Peuple majeur de l’Afrique de l’Ouest, comptant près de 35 millions de personnes réparties sur 15 pays, les Peuls sont soumis aux pressions de l’islam politique et aux tentations d’adhésion aux groupements terroristes armés. L’instrumentalisation et le recrutement de certains groupes renforcent la vulnérabilité de cet espace.
Article réalisé par Mattéo Clochard, master de relations internationales.
Entre menaces terroristes et fragilités socio-politiques, l’Afrique de l’Ouest est encore une région vulnérable du continent africain. Elle se caractérise par une diversité de langues et de peuples inégalement répartis. Cette mosaïque ethnique entraîne une cohabitation parfois conflictuelle dont il faut comprendre les raisons. Aujourd’hui, la sanctuarisation des groupes armés terroristes (GAT) et la diffusion accélérée du terrorisme vers les pays du golfe de Guinée demeurent préoccupantes. Il semblerait que cette expansion se caractérise par une stratégie d’implantation locale et durable. La pluralité des GAT actifs dans la région implique, le plus souvent, une diversité de stratégies de recrutement. Toutefois, on constate que certains peuples sont particulièrement ciblés par cet enrôlement. Ainsi, on constate que certains GAT recrutent de façon privilégiée des combattants auprès de la communauté peule[1]. Traditionnellement transhumant, le peuple peul s’étend de manière hétérogène du Sénégal au Soudan, justifiant ainsi une approche transfrontalière de la problématique.
Dans quelle mesure l’instrumentalisation et le recrutement des Peuls au sein des groupes armés terroristes accentuent-ils les déséquilibres sécuritaires régionaux en Afrique de l’Ouest ?
Avec l’apparition progressive des groupes armés terroristes en Afrique de l’Ouest, deux principales mouvances se sont imposées (I). Pour diverses raisons, une partie de la communauté peule a été embrigadée par certains d’entre eux (II). Ce recrutement a engendré un climat de méfiance, qui aboutit souvent à un cycle de violence. Enfin, ce peuple connaît trop de nuances pour réduire toutes ses situations d’instabilité aux seuls enjeux terroristes (III).
I) L’absence peule lors de l’apparition des groupes terroristes en Afrique de l’Ouest
Avant tout, il est important de revenir sur le processus historique de la dynamique terroriste en Afrique de l’Ouest (A) et de saisir les rapports de forces entre les différents mouvements (B).
Aux racines historiques de la présence terroriste en Afrique de l’Ouest
La présence du terrorisme djihadiste en Afrique de l’Ouest est relativement récente. Aujourd’hui, deux principales mouvances terroristes opèrent dans la région ouest-africaine : les groupes affiliés à Al-Qaïda et ceux ayant fait allégeance à l’État islamique (EI). Le terrorisme qaïdiste d’Afrique de l’Ouest est intimement lié au djihadisme d’Afrique du Nord qui, lui-même, trouve ses origines en Afghanistan. En effet, l’idée de fonder le Groupe islamique armé (GIA) émerge au sein d’un groupe d’Algériens engagés en Afghanistan pour lutter contre la présence soviétique (1979-1989)[2]. En 1998, le GIA se scinde en deux et le Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC) apparaît. En 2004, Abdelmalek Droukdel, qui défend un projet international, devient le leader du groupe et se rapproche d’Al-Qaïda dirigé par Ayman al-Zawahiri. En janvier 2007, quelques mois après l’allégeance du GSPC à Al-Qaïda, le GSPC prend le nom officiel d’« Organisation d’Al-Qaïda au Pays du Maghreb islamique » (AQMI)[3]. La branche sahélienne d’AQMI se développera jusqu’à devenir « le point focal de la lutte internationale contre le terrorisme »[4]. Après quelques tensions internes, Hamada Ould Mohamed Kheirou et Mokhtar Belmokhtar décident de se séparer d’AQMI pour fonder, respectivement, le Mouvement pour l’Unité et le Jihad en Afrique de l’Ouest (MUJAO) en octobre 2011[5] et « Les Signataires par le sang » en décembre 2012[6].
