« Le patrimoine, au sens où on l’entend aujourd’hui dans le langage officiel et dans l’usage commun, est une notion toute récente, qui couvre de façon nécessairement vague, tous les biens, tous les « trésors » du passé ». C’est de cette façon qu’André Chastel et Jean-Pierre Babelon définissent le patrimoine dans leur ouvrage de référence publié en 1994 : La notion de patrimoine.
Cette définition, très large, a le mérite de tracer les deux axes sur lesquels sont invités à réfléchir les élèves de terminale en spécialité HGGSP : définir ce qu’est le patrimoine et quels sont ses enjeux politiques et géopolitiques. C’est en effet, comme le signalent les auteurs du livre cité plus haut, le « langage officiel » qui a donné au mot patrimoine son sens actuel. La notion de patrimoine est aujourd’hui très large : elle désigne l’ensemble des héritages matériels et immatériels dont les communautés humaines assurent la préservation car ils sont dépositaires d’une part de leurs identités et de leur savoir-faire.
Patrimoine : histoire de mots, histoire de monuments
Mais cette notion a elle-même une histoire. C’est surtout à partir des années 1980 que le « patrimoine » prend son sens actuel. Jusqu’au XXe siècle, en effet, ce terme désigne surtout un héritage, sous forme d’objets, de biens et de valeurs monétaires, qu’un père transmet à ses enfants. C’est ce qui explique l’étymologie du mot, qui vient de pater, en latin. D’ailleurs, dans le monde anglo-saxon, c’est toujours le terme heritage qui désigne le patrimoine culturel. Le sens économique du mot est d’ailleurs toujours employé en France pour désigner des avoirs financiers. Dans le temps long, le patrimoine culturel est le fruit de deux logiques. Selon André Chastel et Jean-Pierre Babelon, le patrimoine naît de deux sources, celles de la religion et celle du politique, en l’occurrence de la monarchie, et procède de la notion de mémoire.
Le patrimoine culturel et monumental est né, au Moyen-Âge, pour commémorer les mystères du christianisme et les héritages bibliques et hagiographiques, puis pour garder la mémoire des rois et des puissants. Quant aux œuvres d’art hors-normes, on les qualifie jusqu’au XVIIe siècle, de « mirabilia », littéralement, de « merveilles ». Au XVIIIe siècle, un basculement s’opère. Le mot « monument » connaît alors un glissement de sens. Il désignait jusqu’alors des textes écrits, de nature législative, d’importance majeure et bénéficiant souvent d’un riche décor. Ces textes « avertissaient » et « commémoraient », du verbe latin monere. On l’utilise, au siècle des Lumières, pour désigner des inscriptions commémoratives, des tombeaux, puis les édifices entiers. Avec la Révolution française, on voit apparaître le terme de « monuments nationaux » puis, au XIXe siècle de « monuments historiques ».
C’est donc d’un basculement politique que naît la notion qui nous intéresse. Sécularisant de nombreuses églises, conduisant au démembrement de certaines demeures aristocratiques, pour des raisons à la fois financières et politiques, les Révolutionnaires souhaitent cependant conserver les principales richesses artistiques de la nation qu’il fallait dissocier de leur lien avec la religion, l’aristocratie ou la monarchie. C’est au nom de la nation que sont mises en place les premières mesures de sauvegarde comme le Musée des Monuments français en 1795. La Monarchie de Juillet fit de même en 1830 en créant le poste d’Inspecteur des monuments historiques, poste attribué à Ludovic Vitet puis à Prosper Mérimée. Les guerres mondiales du XXe siècle contribuèrent à accentuer le caractère national de ces monuments : la cathédrale de Reims incendiée par les Allemands en septembre 1914 est instrumentalisée comme symbole de la « barbarie allemande » par les Français, alors que les Allemands déclarent que ce sont les Français qui, en y installant un observatoire, ont transformé un monument en objectif militaire.
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Après 1945, le sens actuel du terme patrimoine s’impose peu à peu, car la notion de monument historique est désormais trop étroite pour désigner l’ensemble des œuvres d’art, des édifices, des quartiers, des paysages, des pratiques musicales, ou liées à la danse, à la gastronomie, aux traditions populaires que la notion recouvre désormais. L’œuvre d’André Malraux, de 1959 à 1969, puis de Jack Lang, de 1981 à 1986 puis de 1988 à 1993, au ministère de la Culture contribuent à décloisonner et élargir la notion. À l’échelle mondiale, la constitution, à partir de 1978 d’un patrimoine culturel de l’humanité (869 biens culturels classés et, doublés à partir de 2003 d’un patrimoine culturel immatériel de l’humanité (283 éléments classés, 213 biens naturels et 39 biens mixtes) universalisent cette notion, même si l’attribution de ce titre à un site ou un bien immatériel est liée à un contingentement de leur nombre par État. Aujourd’hui, quels sont les principaux enjeux géopolitiques liés au patrimoine ?
