libre, un homme sans frontières, qui n’a cessé de fréquenter et de rechercher la fréquentation des grands poètes et des philosophes de son temps (Oresme, Eustache Deschamps, etc.).
P. de R. La création de l’Ordre de la Passion fut un projet central dans la vie de Philippe de Mézières, qui cherchait à remplacer les ordres militaires traditionnels comme les Templiers. Qu’espérait-il accomplir avec cet ordre ?
J. B. Les ordres de chevalerie éteints ou anciens (les Templiers et les Hospitaliers) ont, selon lui, failli pour diverses raisons : ils ont oublié les fondements de leur engagement, ils se sont enrichis, multipliant les propriétés en Occident. Le nouvel Ordre créé par Philippe de Mézières se veut une « restauration ». Mais il y a plus, car la description qu’en livre Philippe est méthodique, systématique et prend en compte des enjeux adaptés aux circonstances de son temps. Par exemple, la chasteté est l’un des trois vœux des ordres religieux dont relèvent les ordres militaires, rattachés le plus souvent à la règle de saint Augustin. Or, Philippe souhaite que, dans son projet, les chevaliers de l’Ordre se marient. Cette attention à la sexualité, à la conjugalité est novatrice, exception faite de l’ordre de Santiago, qui, bien que contrôlé par les rois d’Aragon, n’avait pas vocation à s’internationaliser. Autre proposition innovante : la fondation en Terre Sainte, une fois l’Ordre installé, d’écoles où l’on enseignerait l’arabe, le mongol, l’arménien, avec des institutions autonomes pour la justice, la monnaie, l’administration et les habitudes de vie, autant d’éléments censés être un modèle, un « miroir » pour la société occidentale.
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P. de R. Philippe de Mézières, par sa production littéraire et ses actions politiques, a beaucoup influencé les cercles de pouvoir et les penseurs de son temps. Quel héritage littéraire ou intellectuel a-t-il laissé ?
J. B. Sa production littéraire est d’une grande prolixité. Son œuvre la plus importante, Le Songe du Vieux Pèlerin, est connue du public (elle a fait l’objet d’une traduction en livre de poche, dans la collection « Agora »). L’ensemble du corpus est en cours de publication par nos soins. Il est constitué d’œuvres à caractère autobiographique, parfois didactique ; les procédés d’écriture de Philippe sont ceux de son temps. L’allégorie, sur le modèle du Roman de la Rose, fait de notions abstraites des personnages à part entière leur conférant un aspect, un visage, un discours (Vérité, Grâce de Dieu, Providence, etc.). Philippe de Mézières n’est pas seulement un intellectuel de haut vol, c’est aussi et avant tout un poète.
P. de R. Votre livre souligne que Philippe de Mézières, bien qu’ancré dans le Moyen Âge tardif, a des idées qui paraissent presque modernes. Selon vous, quels aspects de sa pensée et de sa vision du monde peuvent encore résonner avec les lecteurs contemporains, notamment dans le contexte actuel ?
J. B. Son parcours, ses fulgurations, ses intuitions, tout cela peut captiver le lecteur contemporain. Alors que les États se referment sur leurs frontières, Philippe de Mézières envisage une réforme globale de la chrétienté ; et même s’il fixe comme objectif à sa Chevalerie la délivrance des Lieux saints, il manifeste une attention pour les civilisations différentes, comme celles des Sarrasins, mais aussi celles de Mongolie, de l’Inde, et de la Chine. Mézières est une figure entre deux époques, un pied dans l’humanisme naissant (il correspondait avec Pétrarque), un autre dans la politique (chancelier, conseiller des princes), et un autre enfin dans le domaine de la poésie et des belles dames. C’est en cela qu’il est notre contemporain.