En 2011, après la chute du chef de la Jamahiriya, les Touaregs qui combattaient aux côtés de Kadhafi reviennent au Mali pour défendre leur cause autonomiste en intégrant le Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA)[7]. Iyad Ag Ghali aspire à la direction du groupe, ce qui est refusé par d’autres Touaregs, le jugeant trop proche d’AQMI et d’Alger[8]. Après qu’Iyad Ag Ghali ait proposé ses services à AQMI, Abdelmalek Droukdel le pousse à créer son propre mouvement au sein de la communauté touarègue de l’Adrar des Ifoghas[9]. En janvier 2012, il fonde ainsi le groupe djihadiste Ansar Dine et se joint au combat d’AQMI. À cette même époque, le nord du Mali tombe aux mains d’Ansar Dine, d’AQMI, du MNLA, et du MUJAO. Plus tard, la situation sécuritaire du pays se complexifie avec de nouvelles divisions et de nouvelles alliances. Le MNLA et Ansar Dine décident de mettre fin à leur alliance. Le MNLA réclamait principalement l’indépendance de la région de l’Azawad, tandis qu’Ansar Dine préférait se concentrer sur des revendications religieuses pour contrer la laïcité de l’État malien. Au contraire, le 22 août 2013, « Les Signataires par le sang » et le MUJAO fusionnent pour créer Al-Mourabitoun « dans la perspective de réaliser l’unité des musulmans du Nil à l’Atlantique »[10].
Les « nouveaux » rapports de forces entre les groupes armés terroristes avec l’apparition de l’État islamique
La présence de l’État islamique en Afrique de l’Ouest est récente. Cette organisation salafiste, ex-filiale d’Al-Qaïda, est née en 2013 dans la région de Mossoul sous le nom d’État islamique en Irak et au Levant (EIIL)[11]. Rapidement, le leader Abou Bakr Al-Baghdadi lance un appel d’union à toutes les organisations djihadistes du monde. Ainsi, l’Afrique va connaître une augmentation d’allégeances à l’EI. Les échecs d’Al-Qaïda au Sahel ont accentué les divisions internes et favorisé l’émergence de l’État islamique au grand Sahara (EIGS). Adnane Abou Walid Al-Sahraoui, le numéro deux d’Al-Mourabitoun, annonce son allégeance à l’EI en mai 2015, un mois après celle de Boko Haram (BH), un groupe terroriste nigérian dirigé par Abubakar Shekau[12]. Jugé trop extrémiste par l’EI, Shekau[13] est écarté et remplacé, en août 2016, par Abu Musaab Al-Barnawi, ancien porte-parole de BH. Il devient le chef de l’Islamic State West Africa Province (ISWAP), la branche de BH reconnue par l’EI. Depuis quelques années, des interrogations émergent sur un potentiel rapprochement entre ISWAP et l’EIGS. En mars 2019, l’État islamique central a intégré l’EIGS dans sa « province d’Afrique de l’Ouest » (Islamic State West Africa Province)[14]. Malgré certaines connivences, les dynamiques locales des deux groupes sont encore distinctes.
Face au développement de l’EIGS, les factions liées à Al-Qaïda décident de se réorganiser et de créer, en mars 2017, le Rassemblement pour la victoire de l’islam et des musulmans[15] (JNIM), fusion d’Ansar Dine, d’AQMI, d’Al-Mourabitoun, et de la Katiba Macina. Iyad Ag Ghaly, le chef d’Ansar Dine, se voit conférer le rôle de coordonner l’ensemble du JNIM et ses différentes zones d’influence. Si une rivalité existait entre le JNIM et l’EIGS, aucun affrontement direct ne s’est concrétisé. Des liens opportunistes se sont même développés entre ces deux groupes pour faire face à la Force conjointe du G5 Sahel[16]. Cette « exception sahélienne »[17] entre l’EI et Al-Qaïda se délite dès la fin de l’année 2019, aboutissant à une opposition armée entre l’EIGS et le JNIM qui persiste à l’est du Burkina Faso.
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II) Comprendre la présence des Peuls au sein des groupes armés terroristes en Afrique de l’Ouest
Il est essentiel d’étudier la communauté peule et ses différentes nuances (A) avant de comprendre les raisons qui ont poussé une partie d’entre elle à s’engager dans les GAT (B).
