Si la peur est à l’origine des désordres et des troubles, elle permet aussi d’unir le peuple à son Prince, voire de constituer le fondement des États. Machiavel et Hobbes ont été de ceux qui ont pensé la peur en politique et qui, montrant l’homme tel qu’il est, ont trouvé les moyens d’établir la paix sociale et l’ordre public.
Il ne serait guère excessif de considérer que la réflexion politique émergeant à la Renaissance et s’affinant tout au long du Grand Siècle repose sur un renoncement fondateur, à savoir celui d’améliorer les hommes par la voie politique en vue de les rendre dignes du salut. Un tel changement de perspective suppose une réorientation anthropologique par laquelle les hommes ne sont plus pensés selon une optique sotériologique, mais sont au contraire décrits tels qu’ils sont ici et maintenant. Par ce biais, l’ordre politique ne vise plus à accompagner l’homme jusqu’à ses plus hautes aspirations, mais à protéger ce dernier contre sa propre médiocrité. Se crée à cet égard une sorte de jeu constant par lequel la règle consiste à trouver dans certaines faiblesses humaines une parade au désordre et à la dissolution de l’ordre civil. Point de dessein grandiose dans cette nouvelle approche, mais une volonté farouche d’assumer pleinement et sans déploration malice et faiblesse humaines, nouveaux fondements de l’ordre politique. Nul mieux que Machiavel n’incarne cette inflexion dont le Discours sur la première décade de Tite-Live, rédigé entre 1513 et 1520, donne une saisissante synthèse :
« Comme le montrent tous ceux qui traitent de la vie civile […], il est nécessaire que celui qui instaure un État et y établit des lois présuppose que tous les hommes sont mauvais, et qu’ils doivent toujours user de leur malignité d’âme chaque fois qu’ils en ont une libre occasion. » (I, 3, 1)
L’homme tel qu’il est et non tel qu’il devrait être
Ce renversement qu’opère le xvie siècle et dont nous n’avons pu donner ici qu’un très bref aperçu rejaillit naturellement sur la question de la peur et de la crainte. En effet, prendre les hommes tels qu’ils sont, cela signifie analyser la manière dont les idéaux et leur diffusion, aussi nobles soient-ils dans l’absolu, se révèlent tragiquement inadaptés à la réalité humaine. Pour le dire autrement, la Renaissance autant que l’âge classique prennent conscience que la pensée politique et les structures civiles sont par nature relatives et donc conditionnées par une réalité humaine qu’il ne s’agit surtout plus de contourner par d’irréalisables idéaux. À cet égard, si l’on aperçoit bien sûr la noblesse idéale du courage ou encore de l’honneur, on en voit aussi le caractère inadapté au monde tel qu’il est, et peut-être même en voit-on aussi les effets délétères. L’homme tel que commence à l’envisager la Renaissance est craintif, peureux, lâche, et s’il dispose parfois d’un certain sens de l’honneur, cela confine la plupart du temps à un orgueil mal placé et querelleur, source de troubles civils et politiques. De surcroît, toute la pertinence de cette époque consiste à ne pas verser dans la facilité de l’indignation et de la condamnation morale : médiocre, l’homme ? Qu’à cela ne tienne ; on l’acceptera comme tel et on lui fera une cité à sa mesure, sans grandeur bien sûr, mais vivable, ce qui est déjà beaucoup pour un être aussi désordonné et prompt à engendrer d’inutiles « tumultes ».
Machiavel ou la vertu politique de la lâcheté
Convoquons Machiavel (1469-1527) pour penser cette inflexion. Dans toute son œuvre, ce dernier défend l’idée que ce caractère craintif, peureux, lâche même, n’est plus source de scandale, n’est plus une passion à combattre ; il devient le ciment même de la vie civile, de l’ordre politique et des décisions du Prince. Autrement dit, ce dernier doit toujours avoir présente à l’esprit la connaissance de ce que sont les hommes, et toujours se rappeler qu’à défaut d’être bons et raisonnables, les hommes craignent la mort, mais aussi la punition. Ce constat peut sembler banal, mais entre les mains de Machiavel, il devient la condition de possibilité de l’efficience du politique : celui-ci s’affirme comme un cadre autonome visant à prémunir les hommes du désordre auquel les mène tendanciellement leur nature. Le coup de force de Machiavel consiste ainsi à jouer sur certaines faiblesses humaines pour contrer les effets d’autres faiblesses. Déraisonnable, querelleur, doté d’une intelligence fort médiocre, l’homme est fort heureusement lâche et craintif ; cela lui fera redouter les effets des punitions et des châtiments, cela le fera trembler face aux lois, sa lâcheté compensant ainsi ses tendances vindicatives et irrationnelles.