Les usages sociaux et politiques du patrimoine
Le patrimoine est un enjeu politique et social. À l’échelle des nations, mais aussi à celle des grandes aires culturelles et à celle des régions. C’est l’un des paradoxes du patrimoine : il peut être mobilisé pour soutenir à la fois un discours identitaire, à toutes les échelles, et un discours universaliste, puisque les arts, les cultures et les traditions sont aussi un bien commun à l’humanité. Le programme de terminale invite à traiter plusieurs de ces exemples.
Le premier concerne le château de Versailles, dont la signification patrimoniale a été profondément transformée aux XIXe et XXe siècles. Comment faire de ce patrimoine, né de la monarchie absolue, un monument national puis républicain ? Le glissement s’opère en deux étapes. En 1837, Louis-Philippe décide d’y installer un musée de l’histoire de France, dans l’aile sud, dédié « A toutes les gloires de la France ». Cette décision montre la volonté d’attacher le monument à l’ensemble de la nation et non plus seulement aux rois. En en faisant le lieu de réunion des deux chambres réunies en Congrès, la République en fait un palais national, lieu d’une des souverainetés politiques les plus hautes. De plus, l’imagerie de la Galerie des Glaces, dans laquelle Louis XIV est représenté en train de franchir le Rhin en 1672 a, en réponse, conduit le roi de Prusse à en faire le lieu de fondation de l’Empire allemand le 18 janvier 1871. Puis, en 1919, on y signe le traité de Versailles pour y laver cet affront. Le château est donc un lieu où l’histoire continue à se faire, ce qui donne à sa patrimonialisation des stratifications nouvelles. Il devient aussi un lieu d’internationalisation du patrimoine, avec les dons de John D. Rockefeller qui, en 1924 et 1927 contribuent à sa sauvegarde, puis avec la massification du tourisme qui marque le palais depuis les années 1950.
L’universalité du patrimoine pose aussi des questions liées à sa propriété et à sa mise en valeur. Prélever et présenter chez soi le patrimoine d’un autre pays est geste politique. Le rêve révolutionnaire puis napoléonien visant à transférer les grandes œuvres d’art italiennes à Paris, afin qu’elles puissent être présentées dans un lieu central accessible à tous relève de l’universalisme révolutionnaire. Mais pour les Italiens, il s’agit ni plus ni moins d’un pillage et la plupart des œuvres sont restituées à la chute de l’Empire, en 1815. Au XIXe siècle, c’est le monde méditerranéen, puis le monde colonial qui sont marqués par ce processus. L’archéologue anglais lord Thomas Elgin préleva ainsi de nombreux éléments des frises du Parthénon à partir de 1801. Les autorités ottomanes qui occupaient la Grèce et pour lesquelles ce patrimoine, qui n’était ni turc ni musulman, n’avait guère d’importance, n’en virent que la valeur marchande. Restaurées, les frises sont présentées au British Museum à Londres. On parle depuis cette époque d’« Elginisme » pour qualifier ce type de transfert d’œuvre d’art. Depuis l’indépendance de la Grèce en 1830, la question de la restitution de ces frises est régulièrement demandée, car elles constituent un élément majeur du patrimoine de ce pays. Pour l’instant, en vain.
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Mais le phénomène est plus large, et on peut parler aussi des accords entre l’Empire ottoman et l’Allemagne, qui, en échange de la construction de la voie de chemin de fer du Bagdadbahn, put prélever l’autel de Zeus à Pergame ou une des portes de Babylone, présentées depuis au Pergamonmuseum à Berlin. Aujourd’hui, l’attention se porte aujourd’hui sur les musées d’arts premiers puisqu’ils sont en partie constitués de collections issues de la conquête coloniale. La question de la restitution des œuvres se pose donc et certaines ont fait l’objet de rétrocessions. Ainsi, en 2018, le président Emmanuel Macron a décidé de rétrocéder au Bénin 26 œuvres dont les statues royales d’Abomey, présentées au Musée du Quai Branly. Le patrimoine permet donc de révéler plusieurs manières de penser le rapport au monde, entre universalité et reconnaissance des identités. Il est lié à une manière de penser sa propre puissance et la manière de l’exercer. Ainsi, le rayonnement du repas gastronomique à la française, reconnu comme patrimoine immatériel de l’humanité par l’UNESCO depuis 2017, contribue au soft power du pays, en attirant les touristes et en contribuant à fonder des restaurants français à l’étranger.
Tensions et concurrences autour du patrimoine
Puisque le patrimoine relève de l’identité des peuples et des territoires, il constitue un enjeu majeur lors des conflits entre États et entre communautés dans le cadre de guerres civiles ou de conflits non conventionnels. Lors des guerres mondiales, on l’a vu avec la cathédrale de Reims, s’attaquer au patrimoine permet d’atteindre l’ennemi dans son identité la plus profonde. Cependant, celui qui est frappé par une telle attaque peut, dans sa propagande de guerre, délégitimer celui qui porte ainsi atteinte à l’universalité des arts.