Des structures spatiales et sociales hétérogènes au sein de la communauté peule
« Diversité et unité sont, contradictoirement, des termes qui peuvent s’appliquer, tout aussi légitimement l’un que l’autre, à l’ensemble du monde peul », écrit Danièle Kintz en 1985[18]. De nombreux travaux d’études anthropologiques ont tenté de dresser des caractéristiques permettant d’identifier la communauté peule. Aujourd’hui, il est communément admis que l’unité des Peuls se fait autour de quatre principaux critères : l’Islam, la compétence pastorale, le Pulaaku – langue et « code d’honneur » peul – et l’endogamie[19].
L’Islam a joué un rôle fondamental dans les théocraties peules d’Afrique de l’Ouest. Abdarahmane N’Gaide écrit que « l’islam [a] servi de ciment lors des différentes révolutions théocratiques peules : au Bunndu (1690), au Fuuta Jaloo (1725), au Fuuta Tooro (1776), dans les États musulmans du Nord-Nigeria (Sokoto) (1804) et au Maasina (1810) »[20]. Le développement des empires peuls fait de ce peuple le principal propagateur de l’islam en Afrique de l’Ouest[21]. Historiquement, les Peuls sont des pasteurs transhumants. La transhumance est une mobilité partielle et saisonnière impliquant un retour sur le territoire d’attache. Le mode de vie transhumant entraîne nécessairement une certaine marginalisation – volontaire ou non – de la communauté peule. Depuis quelques années, le mode de vie traditionnel peul et la transhumance sont remis en cause, notamment par la jeune génération. Une grande partie des Peuls s’est sédentarisée et ne pratique plus, de fait, la transhumance. La compréhension des Peuls est indissociable de la notion de Pulaaku, c’est-à-dire de la langue peule et de la « fulanité » (concept qui permet de définir ce que signifie « être Peul »). Bien qu’elle soit un facteur d’unité, cette langue connaît des nuances dialectales, conséquence de la répartition diffuse et hétérogène des 40 millions de Peuls[22],[23]. Le Pulaaku est parfois défini comme le code d’honneur peul ou comme l’ensemble des droits et devoirs du Peul. La réalité semble plus subtile. Le Pulaaku n’exige pas de l’individu qu’il fasse quelque chose en particulier, mais plutôt qu’il s’abstienne d’en accomplir certaines[24]. En outre, cet art de vivre, qui ne régit pas des règles sociétales, mais vise l’individu, implique un renoncement social et matériel de moins en moins fédérateur. Enfin, le Pulaaku est de nature plus esthétique que morale, c’est-à-dire qu’il s’agit d’une présentation de l’idéal peul[25]. Si le mode de vie peul est caractérisé par une certaine endogamie, celle-ci se fait notamment par rangs sociaux. La hiérarchie peule est organisée en trois principales catégories : les rimbe (la catégorie des nobles), les ñeeñbe (les castes artisanes), et les descendants d’esclaves dénommés rimaybe. Parallèlement à cette hiérarchie, les Peuls se répartissent en groupe qui ont leur propre fonctionnement interne.
Le basculement des Peuls au sein des GAT
Les Peuls sont principalement présents dans les GAT opérant au Mali, au Niger, et au Burkina Faso. Il existe deux groupes ayant fait du recrutement peul l’un des fondements de leur stratégie : la Katiba Macina et Ansarul Islam. Néanmoins, les Peuls sont aussi présents dans des groupes « ethniquement mixtes » tels que l’EIGS ou Al-Mourabitoun. Les motivations et les profils des Peuls rejoignant les GAT sont multiples. Certains distinguent quatre profils[26],[27] : les Peuls ayant rejoint le MUJAO pour contrer l’hégémonie touarègue ; ceux qui se considèrent comme exploités par les castes supérieures ; les Téréré (les voleurs de bétail peuls) motivés par des facteurs économiques ; et enfin les Peuls ayant rejoint les GAT à la suite de l’accentuation des tensions intercommunautaires (massacres de Peuls et amalgame entre Peuls et terroristes).
