Initiées dans les années 1980, les études sur le populisme sont actuellement en plein renouveau, portées par les interrogations suscitées par les récents succès rencontrés par leur objet d’étude. Trois interrogations les structurent : comment définir le populisme ? Peut-on parler du populisme au singulier ? Faut-il en avoir peur ?
Aucune étude sur le populisme ne peut faire l’économie d’une définition de son objet, tant celui-ci apparaît flou voire confus. C’est que, contrairement à ce que pourrait laisser entendre son nom en « isme », il ne relève pas d’une idéologie comme le communisme, le socialisme ou le nazisme. Il apparaît donc difficile voire impossible de le résumer à un quelconque « programme» ou «credo» axiologiquement orienté.
Qu’est-ce que le populisme? (Taguieff, Mudde, Müller)
C’est pourquoi, pour certains, il ne serait tout au plus qu’une attitude, une posture caractérisée par l’appel au peuple et la dénonciation des institutions. C’est notamment la thèse défendue par le Français Pierre-André Taguieff (né en 1946) pour qui le populisme se définit avant tout comme un «style politique» qui serait en conséquence «susceptible de mettre en forme divers matériaux symboliques et de se fixer en de multiples lieux idéologiques, prenant la coloration politique du lieu d’accueil». Dans cette optique, le populisme n’est donc ni de gauche ni de droite, non parce qu’il prétend dépasser ce clivage, mais parce qu’il ne relève pas d’une grille d’analyse de type idéologique mais vient s’y surajouter: «Les populismes peuvent entrer en composition avec n’importe quel contenu idéologique.» C’est pourquoi on peut en trouver trace aussi bien du côté des conservateurs que de celui des révolutionnaires, et tout autant dans un régime démocratique que dans un régime dictatorial. Le populisme apparaît dès lors comme un véhicule pouvant être adapté au transport des matériaux idéologiques les plus divers voire contradictoires. Le seul trait commun à ses différentes variantes serait la dénonciation des élites volontiers associées à un présumé «complot» se tramant contre le peuple. Pour le politiste allemand enseignant à Princeton Jan-Werner Müller (né en 1970), si le populisme peut effectivement tel un caméléon se parer de peaux de différentes couleurs idéologiques, sa caractéristique principale ne serait cependant pas son anti-élitisme. Si celui-ci est réel, il n’est pas le cœur de la Weltanschauung populiste comme en témoigne le fait que le populisme, bien que protestataire, est toujours aussi autoritaire: il ne s’agit pas de chasser les élites en général mais d’en changer, de remplacer les «pourris» par les «probes». Pour Müller, ce qui fait l’originalité du populisme, ce n’est donc pas tant le fait qu’il s’en prenne aux castes dirigeantes, mais le fait qu’il le fasse en se réclamant d’un peuple dont il tient pour acquise l’unanimité: «Les populistes considèrent que des élites immorales, corrompues et parasitaires viennent constamment s’opposer à un peuple envisagé comme homogène et moralement pur.» Le propre du populisme, c’est donc de postuler l’existence d’un peuple dont toutes les composantes partageraient des convictions identiques. Une définition qui rejoint celle du chercheur hollandais de Princeton Cas Mudde (né en 1967) pour qui le populisme constitue une «idéologie moniste et moraliste qui nie l’existence des divisions d’intérêt et d’opinion à l’intérieur du “peuple”». Comme la réalité est beaucoup plus complexe, le populisme a l’excommunication facile: quiconque n’est pas d’accord avec la vision qu’il a du peuple est décrété étranger à celui-ci. L’unanimité du peuple est ainsi tout à la fois fantasmée et construite par les populistes: fantasmée quand ils sont dans l’opposition, et construite dès lors qu’ils arrivent au pouvoir et s’en prennent aux «ennemis du peuple». Dans cette optique, loin d’être le porte-voix du peuple qu’il prétend être, le populiste est le négateur du peuple en ce qu’il se refuse à l’accepter tel qu’il est: divers et contradictoire.
Combien de populismes? (Canovan)
À rebours de ces travaux cherchant à établir des points communs entre les différentes expressions du phénomène populiste, certains chercheurs ont au contraire tenté d’établir des distinctions en son sein. Ce fut notamment le cas de la politiste anglaise Margaret Canovan (née en 1939) qui, dans un livre pionnier publié en 1981, cherchait à mettre de l’ordre dans cette notion «fourre-tout» par excellence qu’est le populisme en recourant à une démarche taxinomique. Plutôt que de chercher à réduire l’ensemble du spectre populiste à une définition unique, elle mettait en avant sa pluralité fondamentale en en dressant une typologie la plus complète possible. Pour ce faire, elle commence par opérer une distinction entre les «populismes agraires» caractéristiques des sociétés traditionnelles, et les «populismes politiques», caractéristiques des sociétés modernes. Les populismes «agraires» auraient pris trois grandes formes d’expression que sont le radicalisme des fermiers étasuniens réunis à la fin du XIXe siècle au sein du People’s party, les mouvements paysans d’Europe orientale, et le socialisme agraire des intellectuels (mouvement Narodniki russe). Les populismes «politiques» se répartiraient pour leur part en quatre catégories: les dictatures populistes de type césaro-bonapartiste, très présentes en Amérique latine; les démocraties populistes qui, à l’image de la Suisse, accordent une place centrale à la pratique référendaire; le populisme réactionnaire d’un Enoch Powell dénonçant l’immigration dans le Royaume-Uni des années 1960 ou d’un George C. Wallace s’en prenant à l’establishment étasunien à la même époque; le «populisme des politiciens» enfin, dans lequel elle regroupe l’ensemble de ceux qui en appellent au peuple en prétendant surmonter les clivages politiques traditionnels. Cette irréductible pluralité du populisme provient pour l’essentiel du fait que si tous les populistes ont en commun de se réclamer du peuple, tous n’ont pas la même conception dudit peuple et donc pas le même adversaire en ligne de mire. Canovan distingue ainsi trois conceptions
divergentes du peuple. Celui-ci peut prendre une acception «nationale» auquel cas il prétend dépasser les clivages partisans ou communautaires pour faire d’une population un peuple à part entière: l’ennemi sera alors le voisin (antigermanisme boulangiste). Il peut aussi prendre une coloration «ethnique», auquel cas il prétend distinguer dans la population entre un «vrai peuple» et des éléments allogènes auxquels il convient de s’opposer. Il peut enfin prendre un sens «ordinaire»: le peuple, c’est ici le populaire, le simple, le banal et il s’oppose aux élites «sophistiquées» et «coupées du réel».