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Prenons alors la mesure de la révolution en jeu : la loi n’est plus pensée téléologiquement à partir de sa portée morale ni sotériologique, celle-ci n’est plus l’auxiliaire de la Révélation redressant l’homme pour l’aider à rejoindre la volonté divine, mais elle est désormais conçue à partir de ses effets sur l’ordre civil et le maintien de l’État. Autrement dit, la loi n’est plus investie d’une finalité extrinsèque à l’ordre politique et n’est à présent plus qu’un instrument du maintien de cet ordre. Dès lors, le problème n’est absolument plus celui de déterminer ce que serait une bonne loi, mais il devient celui de déterminer les conditions auxquelles la loi peut être suivie et observée. Et ces conditions, ce sont les passions humaines en ce qu’elles peuvent avoir de plus médiocre.
Au fond, dans ce monde esquissé par Machiavel, tout est conçu pour conjurer la précarité des institutions ; l’ordre civil autant que l’État sont branlants, le désordre menace à chaque instant et le seul intérêt véritable des hommes n’est plus celui d’idéaux hasardeux et inaccessibles, mais celui de l’édification d’une vie où l’ordre est possible en dépit de ce que révèle l’examen de leur nature. Tout le paradoxe consiste à comprendre que c’est au cœur de cette dernière que gît également le remède. Symptomatique est alors cette mesure que préconise le philosophe florentin pour favoriser la pérennité de l’État :
« À ceux qui dans une cité sont préposés à la garde de la liberté, on ne peut donner une autorité plus utile et nécessaire que celle de pouvoir accuser les citoyens devant le peuple ou devant n’importe quel magistrat ou conseil, s’ils commettaient quelque faute contre le gouvernement libre. Cette disposition produit deux effets très utiles à une république : le premier, c’est que, de peur d’être accusés, les citoyens n’entreprennent rien contre l’État ; et s’ils le font, ils sont punis immédiatement et sans ménagement ; l’autre, c’est que l’on donne le moyen de s’épancher aux humeurs qui […] croissent dans les cités contre n’importe quel citoyen. » (I, 7, 1)
La peur sert l’ordre de la cité
Comprenons bien l’enjeu : les hommes n’ont aucune dilection particulière pour la liberté pas plus qu’ils n’ont de compréhension claire de la nécessité de l’autorité ; leur tendance les pousse bien plutôt à la licence et au désordre ; mais, fort heureusement, la peur les anime également et cette peur est condition de l’ordre, cette faiblesse se retourne paradoxalement en condition par laquelle leur intérêt se trouve préservé à leur corps défendant. Craignant l’accusation, craignant le châtiment, les hommes observent une certaine tranquillité et renoncent à nombre de troubles, non par compréhension de leur intérêt propre, mais par inclination passionnelle.
Quant au Prince, il ne saurait en aller autrement ; son pouvoir, comme toute réalité humaine, est précaire, et sa pérennité toujours menacée. Cela ne serait rien si l’impermanence de ce pouvoir n’était source de troubles et de tumultes infiniment dommageables pour le peuple. À cet égard, une sorte d’harmonisation des intérêts se cristallise autour d’une certaine continuité du pouvoir du Prince tant pour ce dernier que pour une certaine tranquillité civile, continuité du pouvoir qui ne se peut fonder, elle aussi, que sur les passions humaines en général, et la crainte en particulier. De là ce précepte machiavélien au possible, invitant le Prince à toujours privilégier la crainte à l’amour dans son rapport au peuple :
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« De là naît une dispute : s’il vaut mieux être aimé que craint, ou l’inverse. On répond qu’il faudrait être l’un et l’autre ; mais parce qu’il est difficile de joindre ensemble l’un et l’autre, il est, si l’on doit manquer de l’un des deux, beaucoup plus sûr d’être craint qu’aimé, parce que des hommes on peut dire généralement ceci : qu’ils sont ingrats, changeants, simulateurs et dissimulateurs, ennemis des dangers, avides de gain ; et que tant que vous leur faites du bien, ils sont tout à vous […] ; mais quand le besoin se rapproche, ils font volte-face ; et le prince qui a entièrement fait fond sur leurs paroles […] court à la ruine. » (Le Prince, XVIII, 8-10)
On comprend ainsi les vertus d’un Prince sachant se faire craindre ; ce faisant, il ne rend aucunement les hommes meilleurs, mais, d’une certaine manière, au regard de la réalité présente, il fait mieux encore : il neutralise les effets de l’inconstance humaine. Quelle que soit la disposition affective du peuple à l’endroit du Prince, celui-ci sera préservé des aléas si celui-là le craint. Mais Machiavel ajoute aussitôt une précision : « Le prince doit néanmoins se faire craindre de façon, s’il n’acquiert pas l’amour, à fuir la haine. » (XVIII, 12). Est-ce à dire que la haine serait moralement condamnable ? Certes non, le problème est ailleurs ; la haine a ceci de regrettable qu’elle risque de prendre le pas sur la crainte et ainsi de rompre les digues que celle-ci permettait de maintenir quant à la pérennité du pouvoir. Autrement dit, la crainte n’est pas le dernier mot des passions humaines et le Prince doit avoir l’habileté de ne jamais susciter les passions qui annihileraient les effets bénéfiques pour l’ordre civil de la lâcheté naturelle des hommes.