Le premier GAT à instrumentaliser et à recruter des peuls est le MUJAO. En 2012, les Peuls de la région de Gao sont menacés par les Touaregs du MNLA (notamment des Dahoussaks). Lorsque les Peuls se rapprochent du MUJAO, il ne s’agit donc pas d’un rapprochement idéologique, mais d’une volonté de se protéger. L’exemple de l’association Dewral Pulaaku est éloquent[28] : face à l’avancée touarègue, le président de l’association (aussi chef du village de Boulikessi) demande au gouvernement de l’aider, en vain. Le MUJAO propose au chef de former ses jeunes membres au combat, ce qu’il accepte[29]. Plus tard, l’EIGS procèdera de la même façon pour recruter des Peuls et renforcer ses rangs[30]. La Katiba Macina (KM), créée en 2016[31] par Hamadou Kouffa, est le principal groupe ayant recruté des combattants au sein de la communauté peule. En septembre 2018, Kouffa appelle pour la première fois les Peuls d’Afrique de l’Ouest à faire le djihad pour résister à l’oppression dont ils seraient victimes. La question d’un djihad peul est alors posée. Kouffa, peul et ancien membre d’Ansar Dine, défend une conception de l’islam fondée sur une équité sociale, s’en prend à l’aristocratie peule et s’oppose fortement à l’État. Ses prêches sont largement diffusés sur les téléphones portables rendant l’instrumentalisation plus aisée. En décembre 2016, Ibrahim Malam Dicko, un prêcheur peul du Soum, décide de créer Ansarul Islam. À l’époque, la province du Soum, située dans le septentrion burkinabè, est utilisée comme base arrière par la Katiba Macina. Alors qu’il combat avec cette dernière, Dicko décide de créer Ansarul Islam, contre l’avis du chef Kouffa. Une opération militaire burkinabè suivie d’exactions miliaires aurait été l’élément déclencheur. Majoritairement composé de rimaybe, le groupe a également fondé son discours sur les inégalités sociales et la complicité des élites peules avec le gouvernement.
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Compte tenu des différents profils enrôlés, on ne peut résumer le recrutement terroriste à un seul facteur. Les motivations sont nombreuses : marginalisation sociale, pauvreté, désir de protection, cycle de vengeance, religion, etc. Le facteur religieux semble marginal dans la dynamique de recrutement. D’ailleurs, la plupart des pasteurs peuls n’ont pas suivi d’enseignement religieux très poussé. Néanmoins, il est probable qu’une radicalisation religieuse ait lieu, pour certains membres, après leur intégration. L’empreinte religieuse reste un élément d’identité des groupes, auquel cas, ils basculeraient dans le banditisme ou la « simple » criminalité. Les enjeux de transhumance permettent aussi de comprendre les raisons et les conséquences de la présence peule dans les GAT. Le dérèglement climatique modifie les trajets de transhumance et exacerbe les tensions entre éleveurs et agriculteurs. Aussi, la croissance démographique explosive de la sous-région augmente la raréfaction des terres disponibles. D’un côté, les pasteurs se dirigent au sud à cause de la désertification, et de l’autre les terres agricoles se développent pour répondre aux besoins alimentaires. La jonction entre les deux peut provoquer des conflits intercommunautaires et l’instrumentalisation des GAT peut intervenir sous cet angle. En définitive, les facteurs socio-économiques semblent être les principales raisons de recrutement au sein des GAT. En effet, « la volonté de se protéger, de protéger sa famille, sa communauté ou son activité économique apparaît comme un des facteurs importants d’engagement »[32]. En janvier 2020, la Katiba Macina a ainsi connu des tensions internes en raison d’un différend dans la gestion de ses ressources, démontrant que les motivations matérielles restent prépondérantes. Une soixantaine de combattants auraient fait allégeance à l’État islamique entraînant des combats avec des fidèles de Kouffa et se feraient appeler le groupe EI de Nampala[33].
Une des stratégies des GAT est de s’implanter localement et durablement. Pour cela, le soutien de la population est essentiel et une des méthodes employées est la désignation d’un ennemi commun : l’État. L’exemple ivoirien de l’attaque de Kafolo du 28 mars 2021 permet de comprendre cette dynamique. En plus des combattants venus du Mali, il y aurait eu des recrues locales, motivées par des facteurs économiques et matériels. De plus, la katiba de « Hamza »[34] aurait bénéficié d’une complicité locale pour s’approvisionner en essence, se loger à Kafolo, ou récupérer du bétail[35]. Enfin, les notables peuls du nord de la Côte d’Ivoire sont mis sous pression par les GAT (ex : rackets, enlèvements, etc.).