Faut-il craindre le populisme? (Müller)
Pour Jan-Werner Müller, bien qu’il se présente comme parfaitement démocratique puisque mettant en avant le pouvoir du peuple, le populisme est un danger pour la démocratie du fait de la conception unanimiste du peuple qui est la sienne. Car en se posant en pures incarnations de la vox populi, seuls «vrais représentants» d’un prétendu «vrai peuple», les populistes opèrent une double exclusion. D’une part, ils discréditent toutes les autres composantes de la classe politique présentées comme illégitimes voire parasitaires. De l’autre, ils jettent le discrédit sur leurs concitoyens, non nécessairement membres desdites élites, qui ne partageraient pas leur point de vue, en les présentant comme n’appartenant pas au «vrai peuple». Pour Müller, le danger du populisme ne réside donc pas tant dans son anti-élitisme que dans sa conception exagérément unanimiste du peuple. Alors que la démocratie libérale repose sur l’idée que le peuple est un groupe hétérogène composé de personnes aux intérêts divergents voire contradictoires, le populisme repose sur le postulat de l’unanimisme populaire. Quiconque contrevient à la volonté du «vrai peuple» est donc réputé ne pas lui appartenir. D’où le rejet populiste du parlementarisme: si le peuple est un et homogène, à quoi bon organiser des débats entre des représentants de ses différentes composantes idéologiques réputées ne pas exister ou à tout le moins relever de l’épiphénomène superficiel?
Ou faut-il se féliciter de son émergence? (Laclau)
À l’opposé de cette vision des choses, le politiste argentin Ernesto Laclau (19352014), aujourd’hui relayé par sa veuve Chantal Mouffe (née en 1943), a proposé du populisme une vision radicalement optimiste. Pour lui, loin de nier le politique en ignorant les divisions constitutives de tout peuple, le populisme est au contraire ce qui leur offre un débouché politique, leur permet de trouver à s’exprimer. L’originalité de son analyse du populisme tient d’abord au fait qu’il cherche, pour paraphraser le titre de son principal livre sur la question, à en penser la raison plutôt qu’à en démontrer la supposée irrationalité. Là où la littérature sur le populisme se contente trop souvent d’en exposer la prétendue inconsistance pour mieux le discréditer, Laclau s’efforce au contraire de prendre le populisme au sérieux. Le fait qu’il soit originaire du pays des Perón et Kirchner n’est évidemment pas indifférent: vu de Buenos Aires, le populisme ne souffre pas de la même charge péjorative que dans une Europe encore meurtrie par l’héritage des dictatures du XXe siècle. D’autant que l’anti-populisme européen puise ses racines bien en amont. Pour Laclau, il n’est jamais que l’héritier de la vieille hantise de la «foule», forcément irrationnelle et destructrice, incarnée entre autres par un Gustave Le Bon (La Psychologie des foules, 1895) ou un Gabriel Tarde (L’Opinion et la Foule, 1901). À rebours de cette tradition européenne qui voit dans l’hétérogénéité idéologique propre au populisme la preuve de son inconsistance et de son irrationalité, Laclau considère que celle-ci est au contraire le témoin de sa pertinence. C’est que, pour lui, le populisme est une technique politique consistant, en bonne logique gramscienne, à établir progressivement une hégémonie par l’agrégation de revendications qui, pour être divergentes, n’en sont pas moins en butte à un même système dominant. En établissant ainsi une «chaîne d’équivalences» entre des individus porteurs de multiples «demandes non satisfaites», le populiste construit le peuple au nom duquel il agit. C’est pourquoi Laclau définit le populisme, dans le jargon lacano-structuraliste qu’il affectionne, comme «un acte performatif doté d’une rationalité propre». En clair, le peuple n’existe pas a priori, il n’est pas déjà donné mais toujours à construire. Le populiste n’est donc pas celui qui flatte le peuple ainsi qu’on le présente traditionnellement, ni le négateur de la complexité de celui-ci, mais bien celui qui transforme une masse d’individus aux intérêts et donc aux attentes effectivement divergentes en un peuple uni par une même opposition à un adversaire qu’il s’agit également de construire. On voit ici la proximité de l’approche de Laclau avec celle d’un Carl Schmitt pour qui il ne peut y avoir de politique que dans la mesure où il y a désignation d’un ennemi, que celui-ci soit la «finance» ou «le système». Le populisme ne serait donc nullement une tentative de négation des clivages politiques comme le pense Müller. Il chercherait simplement à les déplacer, à en recréer de nouveaux. Ce faisant, loin d’être une menace pour la démocratie, il serait l’outil de sa revivification: en recréant du conflit, de l’antagonisme, du dissensus,il recrée de l’appétence citoyenne pour le politique en lui redonnant sens et intérêt.