On voit ainsi se dessiner, avec Machiavel, toute une réflexion sur l’usage de la crainte et de la lâcheté dans le domaine politique : loin de devoir être combattues, celles-ci apparaissent comme les conditions d’un ordre politique stable, et ces faiblesses humaines se retournent en instrument de la pérennité de l’État.
Toutefois, l’auteur du Prince semble se concentrer sur un point précis, qu’est celui de la crainte que doivent inspirer l’État et la loi auprès du peuple afin de conjurer le risque du désordre. Mais, ce faisant, il n’aborde que fort peu la question de la genèse de l’ordre civil, et donc celle du rapport entre les individus eux-mêmes indépendamment du pouvoir établi. Il revient alors à Thomas Hobbes (1588-1679), ainsi que put le démontrer Coley Robin dans un remarquable ouvrage[1], d’établir le rôle de la peur dans la genèse même de la société et de l’État en deçà du simple maintien de ce dernier.
Hobbes : le rôle de la peur dans la formation de la société et de l’État
Il serait réducteur de percevoir Hobbes comme le continuateur de Machiavel, ne serait-ce qu’en vertu du rôle que joue la « loi naturelle » établie par Dieu dans le Léviathan et qui impose à tout individu de conserver sa propre vie. De ce point de vue, toute la réflexion politique de Hobbes retrouve un certain fondement théologique et même un certain fondement moral par lesquels elle s’écarte assez nettement du terrain très immanentiste de Machiavel. Néanmoins, cette divergence fondationnelle du politique ne doit pas occulter leur commune réhabilitation de la peur et de la crainte qui ira, chez Hobbes, jusqu’à la condamnation de passions comme celle de l’honneur au regard des troubles massifs qu’engendre ce dernier dans la vie civile.
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À vrai dire, Hobbes semble dresser un tableau moins sombre de la nature humaine que Machiavel du fait même qu’il part de cette loi naturelle qu’a énoncée Dieu et qui, mécaniquement, l’amène à penser que l’homme est doté d’une faculté lui permettant de comprendre certaines nécessités universelles. Cette faculté, c’est la raison, raison grâce à laquelle chaque individu est en mesure de découvrir aussi bien le contenu de la loi naturelle que les moyens de la satisfaire. Mais, à l’instar de Machiavel, Hobbes voit bien qu’il serait erroné de dire du comportement humain qu’il est pleinement raisonnable et, si une connaissance rationnelle de la loi et des moyens de l’observer est possible, la domination des passions sur la raison est, elle, plus que fréquente. Ainsi, si chaque individu peut découvrir par la raison la loi lui enjoignant de se conserver lui-même – de se maintenir en vie –, nombre de passions viennent altérer cette connaissance, en particulier la fierté et l’orgueil qui le conduisent régulièrement à commettre des actes stupides – entendons par-là : contraires à la conservation de soi. Prenons ici la mesure du fait que, face à la puissance même de telles passions, la raison semble stérile et incapable de reprendre le dessus, ce qui soulève la délicate question de déterminer la possibilité même de respecter la loi naturelle, dès lors que l’homme est ainsi fait que des passions aux effets délétères l’emportent aisément sur la raison.