III) L’instrumentalisation de la présence peule au sein des GAT
La présence de combattants peuls dans les GAT engendre un climat de méfiance, favorise le discrédit de la communauté, et entraîne souvent des cycles de violence (A). En fonction des pays, les Peuls connaissent différents degrés d’intégration et de tensions qu’on ne peut réduire aux dynamiques terroristes (B).
L’instauration d’un cycle de violence entre forces de sécurité, forces supplétives et communauté peule
Structurellement inachevées, les forces de sécurité (FDS) de la sous-région ont une efficacité opérationnelle relativement faible. Le manque de capacités conjugué à la dégradation sécuritaire fragilise les armées. En outre, les exactions arbitraires perpétrées par les FDS, dont les Peuls sont souvent victimes, favorisent le recrutement. Profitant de ces dérives, les GAT améliorent leur propagande au sein des communautés peules en se présentant comme protecteurs et justiciers. Un cycle général de violence s’installe : méfiance à l’égard des Peuls ; exactions des FDS ; sentiment d’insécurité chez les Peuls ; volonté de s’armer au sein de la communauté ; instrumentalisation de la situation par les GAT ; recrutement ; puis le cycle recommence. En 2019, un réfugié déclarait : « Les djihadistes te préviennent une première fois avant de revenir t’éliminer si tu ne les as pas écoutés, les FDS ne te laissent aucune chance »[36].
Au Sahel, et notamment au Burkina Faso, le même cycle de violence est apparu avec les forces supplétives. Le développement de groupes d’autodéfense ethnicisés a accentué les violences intercommunautaires. Les Koglewogo composés principalement de Mossi, les chasseurs Dozos créés en pays mandingue, ou la milice Dan Na Ambassagou regroupant des Dogons, sont engagés dans la lutte contre-terroriste aux côtés des FDS. Bien que certains tentent d’y intégrer des Peuls, ces derniers restent très minoritaires en leur sein. Avec l’apparition des volontaires pour la défense de la partie (VDP) en janvier 2020, une dynamique de violence similaire s’est développée. Formés par des militaires pendant deux semaines, les VDP ont été créés pour associer les civils burkinabè dans le processus de protection des villages[37]. La faible représentativité des Peuls au sein des VDP, ainsi que l’intensification des exactions à leur encontre, accentue la spirale de violence, dont les Peuls sont à la fois victimes et acteurs.
Apparition de différents foyers de tensions peuls non-terroristes
Selon les pays, les Peuls connaissent différentes situations politiques et sont confrontés à plusieurs types de tension qu’on ne peut amalgamer avec la dynamique terroriste. En Guinée, la communauté peule fait figure d’exception. Elle représente environ 38% de la population, a abandonné la tradition pastorale, et s’est sédentarisée. Aujourd’hui, le territoire guinéen est épargné par la présence de GAT. Le risque de radicalisation et la possibilité d’un vaste recrutement terroriste au sein de la communauté peule semblent plus faibles que dans les pays du Sahel. En Guinée, les Peuls sont plutôt intégrés, bien qu’ils soient confrontés à diverses tensions d’ordre politique. Ainsi, une insurrection ou une révolte socio-politique seraient plus probables qu’une émergence de groupes terroristes organisés.
Plus à l’est, au Nigéria, une confusion est parfois faite entre Peuls armés et GAT. Dans ce pays, il s’agit en réalité d’un conflit intercommunautaire entre éleveurs peuls et cultivateurs chrétiens du sud. Quant aux GAT (ISWAP, Boko Haram – JAS – et Ansaru), ils opèrent au nord du pays. Boko Haram est un groupe ethniquement mixte composé principalement de Kanuri. A priori, les Peuls n’y ont pas adhéré. D’ailleurs, traditionnellement, les Kanuri sont en rivalité avec les éleveurs arabes choa et les éleveurs peuls[38]. En dépit de cela, les GAT du Nigéria se réfèrent à Usman Dan Fodio, fondateur de l’empire peul du Sokoto. Au XIXe siècle, ce califat était pourtant en concurrence avec le royaume du Kanem-Bornou, celui des Kanuri.