La prise de possession d’un territoire passe aussi par l’effacement d’un patrimoine. Cela est vrai pour les régimes totalitaires du XXe siècle : la destruction des églises pendant la terreur stalinienne procède de la volonté d’effacer les traces d’un passé pour construire le monde communiste. Cela est vrai aussi dans le contexte des guerres civiles liées à des facteurs ethno-religieux : pendant la guerre de Yougoslavie, de 1992 à 1995, de nombreux édifices de cultes furent détruits pour effacer la présence d’autres communautés dans les espaces soumis à une « purification » ethnique par les camps en présence. Pendant la guerre au Kosovo, les monastères serbes furent l’objet d’attaques de la part des nationalistes kosovars souhaitant faire oublier qu’au Moyen-Âge, la région constituait le cœur du royaume de Serbie.
Au Mali, le patrimoine est au cœur des conflits entre deux lectures de l’Islam. L’Islam traditionnel malien est organisé par des confréries proches du soufisme et s’accommode de la vénération des tombeaux des sages ayant mené une vie conforme aux principes de la religion musulmane. À Tombouctou, de nombreux mausolées constituaient des chefs-d’œuvre de l’architecture islamique en Afrique. Les rebelles islamistes d’AQMI (Al Qaida au Maghreb islamique) qui prirent la ville en 2012 pratiquaient un Islam wahhabite, originaire de la péninsule arabique, d’où provient une bonne part leur financement. Cet Islam condamne la vénération des tombeaux et les combattants d’AQMI détruisirent les mausolées. Après la libération de Tombouctou en 2013, plusieurs auteurs de ces destructions furent arrêtés et condamnés en 2017 par la Cour pénale internationale, ce qui constituait la première condamnation en la matière et institue ainsi de fait un crime contre le patrimoine de l’humanité.
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Outre ces conflits, des tensions apparaissent entre les différents acteurs du patrimoine. C’est le cas au sein de l’espace urbain des grandes métropoles. La patrimonialisation d’une part parfois importante de l’espace urbain entre en concurrence avec les logiques de la mondialisation libérale visant à renforcer les espaces consacrés aux bureaux ou aux logements. Le cas de trois métropoles d’importance mondiale montre ces différences de rapport au patrimoine. À Shanghai, depuis les années 1990, les autorités ont procédé à la démolition des quartiers anciens de façon à les remplacer par des immeubles de grande hauteur constituant le CBD. À Londres également, le CBD est situé dans le centre ancien, la City, mais on a ici profité de la destruction du bâti ancien par les bombardements allemands de la Seconde Guerre mondiale et fait le choix de ne reconstruire à l’identique que certains monuments. En revanche, à Paris, le centre de la ville, qui a échappé aux destructions du XXe siècle, est conservé intact. Dès 1964, André Malraux fait du Marais le premier secteur sauvegardé. De nombreux autres inscriptions et classements ont conduit à faire le choix d’une situation extra-muros pour le quartier d’affaire de la Défense, à la fin des années 1960. Aujourd’hui, le principal enjeu patrimonial à Paris est lié à l’entretien et à la restauration des monuments historiques et à leur rapport avec la création architecturale contemporaine, comme le révèlent les débats récents sur la construction d’immeubles à grande hauteur aux portes de Paris.
Les villes sont également confrontées aux enjeux économiques du patrimoine. Le tourisme culturel de masse a bouleversé le rapport à l’héritage. En Italie, les centres-villes de Venise ou de Florence ont perdu une part importante de leur population et de leurs commerces de proximité au profit d’une mono-activité touristique liée à la richesse de leur patrimoine. Le patrimoine peut aussi permettre de suppléer à une activité économique défaillante : dans le Nord et le Pas-de-Calais, la patrimonialisation des éléments du patrimoine minier permet, même après la fermeture des puits, de générer de l’activité économique dans des régions durement frappées par les crises de 1973 et 2008. C’est le cas à Lens, où cette démarche s’est accompagnée de la création du musée du Louvre-Lens. La massification du tourisme pose la question de la pérennité des patrimoines fragiles : l’exemple des navires de croisière ayant accès à Venise en est une bonne illustration. Le lien entre patrimoine culturel et cadre de vie sont un enjeu politique majeur.
Conseils pour réussir l’épreuve du baccalauréat
En somme, ce chapitre consacré aux usages du patrimoine permet au candidat au baccalauréat d’explorer la notion d’héritage culturel et montrer son lien avec la politique, la géographie, l’histoire et la géopolitique. Les bonnes copies seront celles qui auront réussi à articuler plusieurs notions-clef : Le lien entre patrimoine et aspects de la puissance : le hard power dans le cadre des conflits, le soft power pour l’utiliser comme moyen de rayonnement, la dimension identitaire du patrimoine et sa dimension universelle. Les enjeux économiques et politiques doivent être étudiés à toutes les échelles : celle de la ville, de la région, de la nation et du monde. Les différents usages du patrimoine et les tensions entre ses différents acteurs doivent aussi être soulignées. Enfin, dans les pages qui suivent, des exemples autres que ceux présents dans la plupart des manuels ou de ceux qui sont explicitement nommés dans les programmes permettront d’enrichir les copies, et de montrer au correcteur que le candidat dispose des éléments nécessaires à la construction d’une réflexion personnelle sur le sujet.