À l’instar de Machiavel, et somme toute des débuts de la modernité, Hobbes va concevoir ce que Starobinski appelait « le remède dans le mal » : de ces passions qui contrebalancent avec un désespérant succès le pouvoir de la raison peut émerger un certain salut, ce qui revient à envisager la possibilité que certaines passions accomplissent bien involontairement ce qu’exige la raison ; ces passions, nous l’aurons deviné, sont la peur et la crainte qui viendront par d’autres voies que celles de la raison consolider la conservation de soi. Qu’est-ce à dire ? D’abord et avant tout que toutes les passions ne sont pas unilatéralement néfastes ; certaines s’accordent à la raison – donc aux intérêts fondamentaux – et doivent être découvertes pour être favorisées. Ensuite que la passion qui domine mon rapport à autrui, aussi bien dans l’état de nature que dans l’état civil, est la peur : autrui étant ce qu’il est, à savoir violent et calculateur, n’est pas mon prochain ; il est une menace potentielle et donc parfaitement légitime de craindre. C’est pourquoi Hobbes étend considérablement le domaine de la peur : celle-ci ne se limite pas au rapport du peuple à l’endroit du Prince ou à l’endroit des lois, elle est une passion normale de la vie civile elle-même qui me pousse à me prémunir à chaque instant contre les effets potentiellement nuisibles de la présence d’autrui – et d’autrui seulement. On comprend enfin que la crainte est une sorte de « passion rationnelle » en ceci qu’elle motive autant que la raison les conditions qui favorisent la paix et donc la conservation de soi. C’est pourquoi la formation d’une association d’individus sur la base d’intérêts communs et que l’on nomme société suppose aussi bien la crainte que la raison :
« Les passions qui inclinent les hommes à la paix sont la crainte de la mort, le désir des choses nécessaires à une vie agréable, l’espoir de les obtenir par leur industrie. Et la raison suggère des clauses appropriées d’accord pacifique, sur lesquelles on peut amener les hommes à s’entendre. » (Léviathan, I, XIII)
L’État : une assurance contre la mort ?
À cet égard, ce que conçoit Hobbes, c’est l’élaboration d’une assurance pérenne contre la mort, mort qui est à la fois contraire à la loi naturelle et donc contraire à ce que comprend ma raison, et en même temps contraire à mes passions fondamentales : je crains la mort et, particulièrement, la mort imputable à la violence d’autrui. De ce fait, la possibilité même de la pérennité de la vie civile en tant que pacifique suppose une assurance institutionnelle visant à conjurer la peur de la mort inhérente à la violence d’autrui ; cette assurance est bien connue, c’est l’État, c’est Léviathan qui est au fond la réponse institutionnelle à la double motivation affectivo-rationnelle d’éviter la mort par tous les moyens. Et ce n’est pas le moindre des paradoxes que de songer au fait que cet État-Léviathan institué par le consentement des hommes suscitera chez ces derniers quelque chose qui ira au-delà de la peur naturelle et s’apparentera à de l’effroi (II, XVII), lui-même destiné à leur faire respecter les lois naturelles fondamentales. Deux types de peurs structurent donc l’ordre politique : l’une est naturelle et tient à la crainte que m’inspire autrui, l’autre est le produit du pacte, résulte de la puissance punitive de Léviathan et s’apparente à de l’effroi ; mais ces deux types de peurs concourent à la paix civile accomplissant par d’autres voies les desseins de la raison.
On le voit, la légitimité de la peur et de la crainte dans le domaine de la philosophie politique demeure indexée à un renoncement inaugural, celui de transformer l’homme et celui de l’améliorer. Prendre l’homme tel qu’il est, ne pas s’en offusquer et construire un modèle politique sur cette bien médiocre réalité, voilà le génie singulier de la fin de la Renaissance et de la naissance de la modernité.
Mais l’infernale logique de la lucidité devait rapidement produire ses fruits amers : avoir montré l’homme tel qu’il était se révéla insupportable et fit sans doute éclore l’espoir laïcisé de sa transformation profonde – les Lumières appelèrent celui-ci Progrès, le socialisme Révolution. Et l’on se surprit même à appeler « humanisme » l’espoir d’en finir avec la froide réalité humaine que nous avaient révélé le xvie et le xviie siècle. L’amour de l’homme ne fut en somme clamé qu’au prix de sa brutale et irénique occultation.
[1] Corey Robin, La peur. Histoire d’une idée politique, [2004], traduction Christophe Jaquet, Armand Colin, 2006.