Dans un contexte bien différent, les Peuls sont également impliqués dans le conflit centrafricain. Les tensions entre éleveurs et cultivateurs ont été exacerbées par le conflit religieux opposant les partisans de la Seleka aux milices anti-balaka, dans l’ouest du pays de 2013 à 2015. Des discours de haines à l’encontre des musulmans, et précisément envers les Peuls mbororo, se sont diffusés. Thierry Vircoulon décrit quatre principales conséquences du conflit sur la communauté mbororo, dont l’une est la dynamique de milicianisation[39]. En Centrafrique, les Peuls se sont armés et organisés en groupes d’autodéfense dès le début des années 2000. En 2008, Baba Ladé, un Tchadien opposé au régime d’Idriss Déby, crée le Front populaire pour le Redressement (FPR) pour protéger les Peuls de Centrafrique[40]. En 2014, Ali Darassa, ancien du FPR, décide de créer l’Unité pour la paix en Centrafrique (UPC), un groupe d’autodéfense peul. Le conflit centrafricain n’est pas concerné par l’émergence de GAT. Néanmoins, « des hommes politiques dénoncent désormais d’improbables liens entre les ex-Seleka et les djihadistes qui sévissent en Afrique de l’Ouest »[41].
Conclusion
Plusieurs faits prouvent qu’une partie de la communauté peule est instrumentalisée par les GAT, ce qui accentue des conflits séculaires régionaux. Néanmoins, l’hétérogénéité du peuple peul rend difficile l’adhésion souhaitée par Kouffa, qui appelait au développement d’un djihad peul unifié. En ce sens, la confrontation entre le JNIM et l’EIGS, ou la création du groupe EI de Nampala, illustrent de possibles confrontations entre Peuls.
Bien que la résolution du conflit sahélien soit plurielle, les enjeux de transhumance restent primordiaux. L’encadrement, la sécurité, et le règlement des parcours de transhumance pourraient améliorer la cohabitation des communautés. Ainsi, les chartes de pastoralisme mériteraient d’être développées. De plus, l’implication des États sur ces questions pourrait atténuer le sentiment de marginalisation sociale au sein de la communauté peule et donc freiner, en partie, la dynamique de recrutement terroriste. Toutefois, la situation sécuritaire actuelle rend difficile l’instauration de telles politiques.
Bibliographie
Ouvrages
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Notes
[1] Selon les pays, l’ethnonyme diffère : Fulani, Fulbé, Fulfude, Pular, etc.
[2] LOUNNAS Djallil, Le djihad en Afrique du Nord et au Sahel : D’AQMI à Daech, L’Harmattan, 2020.
[3] Plus connu sous le nom d’Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI).
[4] LOUNNAS Djallil, op.cit.
[5] « La trajectoire djihadiste du MUJAO du nord du Mali au Niger », Le Monde, publié le 23 mai 2013 (consulté le 18 février 2021).
[6] MÉMIER Marc, « AQMI et Al-Mourabitoun : Le djihad sahélien réunifié ? », IFRI, Études de l’IFRI, janvier 2017.
[7] Ce mouvement est né le 16 octobre 2011 de la fusion du Mouvement national de l’Azawad (MNA) et du Mouvement touareg du Nord-Mali (MTNM).
[8] AHMED Baba, OUAZANI Cherif, TOUCHARD Laurent, « Mali : Iyad Ag Ghali, rebelle dans l’âme », Jeune Afrique, publié 2 octobre 2012 (consulté le 8 février 2021).
[9] NOTIN Jean-Christophe, La guerre de la France au Mali, Tallandier, 2014.
[10] MÉMIER Marc, op.cit.
[11] NASR Wassim, État islamique, le fait accompli, Plon, 2016.
[12] Boko Haram de son véritable nom « Jama’atu Ahlis-sunna Lidda’awati Wal-Jihad » (JAS) qui signifie « la communauté des disciples pour la prédication et le Jihad ».
[13] Shekau a été tué en mai 2021 lors d’un affrontement avec ISWAP selon l’AFP.
[14] Il ne faut pas confondre le groupe ISWAP et la province reconnue par l’État islamique aussi appelée ISWAP, même si le groupe est intégré à cette province.
[15] En arabe phonétique : Jama’a Nusrat ul-Islam wa al-Muslimin’ (JNIM)
[16] PELLERIN Matthieu, « Les violences armées au Sahara. Du djihadisme aux insurrections », IFRI, Études de l’IFRI, novembre 2019.
[17] Expression désignant l’entente entre l’EI et Al-Qaïda. Dans le reste du monde, ces deux mouvances sont en conflit.
[18] KINTZ Danièle, « Archétypes politiques peuls », Journal des africanistes, Le worso : Mélanges offerts à Marguerite Dupire, Tome 55, Fascicule 1-2, 1985.
[19] L’endogamie est une tradition obligeant les membres d’une même communauté à se marier entre eux.
[20] BOTTE Roger, SCHMITZ Jean, « Paradoxes identitaires », Cahiers d’études africaines, L’archipel peul, Volume 34, Cahier 133/135, 1994
[21] Ibid.
[22] ARNOTT D.W., The Nominal and verbal Systems of Fula, Oxford, Clarenton Press, 1970.
[23] Quelques chiffres sur la population peule : environ 16,8 millions soit 9% au Nigéria ; environ 4,9 millions soit 38% en Guinée ; environ 3,5 millions soit 22% au Sénégal ; environ 3 millions soit 16% au Mali, etc.
[24] BOTTE Roger, BOUTRAIS Jean, SCHMITZ Jean, Figures peules, Karthala, 1999.
[25] Ibid.
[26] LEON COBO Beatriz (de), RODRIGUEZ GONZALEZ Patricia, « Le recrutement et la radicalisation des Peuls par les groupes terroristes au Sahel », Article Opinion IEEE, 2020.
[27] Beatriz de Leon Cobo et Patricia Rodriguez Gonzalez font une synthèse des profils terroristes peuls interrogés par Mirjam de Brujin et par l’organisation Institute for Security Studies (cf. Bibliographie).
[28] SANGARÉ Boukary, « Le Centre du Mali : épicentre du djihadisme ? », GRIP, Note d’analyse, publiée le 20 mai 2016.
[29] CARAYOL Rémi, « Qui sont ces « djihadistes » qui mettent en échec l’armée française dans le Sahel ? », Orient XXI, publié le 17 septembre 2019 (consulté le 4 mars 2021).
[30] Ibid.
[31] Le terme de « Front de libération du Macina » apparaît pour la première fois dans une communiqué d’Al-Akhbar en 2015, mais n’est pas utilisé par les terroristes. Le 18 mai 2016, le groupe diffuse sa première vidéo officielle et se donne le nom de « Katiba Macina ».
[32] THEROUX-BENONI Lori-Anne et al., « Jeunes « djihadistes » au Mali : Guidés par la foi ou par les circonstances ? », Institute for Security Studies, Note d’analyse n°89, août 2016.
[33] DAKOUO Bertin, « Groupe EI de Nampala : tout ce qu’il faut savoir », Mali-Web, publié le 7 février 2020 (consulté le 8 avril 2021).
[34] Il y a deux ans, Hamadou Kouffa aurait envoyé Dramane Sidibé, alias Hamza, pour y implanter la Katiba Macina dans la région.
[35] DUHEM Vincent, « Côte d’Ivoire : comment les jihadistes tentent de s’implanter dans le Nord », Jeune Afrique, publié le 20 mai 2021 (consulté le 23 avril 2021).
[36] PELLERIN Matthieu, op.cit.
[37] TISSERON Antonin, « Une boîte de Pandore. Le Burkina Faso, les milices d’autodéfense et la loi sur les VDP dans la lutte contre le djihadisme », Friedrich-Ebert-Stiftung, 2021.
[38] HIGAZI Adam, ABUBAKAR ALI Shidiki, « Pastoralisme et Sécurité en Afrique de l’Ouest et au Sahel », UNOWAS, août 2018.
[39] VIRCOULON Thierry, « Les Peuls Mbororo dans le conflit centrafricain », IFRI, Études de l’IFRI, avril 2021.
[40] CARAYOL Rémi, « En Afrique, le spectre d’un djihad peul », Le Monde diplomatique, publié en mai 2017 (consulté le 19 avril 2021).
[41] Ibid.